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Tahir Wahab, expert-comptable : «Sans accompagnement adapté, cette mesure pénalisera les plus fragiles»

Tahir Wahab.
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Le relèvement de l’âge de l’éligibilité à la pension à 65 ans, recommandé par le FMI, soulève des préoccupations sociales. Des experts plaident pour des scénarios d’atténuation ciblés.

Le relèvement de l’âge de l’éligibilité à la pension veut s’inscrire dans un contexte démographique. Selon les données du rapport de la Banque mondiale publié en 2021, Maurice voit sa population vieillir rapidement. Aujourd’hui, les personnes âgées de 60 ans et plus représentent 16,8 % de la population. Elles devraient constituer environ 25 % en 2030, 30 % en 2045 et 35 % en 2058.3

Sattar Jackaria.
Sattar Jackaria.

Ce vieillissement entraîne une baisse relative de la population active — de 65 % actuellement à environ 53 % d’ici 2058. Cette dynamique fragilise la soutenabilité du système actuel, dans lequel plus de la moitié des dépenses sociales sont consacrées à la pension de base (BRP).

L’augmentation de la BRP en 2019, qui est passée de Rs 6 210 à Rs 9 000 mensuelles, avait été saluée comme une mesure de justice sociale. Pourtant, elle est intervenue dans un contexte où l’espérance de vie à 60 ans avait déjà fortement progressé, passant de 12,6 à 20,6 ans depuis la création de la pension universelle.

Ces facteurs combinés alimentent une pression budgétaire croissante. Le FMI, dans son rapport 2023, estime que les pensions représentent environ 7 % du PIB, contre seulement 2 % pour les cotisations. Ce déséquilibre structurel a motivé la recommandation d’un relèvement progressif de l’âge d’éligibilité à 65 ans, accompagnée d’un meilleur ciblage des prestations.

Le FMI estime que cette réforme pourrait générer une économie de 1,4 % du PIB, tout en favorisant un maintien plus long des actifs sur le marché du travail. Mais au-delà de ces considérations macroéconomiques, la réalité sociale reste plus complexe.

Pour l’économiste Manisha Dookhony, ce relèvement de l’âge s’impose au vu de l’évolution démographique et des contraintes budgétaires. Elle rappelle que 9 % du PIB sont aujourd’hui consacrés aux pensions, une tendance appelée à s’intensifier si rien n’est fait.

Manisha Dookhony plaide pour une réforme d’envergure du modèle contributif et la diversification des sources de financement. Elle évoque la création d’un fonds souverain ou la mobilisation d’actifs publics comme pistes à explorer. Selon elle, il est également pertinent de souligner l’incohérence entre l’âge de la retraite fixé à 65 ans et l’octroi de la pension dès 60 ans.

Manisha Dookhony.
Manisha Dookhony.

Mais cette lecture ne fait pas consensus. L’expert-comptable Tahir Wahab avertit des effets sociaux potentiellement inégalitaires de cette mesure. Les travailleurs manuels, les femmes au foyer ou encore les individus ayant exercé des emplois précaires tout au long de leur vie sont susceptibles d’être fortement pénalisés.

Tahir Wahab regrette l’absence d’une étude actuarielle publique et d’un débat structuré sur la viabilité du National Pensions Fund (NPF). Il considère que repousser l’âge de l’éligibilité à la pension sans accompagnement adapté revient à imposer une charge supplémentaire aux plus fragiles.

L’alerte des professionnels du secteur

Pour l’actuaire Sattar Jackaria, la réforme aurait dû être anticipée. « Nous parlions d’une bombe à retardement il y a 10 ans, aujourd’hui elle a probablement explosé », écrit-il dans un post sur les réseaux sociaux. Le ratio actifs/retraités est passé de 3,9 en 2015 à 2,7 actuellement, et pourrait tomber à 2,0 d’ici 2035.

Sattar Jackaria appelle à une transition progressive, intégrant des mesures différenciées pour les métiers physiquement contraignants et les femmes dépendant de la BRP. Il estime que la réforme, si elle est bien calibrée, pourrait représenter une économie budgétaire équivalente à 2 % du PIB.

Un gouvernement sous tension

Des voix dissonantes émergent même au sein du gouvernement. Plusieurs membres ont exprimé leur désaccord avec la mesure. Le conseil des ministres spécial du 16 juin témoigne de la sensibilité politique du sujet. La prise de parole du Premier ministre ce 17 juin au Parlement est attendue comme un moment clé.

Face à la complexité du dossier, les deux commissions installées auront pour mission de proposer des mesures concrètes. Ces travaux devront nourrir des propositions de politique publique capables de compenser les effets les plus sensibles de la réforme.

Des scénarios d’atténuation à définir

Plusieurs pistes sont d’ores et déjà évoquées dans les milieux économiques et sociaux. L’idée d’une retraite anticipée conditionnelle, avec des critères liés à la durée de cotisation, à la pénibilité ou à l’état de santé, fait son chemin.

Des compléments ciblés pourraient également être envisagés pour les personnes vivant exclusivement de la BRP. Cela implique toutefois la mise en place de mécanismes d’évaluation des revenus, une démarche encore peu développée à Maurice.

Au-delà de l’âge de la pension, la question de l’élargissement de la base contributive reste centrale. L’intégration plus large des jeunes et des femmes dans le marché du travail est identifiée comme un levier important.

Pour Manisha Dookhony, cela suppose des politiques d’emploi inclusives, ainsi qu’un effort accru sur la formation continue et la requalification professionnelle.

Vers un nouveau pacte social ?

Le relèvement de l’âge de la pension à 65 ans ne constitue qu’un des volets d’un changement plus large. Les experts insistent sur la nécessité de repenser le système dans son ensemble : meilleure gouvernance des fonds, mécanismes de capitalisation, ciblage des aides sociales, et flexibilité des parcours de fin de carrière.

Ces éléments devront être intégrés à un débat plus large, dépassant le cadre budgétaire, pour s’inscrire dans une vision cohérente du modèle social mauricien.
 

 

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