Bien que la sécheresse soit un phénomène naturel que nul ne peut influencer, la situation de l’eau à Maurice, surtout en période sèche, n’est qu’une question de gestion. C’est du moins l’avis partagé par différents interlocuteurs qui suivent de près la situation de l’eau à Maurice.
Le retard de plus de dix ans du Rivière-des-Anguilles Dam
C’est pratiquement la même chanson depuis 2010. Cette année-là, le Rivière-des-Anguilles Dam est annoncé pour la toute première fois sous le gouvernement de Navin Ramgoolam. Depuis, le projet est constamment repoussé sous deux différents mandats.
Le retard a même fait perdre à Maurice une enveloppe de Rs 2,5 milliards décaissée par l’Agence Française de Développement (AFD). Le projet devait, en effet, être réalisé dans une période bien définie.
Depuis, bien que le projet de construction figure dans les différents discours budgétaires, le coût n’a cessé de prendre l’ascenseur. Il est passé de Rs 2,5 milliards à un peu plus de Rs 5,9 milliards. Outre le financement de Rs 2,5 milliards qui est tombé à l’eau, l’ex-député du Mouvement socialiste militant (MSM) Bashir Jahangeer avance que le Kuwait Fund était disposé à accorder un prêt de Rs 2,1 milliards au gouvernement mauricien avec un taux de remboursement préférentiel de 0,8 % d’intérêt.
« Cette aide avait été proposée par le Kuwait Fund au gouvernement du Parti travailliste et l’accord aurait dû être signé en octobre 2014. Mais comme le pays était en pleine campagne électorale, le gouvernement du Parti travailliste n’a pu faire le déplacement et le prochain gouvernement a décidé d’abandonner cette voie », avance l’ex-député.
L’ex-directeur général de la Central Water Authority, Harry Boolauck, avance, quant à lui, que le dossier Rivière-des-Anguilles Dam avait été bien préparé depuis 2010. « Le terrain avait déjà été identifié, nous savions déjà où nous tourner pour avoir la matière première comme les macadams et on avait même trouvé un accord avec une propriété sucrière de la région en ce sens », fait-il.
Douze ans après, le projet a été relancé par l’ambassadeur de Maurice en Arabie Saoudite, Showkutally Soodhun, qui avance avoir permis à Maurice d’obtenir un prêt de Rs 8,7 milliards par le Saudi Fund for Development avec un taux d’intérêt de 1 % sur 15 ans, avec un moratoire de 15 ans.
Absence de projets et promesses à la pelle
Peut-on réellement prendre au sérieux les engagements des différents gouvernements pour le secteur de l’eau ? Les promesses et autres projets qui ont été annoncés pour ce secteur sont nombreux. Distribution d’eau 24/7, privatisation de la CWA, projet de dessalement… nous avons eu droit à une pléiade de promesses ces dernières années pour améliorer la situation de l’eau.
Alors que l’Alliance Lepep avait, en 2014, fait campagne autour du projet d’eau 24/7, le Premier ministre Pravind Jugnauth finit par affirmer, en 2020, que le projet 24/7 ne signifie pas avoir de l’eau du matin au soir !
Plus récemment, en 2022, alors que nous étions à la veille de la période de sécheresse, le ministre des Services publics et de l’Énergie Joe Lesjongard annonce un projet de dessalement. À ce jour, ce fameux projet n’a connu aucune suite. Et lorsque nous avons cherché à en savoir plus auprès des autorités sur les recherches qui ont été faites autour du dessalement, cela a été le silence radio.
Bashir Jahangeer soutient pourtant qu’il est grand temps que le gouvernement mauricien investisse une bonne fois pour toutes dans ce projet. « Bien que le dessalement ait, dans le passé, été considéré comme étant très polluant, la technologie a aujourd’hui beaucoup évolué. Le dessalement peut à présent être réalisé à l’aide de l’énergie solaire et les coûts ont beaucoup baissé », fait-il savoir.
Les fuites perdurent toujours
Malgré les centaines de millions de roupies qui ont été investies dans le remplacement des tuyaux d’eau défectueux, les fuites d’eau continuent d’être un problème majeur pour la distribution.
C’est la région de l’Est qui souffre le plus car elle enregistre une perte d’eau de 74 %, suivie des basses Plaines-Wilhems avec 70 %. La région des hautes Plaines-Wilhems enregistre, elle, un taux de 64 %, alors que le Nord et Port-Louis enregistrent respectivement 62 % et 58 %.
Selon un ancien conseiller au ministère des Services publics et de l’Énergie, les travaux de remplacement de tuyaux qui ont été entrepris sous le mandat de l’ex-ministre Ivan Collendavelloo ont été mal réalisés. C’est ce qui expliquerait l’ampleur des perditions d’eau.
L’ex-député et environnementaliste Sunil Dowarkasing avance, pour sa part, qu’un rapport réalisé par des experts singapouriens sur l’eau avait, depuis 2008, recommandé un investissement de Rs 7 milliards pour procéder au remplacement des tuyaux. « Mais cela n’a pas été fait, avec les résultats qu’on connaît aujourd’hui. Vous vous rendez compte, si un litre d’eau est pompé de Mare-aux-Vacoas pour alimenter un consommateur, c’est la moitié de cette eau qui est perdue dans des tuyaux défectueux. À quoi bon vouloir investir des millions voire des milliards si ces problèmes de tuyautage perdurent ! »
L’on apprend que la Central Water Authority (CWA) est à la chasse de ce qu’on appelle le « non-revenue water », c’est-à-dire les fuites sur le réseau, les vols d’eau ou encore l’utilisation non-facturée et donc non-autorisée d’eau. Depuis environ deux ans, une non-revenue water management cell a été créée au sein de la CWA avec comme mission de réduire ce type de gaspillage.
Or en ces temps de sécheresse sévère, voire extrême, elle est appelée à être encore plus présente sur le terrain. L’objectif est de ramener le niveau des pertes à une norme acceptable sur le plan international, telle que définie par l’International Water Association et la Banque mondiale, qui est de 25 % d’eau perdue.
Selon les données de mai 2020, il était estimé par les autorités mauriciennes que le chiffre à Maurice était de 60 %. Fin octobre dernier, à la base de nouveaux calculs et de différents efforts déployés, il serait maintenant dans une fourchette de 36 % à 43 %. En d’autres mots, environ la moitié de l’eau à Maurice échappe à la CWA, que ce soit à travers des fuites ou autres.
Les chiffres font cependant l’objet de différentes interprétations. La CWA compte donc sur la mise en route de nouveaux équipements et l’introduction d’un Infrastructure Leakage Index pour avoir une meilleure idée des pertes sur le réseau. Il devrait permettre de calculer en litres les pertes.
La gestion de la CWA
Ils sont plus d’un, à l’hôtel du gouvernement, à déplorer la manière dont la CWA a géré l’eau lors de cette période de sécheresse. « La CWA a tardé à prendre les mesures qui s’imposent. Peut-être pour des raisons politiques mais le fait est que la météo avait prédit que nous serions en période de sécheresse. Une gestion plus serrée de l’eau aurait dû être appliquée », avance un conseiller de l’hôtel du gouvernement.
En chiffres
Au samedi 7 janvier, le taux de remplissage des réservoirs était en moyenne de 30,1 %. Sauf que le taux effectivement utilisable est de 15 % à 20 %. À cause des sédiments et de la boue, entre autres, l’eau ne peut plus être puisée en-dessous des 10 % à 15 %. La situation est donc réellement inquiétante.
Les risques du manque d’eau potable pour la santé
Le Dr Joy Tracy Ah Min, médecin généraliste, revient sur les maladies les plus susceptibles d’émerger à la suite d’un manque d’eau potable. Elle rappelle que la consommation quotidienne d’eau requise pour un adulte est de 1,5 litre.
« La première conséquence d’une pénurie d’eau potable est la déshydratation, surtout en cette période d’été », fait valoir le médecin généraliste. Certes, précise-t-elle, la déshydratation n’est pas une « maladie » à proprement parler. « Il s’agit d’un état physiologique qui correspond à un manque d’eau et de sels minéraux dans le corps, essentiels au bon fonctionnement de l’organisme. »
La déshydratation, dit-elle, peut se manifester ainsi :
- Des besoins d’uriner moins importants ;
- L’absence de larmes ;
- La langue sèche, les lèvres et la peau desséchées ;
- Maux de tête
- Fatigue
- Irritabilité
- Somnolence
- Faiblesse musculaire
- Yeux enfoncés
- Difficulté à se concentrer
- Un enfoncement de la fontanelle (partie molle du crâne du nourrisson) ;
Le Dr Joy Tracy Ah Min poursuit que les personnes âgées ainsi que les enfants et les nourrissons sont à considérer avec davantage d’attention. « Les personnes âgées ont parfois plus de mal à s’hydrater régulièrement, surtout en période de forte chaleur. En ce sens, favoriser l’hydratation chez ces catégories de personnes est indispensable », recommande-t-elle.
Elle ajoute que le manque d’eau potable peut engendrer la collecte d’eau de pluie ou détériorer la qualité de l’eau potable, surtout si elle provient de puits, de citernes ou de contenants d’eau. Le risque d’infections gastroentérites virales ou bactériennes est dès lors plus élevé.
« Une des graves conséquences d’une pénurie d’eau est notamment le manque d’hygiène. Se laver les mains, laver les aliments crus, cuisiner sainement, tout cela devient plus difficile. Tous ces facteurs augmentent le risque d’infections gastroentérites, infections parasitaires et mycoses de la peau », prévient le médecin.
Quelques symptômes d’une gastro sont :
- diarrhée : au moins trois selles liquides ou semi-liquides par période de 24 heures ou selles plus abondantes et plus fréquentes que d’habitude ;
- Crampes abdominales ;
- Nausées ;
- Vomissements.
D’autres symptômes peuvent aussi parfois apparaître :
- Fièvre légère ;
- Mal de tête ;
- Douleurs musculaires ;
- Perte d’appétit ;
- Changement de l’état général (faiblesse, somnolence, irritabilité, confusion)
Le médecin affirme qu’il est primordial de prévenir ces infections. Elle recommande quelques conseils d’hygiène :
Se laver les mains pendant au moins 15 secondes (compter 10 secondes de plus pour le rinçage) et le plus régulièrement possible, notamment à des moments considérés comme essentiels :
- Après être allé aux toilettes ;
- Avant de cuisiner ou de manger ;
- Avant de s’occuper d’un enfant ;
- Ou encore en rentrant chez soi après avoir utilisé les transports en commun.
Les solutions hydroalcooliques doivent rester une solution de secours en cas d’absence d’eau et de savon. Elles sont à utiliser sur des mains visiblement non souillées car elles désinfectent mais n’enlèvent pas les saletés.
Ces lavandiers des temps modernes
Voir des femmes et des hommes prendre leurs vêtements pour aller les laver à la rivière. C’est une scène d’antan qui se fait rare de nos jours. Sauf que la sécheresse qui bat son plein et la fourniture d’eau irrégulière les obligent à se rendre à la rivière ou à un cours d’eau pour la lessive.
Le calvaire des belles-sœurs Edibrasse
Daniella, 54 ans, et Jacqueline Edibrasse, 67 ans, sont belles-sœurs et habitent Trois-Bras, à Surinam. Le manque d’eau les oblige à se rendre à la rivière du village pour laver les vêtements.
C’est à la rivière du Moulin Cassé que les belles-sœurs Edibrasse vont faire la lessive chaque deux jours. « Cela fait un mois que l’eau coule au compte-gouttes. Nous arrivons à peine à remplir des récipients. Nous ne pouvons gaspiller cette eau que nous ramassons avec tant de peine en lavant des vêtements. Nous venons à la rivière pour cela », raconte Danielle Edibrasse.
Étant donné qu’elle vient laver les vêtements pour sa famille de sept personnes, elle doit prendre un taxi. « Je ne peux pas allumer la machine qui risque de s’abîmer puisque l’eau coule à peine. Je paie Rs 75 pour qu’on me dépose à la rivière et Rs 75 pour me récupérer. Je n’ai pas d’autre choix, sinon les vêtements continueront de s’accumuler et moi, j’aime la propreté », souligne la quinquagénaire. Elle utilise une poubelle qu’elle a collé avec du mastic pour remplir de l’eau afin de pouvoir se doucher. Heureusement qu’elle ne travaille pas, poursuit-elle, ce qui lui permet de trouver du temps pour aller à la rivière pour la lessive.
« La rentrée d’école est prévue cette semaine. Je ne travaille pas mais je fais du bénévolat à l’école. Je ne sais pas comment faire avec ce problème d’eau qui me contraint à aller laver les vêtements à la rivière. Cela prend du temps », déclare Danielle Edibrasse tout en lavant une partie des vêtements qu’elle met à sécher au grand air.
Quant à Jacqueline Edibrasse, elle s’est blessée à la tête récemment en allant rendre visite à sa fille. Malgré sa blessure, elle se rend aussi à la rivière pour la lessive. « Malgré les nouveaux horaires, l’eau coule à peine. Ce n’est pas suffisant pour laver les vêtements qui s’empilent. Ce n’est pas facile », lance la sexagénaire qui vit avec son époux et son fils.
Elle confie veiller quand sa belle-sœur se rend à la rivière pour l’accompagner. C’est risqué de s’y rendre seule, dit-elle. « Il y a des gens bizarres qui rôdent dans les parages. Mieux vaut donc être accompagnée », précise Jacqueline Edibrasse, qui indique de plus que des fois le manque d’eau fait qu’elle ne peut pas cuisiner et doit manger des mines Apollo.
Nirmala Teemul : « Les vêtements s’accumulent »
À Bambous, la fourniture d’eau est irrégulière. De guerre lasse, Nirmala Teemul a décidé de faire la lessive à un ruisseau à Canot. Et elle n’est pas la seule. Car c’est un véritable calvaire au quotidien pour ceux qui n’ont d’autre choix que de suivre les traces de nos aïeux avec les vêtements qui s’entassent pendant des jours.
Depuis la semaine dernière, la CWA a revu les horaires de fourniture d’eau dans les différentes régions de l’île. Avec le taux de remplissage des réservoirs qui continue de chuter et les grosses pluies qui tardent à venir, les robinets sont à sec. « L’eau coule à certaines heures mais c’est à peine suffisant pour remplir deux seaux d’eau avec la faible pression. Les vêtements s’accumulent. Je suis venue à Canot pour laver des vêtements accumulés depuis cinq jours », explique Nirmala Teemul.
L’eau ramassée quand les robinets ne sont pas à sec sert à cuisiner, à se doucher entre autres. « L’eau est un gros problème en ce moment. Mon époux m’a déposée ici. Moi, je lave le linge alors que lui remplit des seaux d’eau qu’il transporte à la maison pour la vaisselle », confie l’habitante de Bambous qui n’a d’autre choix que de changer ses habitudes en cette période sèche.
Frédéric : « On a lavé cinq ballots de vêtements »
Habitant Rose-Belle, Frédéric a profité de sa visite chez sa famille à Surinam pour aller laver des vêtements à la rivière du Moulin Cassé. En cette période de forte chaleur, il en a aussi profité pour que ses enfants se prélassent dans l’eau.
« L’eau ne coule pas. Ce qui fait que notre réservoir d’eau ne se remplit pas. On doit aller faire la lessive à la rivière. J’en ai profité pour laver cinq ballots de vêtements en venant ici. On a à peine de l’eau pour se doucher. Cela permet aussi aux enfants de ne pas se sentir agacés avec cette chaleur », dit-il.
Il explique que l’eau coule à 4 heures du matin. Sauf qu’à cette heure, les personnes dorment et ne peuvent remplir des récipients d’eau. Le peu d’eau disponible est utilisée pour la cuisson.
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