
Alors que le gouvernement envisage de recourir à un « powership » pour pallier un éventuel déficit en électricité, le Professeur Khalil Elahee, expert en énergie et président de la Mauritius Renewable Energy Agency, tire la sonnette d’alarme. Dans cet entretien, il évoque les limites d’une telle solution, la nécessité urgente d’accélérer la transition énergétique, l’enjeu de la gouvernance et l’importance d’un engagement collectif. À l’approche du Budget, il plaide pour une stratégie cohérente, durable et inclusive, fondée sur l’innovation, la responsabilisation citoyenne et une vision claire du futur énergétique du pays.
Le gouvernement considère le recours à un « powership » pour éviter une crise énergétique. Qu’en pensez-vous personnellement ?
D’abord, relevons que nous parlons ici d’électricité uniquement. Car l’énergie, c’est aussi le transport qui dépend à environ 100 % de combustibles fossiles importés, chers et polluants aussi. Et où presque rien n’a été fait pour une transition vers les énergies propres. Il n’y a pas jusqu’ici de crise énergétique en soi, mais un vrai constat d’échec de notre politique énergétique. Pendant la dernière décennie, nous avons régressé non seulement en termes d’énergies renouvelables comparativement au reste du monde, mais aussi dans la maîtrise de la demande. Un powership [NdlR : un navire équipé de centrales électriques embarquées, capable de produire et fournir de l’électricité directement depuis la mer en se connectant au réseau d’un pays], c’est perçu par certains comme très mauvais pour l’image d’un pays, mais ce sera surtout très coûteux. Ce sont des pays comme le Liban, l’Irak, le Pakistan, l’Afrique du Sud et d’autres États en grande difficulté, comme l’Ukraine, qui se sont tournés vers cette solution catastrophique. Plusieurs ont dû faire marche arrière car ils ont sous-estimé la complexité de la démarche.
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Mais, avons-nous une autre solution ?
Si le CEB nous affirme qu’il ne pourra garantir la sécurité en approvisionnement de courant, nul ne pourra, peut-être, dire le contraire. Au-delà des pannes de moteurs ou de générateurs, que ce soit du CEB ou de producteurs indépendants, il y a surtout à la racine du problème deux causes majeures. D’abord, avec les vagues de chaleur liées au dérèglement climatique, il y a une consommation massive de climatiseurs.
Nous en importons plus de 100 000 unités en une année, souvent des modèles énergivores, et nous ne savons pas trop comment les utiliser judicieusement. Ensemble, ces appareils peuvent ajouter au moins 100 MW sur le réseau d’un seul coup. Il faut rappeler que nos bâtiments ne sont pas construits selon des normes bioclimatiques, car le vrai facteur qui nous gêne, c’est l’humidité, pas la température principalement.
Ensuite, la pénétration des énergies renouvelables selon la Roadmap de l’ancien gouvernement a pris trop de retard. Face à cette situation, on comprend que le gouvernement ne veuille accepter aucun risque pour la période estivale qui s’annonce à partir de septembre 2025. D’ailleurs, il a fait chaud, et humide, même en ce mois de mai. Reste à savoir si c’est faisable de mettre en opération un powership d’ici quelques mois. Si oui, où exactement ? Il existe toujours un syndrome « NIMBY », Not In My BackYard. Même si c’est une solution immédiate, elle n’est pas sans obstacles.
N’est-il pas possible d’activer entre-temps des projets alternatifs, comme le solaire, l’éolien et d’autres énergies renouvelables ?
Le powership doit nous motiver davantage, nous presser même, à accélérer notre transition vers les énergies vertes. Sans oublier la gestion de la demande qui n’est pas moins cruciale, qui est un complément nécessaire. De toute manière, le powership ne pourra être qu’une solution temporaire de « last resort », conséquence directe de notre inaction dans le passé. Mais si nous voulons accélérer le développement des énergies renouvelables, il faut forcément d’emblée nous donner les moyens de nos ambitions. Contrairement à ce qui a été le cas avec le précédent gouvernement. Par exemple, c’est inconcevable que la Mauritius Renewable Energy Agency (MARENA), qui doit chapeauter les énergies renouvelables, n’avait que trois employés qualifiés dans ce domaine, dont les contrats étaient limités à deux ans et venaient à terme cette année même.
En tant que nouveau Chairman de l’organisme, comment allez-vous changer la situation ?
Il faut faire tout ce que nous devons faire, de la meilleure manière, sans tarder, en toute transparence dans le respect des institutions. Avec beaucoup d’humilité aussi, car les épreuves sont inévitables. Il faudra d’abord la collaboration proactive des fonctionnaires et de tout le personnel directement concerné. C’est un travail d’équipe si nous voulons réellement rompre avec le « business as usual » pour créer un nouveau paysage énergétique qui soit durable. Il faut que nous partagions tous la même vision, dans l’intérêt des générations futures. Chacun ne peut rester dans son coin et attendre que tout change. C’est toute une responsabilité et il faut être conscients également que nous aurons des comptes à rendre. Il faut aussi croire en notre capacité à soulever des montagnes, s’il le faut. Soyons courageux et faisons confiance à ceux qui sont prêts à s’engager. Par exemple, nous avons lancé, selon de strictes procédures, sans tergiverser, un appel à candidatures pour le poste de CEO. C’est incroyable de voir comment des dizaines de professionnels mauriciens ont postulé, certains prêts sans doute à refuser des emplois beaucoup plus rémunérés ailleurs pour servir le pays. J’en suis agréablement surpris. Il faut compter avec eux pour faire avancer les choses.
Avons-nous localement les compétences nécessaires pour réussir ?
Oui et non. C’est indéniable qu’il y a une jeunesse qui se forme aux technologies nouvelles, qui aime l’innovation et qui a une certaine fibre écologique. Mais nous ne finirons jamais d’apprendre et c’est pourquoi l’éducation continue est une exigence. Les employés de la MARENA me disent qu’aujourd’hui c’est la première fois qu’ils ont la possibilité d’aller parfaire leurs connaissances lors des échanges à l’étranger. Le renforcement des capacités dans le secteur public comme privé est un impératif dans le domaine des énergies durables. Et avec les spécialistes, il faut aussi beaucoup de ce que j’appelle les « inperts », ceux qui ont un savoir-faire pratique sur le terrain. Par exemple, entre le niveau des ingénieurs et celui des techniciens, qui eux sont souvent en grand manque, il faut encourager l’encadrement professionnel de ceux qui peuvent faire preuve de « multi-skills ». Un exemple clair est l’installation correcte et la réparation comme il faut des systèmes de climatisation modernes qui sont équipés de logiciels ou de technologies de pointe.
Si nous ne le faisons pas, il y aura un amas de déchets électroniques, sans mentionner l’échec de notre adoption de systèmes intelligents ou « smart ». L’arrivée de l’intelligence artificielle dans le domaine de la domotique fait partie de cette réalité nouvelle que nous ne pouvons éviter.
Comment allez-vous réussir ? Pourrons-nous arriver à 60 % d’énergies renouvelables d’ici 2030 ?
Cela commence par travailler ensemble, très sérieusement, « with the right person in the right place ». Il faut d’abord valoriser la méritocratie.
Le retard accumulé par les anciens responsables est trop lourd pour arriver à 60 % d’ici 2030, mais il faut garder cette cible en vue, même si nous aurons à attendre quelques années additionnelles. La vision ne change pas, ni notre détermination, même si nos stratégies doivent évoluer. D’ailleurs, il faut rappeler que ce « target » de 60 % ne concerne que l’électricité.
Qu’en est-il des autres secteurs, le transport par exemple, qui est si polluant localement, et qui dépend à 100 % de l’essence ou du diesel ?
Nous soumettrons bientôt un plan stratégique couvrant la durée 2025-2030. Il ne s’agit pas d’un rapport qui dormira dans les tiroirs, mais d’un engagement concret à accélérer notre transition énergétique partout, pas seulement pour l’électricité. Ce sera le fruit d’une consultation étendue et chaque « stakeholder » saura comment s’impliquer pratiquement.
Toutefois, afin de réussir, il faudra éliminer les tracasseries administratives et autres pratiques bureaucratiques inutiles de « red tape ». Parfois, il y a une impression que certains font tout pour garder un statu quo qui est au détriment du progrès, du bien commun et de l’efficience.
Est-ce que les promesses électorales comme Rs 50 000 pour l’installation de photovoltaïques ou encore la baisse des tarifs d’électricité seront maintenues ?
Cela relève de décisions politiques. Ce qui est évident, c’est que les prix des panneaux photovoltaïques, comme des batteries, ont dégringolé durant ces dernières années. C’est davantage dans l’intérêt des gens d’avoir de meilleurs tarifs lorsqu’ils vendent au CEB que d’avoir une subvention « one-off » de Rs 50 000.
Pour ce qui est de la baisse des tarifs, cela ne servira pas à grand-chose si nous gaspillons, si nous ne sommes pas efficaces ou si c’est au préjudice des énergies renouvelables. Surtout si nous allons de l’avant avec le powership. Toutes formes de subventions directes ou indirectes aux énergies fossiles sont à éviter.
Cependant, avec le Time-of-Use tarif, s’il est bien appliqué comme il faut, les consommateurs payeront moins probablement sans occasionner des pertes pour le CEB. Alors, nous aurons besoin peut-être du powership uniquement pour les heures de pointe, et non sur une base « take or pay ».
C’est pourquoi il faut beaucoup éduquer les gens à être « energy-conscious ». L’Energy Efficiency Management Office (EEMO), que j’avais contribué à mettre sur pied, doit être une institution-phare si nous voulons réellement que les consommateurs soient gagnants. Son slogan de l’époque était : « Konn servi lenerzi, ou ki pou sorti gagnan ! »
Y a-t-il toujours un risque de black-out ?
Comme je l’ai souvent expliqué, le terme « black-out » fait peur et s’applique au cas d’un cyclone majeur, d’une tempête électrique ou d’une panne technique généralisée qui affecte le réseau entièrement.
Lorsqu’on parle de manque dans la fourniture par rapport à la demande à un moment, le risque est qu’il y ait déficit et qu’un délestage devienne nécessaire, ce qu’on appelle « load-shedding », qui peut se faire de manière séquentielle, région par région. Jusqu’ici, officiellement, il n’y en a pas eu, grâce sans doute à la contribution des hôtels qui se déconnectent du réseau aux heures de pointe.
Les coupures localisées qui se répètent dans tant d’endroits ont souvent une autre explication : trop de gens ont installé des climatiseurs ou, plus rarement, ont des voitures électriques avec des « fast chargers » qui opèrent durant les heures de pointe.
Donc, il n’y a pas davantage de risque de black-out que dans le passé si nous savons gérer la situation. Cependant, une culture de sobriété énergétique fait défaut chez beaucoup de gens, combinée avec une mauvaise prévision, une mauvaise gouvernance même, sous l’ancien régime. Il faut que nous ne répétions pas les mêmes erreurs.
Est-ce que le gouvernement doit alors accorder des facilités dans le prochain Budget pour que les gens produisent leur propre électricité sur leurs toits ?
Le constat que nous faisons est que de nombreux « schemes » ont été proposés dans le passé, mais plusieurs demeurent « under-subscribed », c’est-à-dire l’intérêt n’a pas suivi. Par contre, là où il y a une mode de facturation nette ou « net metering », les producteurs-consommateurs ou « prosumers » remplissent vite le quota alloué. C’est aussi le cas où les tarifs sont élevés pour l’achat d’électricité du CEB, les clients se tournant alors vers les renouvelables.
C’est une des solutions donc si nous voulons démocratiser et décentraliser la production énergétique. Mais il faudra un certain équilibre en encourageant aussi la production d’électricité de manière continue et ferme à moyenne ou à grande échelle, de façon décarbonée aussi.
D’autre part, il faut que le régulateur, l’Utility Regulatory Authority (URA), assume pleinement le rôle qui est le sien en toute indépendance.
Plusieurs lobbies plaident depuis longtemps en faveur de turbines roulant au Gaz Naturel Liquéfié (GNL). Mais c’est aussi un combustible fossile que nous devons importer ?
Il y a déjà eu deux rapports sur la question. Les études récentes montrent maintenant que les émissions de gaz à effet de serre pour la filière GNL ou LNG ont été souvent largement sous-évaluées. Mais pour nous, il faudra une masse critique pour importer, stocker et regazéifier le GNL pour que le projet soit viable. Sans parler du financement initial. Peut-on compter sur le potentiel de bunkering ou d’alimenter le transport terrestre avec le surplus de GNL ? Car une centrale thermique avec le GNL ne pourra pas être trop grande, certainement pas plus de 200 MW dans notre contexte. C’est une menace de « lock-in » qui existe, c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir un mix énergétique diversifié, local et propre, on devienne trop dépendant du GNL importé. La motivation pour la maîtrise de la demande sera conséquemment diminuée, on encouragera finalement les gens à consommer et payer pour amortir l’investissement que quelques-uns ont consenti dans ce méga projet. Il y aura aussi moins de potentiel économiquement pour d’autres formes d’énergies comme celles de l’océan, du soleil, du vent ou de la biomasse.
En parlant de la biomasse, qu’en est-il du remplacement du charbon par les « wood chips » importés comme évoqué récemment ?
Justement, nous ne pourrons pas tout avoir en même temps. Si nous ajoutons le potentiel de toutes les sources d’énergie allant du solaire à la toute dernière dite « advanced geothermal systems » en passant par l’éolien offshore ou encore l’énergie des vagues ou des déchets organiques, la totalité dépasse les 100 %. Il faudra faire un choix qui soit dans l’intérêt du pays et des générations futures, à partir de faits scientifiques, qui soit aussi socialement, environnementalement et économiquement acceptable. Il faudra refuser toute option qui puisse provoquer un « lock-in ». La biomasse locale, cannière ou autre, même celle qui est produite grâce à l’agriculture durable dans la région, est une alternative au charbon. Mais il faut agir sans perdre de temps. Une approche holistique est requise, par exemple, en intégrant la production de l’éthanol dans le modèle de ce que nous appelons une « bioraffinerie de la canne ». Il faut s’assurer cependant que les bénéfices soient équitablement répartis aux différents acteurs du secteur.
Je souligne que mes propos n’engagent que moi-même, et non la MARENA, sauf lorsque c’est évidemment explicitement mentionné ici. Donc, je dois exercer un droit de réserve sur les recommandations spécifiques transmises au nom de la MARENA. Espérons que je serai entendu. Or, ce que j’attends comme tout citoyen, mais aussi comme quelqu’un qui a fait tant de propositions dans le passé sans que toutefois la plupart ne soient considérées, c’est que ce Budget apporte un espoir que rien n’est impossible. Comme c’était le cas avec le projet Maurice Île Durable en 2007-2008, porteur d’une espérance unique qui s’était traduite ensuite en un chantier pluridisciplinaire. C’est dommage que l’ancien gouvernement l’ait enterré, car une approche interdisciplinaire est indispensable pour que le développement soit un processus systémique. Aujourd’hui, nous oublions les idées et nous parlons trop d’argent, de dette, de problèmes économiques et de tout ce qui ne va pas. Nous sommes trop « problem-oriented » au lieu de « solution-oriented ». Nous avons oublié que nous avons le pouvoir de tout changer si nous faisons de notre mieux, avec la bénédiction divine bien sûr. Il faut alors pouvoir rêver, croire et avoir confiance en soi-même que nous pouvons « rise to the challenge ». Cessons de répéter tout ce que nous ne pourrons pas faire, mais osons transformer le pays pour en faire le meilleur endroit sur terre. Comme disait Joel de Rosnay, nous pouvons être un exemple pour le monde. L’ex-président Abdul Kalam aussi l’affirmait. Ce doit être un Budget qui nous donne de l’énergie, sans jeu de mots.

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