Le gouvernement annonce la création d’une commission dédiée aux arts et à la culture. Au-delà de la reconnaissance institutionnelle, c’est toute la question de la professionnalisation d’un secteur encore largement artisanal qui se pose.
«Tant que nous ne serons pas dans une logique de professionnalisation, il sera difficile de parler véritablement d’industrie créative. » La phrase de Stephan Rezannah, entrepreneur évoluant dans le milieu culturel et créatif, résume l’enjeu central que soulève la création de la National Arts Open Commission, annoncée vendredi 12 décembre par le Conseil des ministres.
Cette nouvelle instance, inscrite dans le programme gouvernemental 2025-2029, est présentée comme un levier pour structurer durablement un secteur qui, depuis des années, réclame reconnaissance et moyens. Mais derrière l’accueil favorable se dessine une interrogation majeure : comment transformer un milieu culturel fonctionnant encore largement sur un mode artisanal en véritable industrie professionnelle ?
La Commission aura pour vocation d’accompagner le ministère de tutelle dans l’élaboration d’une politique nationale en matière d’arts et de culture, en s’appuyant notamment sur les consultations nationales et les travaux issus de la Convention nationale sur les arts et la culture. Elle sera appelée à formuler des recommandations pour renforcer la cohérence des politiques publiques, à proposer un cadre juridique adapté au développement des secteurs artistique et créatif, et à contribuer à une meilleure reconnaissance des droits des travailleurs culturels. La valorisation du patrimoine national et la mise en place d’une stratégie de croissance de l’industrie créative figurent également parmi ses axes de travail annoncés.
Pour Joëlle Coret, présidente de la Mauritius Society of Authors (MASA), cette annonce arrive à point nommé. « Il est grand temps de mettre une structure fiable en place pour le secteur culturel », affirme-t-elle. Elle y voit la reconnaissance d’un besoin structurel longtemps exprimé, estimant que la culture n’est pas encore suffisamment perçue comme un pilier du développement économique et social du pays. Cette commission dédiée pourrait permettre de mieux définir le statut des artistes, un dossier resté en suspens pendant de nombreuses années, et de corriger certaines lacunes structurelles qui fragilisent la profession.
Qui est artiste ?
Roshan Boolkah, secrétaire de l’Union des Artistes, partage cet accueil favorable tout en pointant la première difficulté : qui est artiste ? « Nous sommes favorables à un statut clair de l’artiste, parce qu’il n’existe pas aujourd’hui de structure fiable dans laquelle tous les artistes peuvent se reconnaître », affirme-t-il. La question dépasse largement le seul cadre de la musique ou du spectacle vivant. « Quand on parle d’artistes, il ne s’agit pas seulement de chanteurs, mais aussi de musiciens, auteurs, compositeurs, DJs, photographes, vidéastes, peintres ou encore écrivains », précise-t-il.
Cette diversité soulève une question centrale pour toute professionnalisation : comment distinguer l’artiste professionnel de l’amateur ? Roshan Boolkah insiste particulièrement sur ce point. « Il faut pouvoir faire la différence entre un artiste qui vit de son métier et quelqu’un qui pratique par passion ou comme loisir », explique-t-il, évoquant son propre parcours de DJ professionnel.
Selon lui, cette distinction est essentielle pour bâtir des politiques adaptées, notamment en matière de reconnaissance sociale, de fiscalité et de protection juridique. « Il faudra des critères clairs, basés sur le professionnalisme et le parcours, pour définir qui relève du statut d’artiste », précise-t-il. Sans ces critères, impossible de structurer un secteur professionnel cohérent.
Mais la professionnalisation ne se résume pas à la définition de qui est artiste. Elle implique aussi de simplifier les démarches qui pèsent sur l’exercice du métier. Roshan Boolkah évoque une piste concrète : la création d’un One-Stop Shop, destiné à simplifier les démarches administratives liées à l’organisation d’événements culturels. « Aujourd’hui, organiser un concert implique de multiplier les permis et les autorisations auprès de plusieurs institutions. Une structure centralisée permettrait de faciliter considérablement ces procédures », estime-t-il. Un obstacle pratique qui freine le développement du secteur et maintient beaucoup d’acteurs dans une logique informelle.
Une question de moyens
Cette professionnalisation pose également la question des moyens. Stephan Rezannah, qui appelle à un modèle de financement pérenne, avertit : « Sans budget dédié, les recommandations risquent de rester lettre morte. » Pour lui, la réussite de la National Arts Open Commission dépendra largement de ses ressources. Il s’interroge sur la composition de la commission, son champ d’action et son calendrier. « Quel est l’objectif précis ? Avec quel budget la commission va-t-elle démarrer ? Et comment ce budget sera-t-il réparti entre les différentes disciplines créatives ? » questionne-t-il.
Cette répartition des ressources le conduit à plaider pour une approche différenciée selon les filières – musique, théâtre, cinéma, danse, arts visuels –, chacune ayant ses propres réalités et besoins. Une industrie créative professionnelle, rappelle-t-il implicitement, nécessite investissement et capital, au même titre que les autres industries économiques.
L’artiste Emilien Jubeau salue l’intention du gouvernement de donner une voix aux artistes mauriciens, y voyant « un signe d’engagement en faveur de l’écoute et de la participation ». Mais il s’interroge sur la manière dont les avis recueillis seront analysés et intégrés.
« De nombreux experts ont déjà partagé leurs réflexions et plusieurs dossiers bien construits existent. Le problème, c’est que certaines propositions pertinentes n’ont pas toujours été retenues par le passé », observe-t-il.
Pour que la professionnalisation soit réussie, il faut que les contributions soient éclairées. « Tous les artistes n’ont pas forcément une expertise approfondie des enjeux structurels du secteur », souligne-t-il, appelant à privilégier des échanges fondés sur une compréhension solide des réalités culturelles.
Vision à long terme
C’est d’ailleurs ce que rappelle Stephan Rezannah : « Ce n’est pas nouveau, les consultations existent depuis longtemps. La vraie question, c’est ce qu’on en fait après. » De nombreuses recommandations ont déjà été formulées sans toujours être suivies d’actions concrètes. Malgré ces réserves, Emilien Jubeau se dit optimiste. « J’espère que cette fois-ci, les contributions seront réellement intégrées dans le processus décisionnel. »
Joëlle Coret insiste sur la nécessité d’une vision à long terme. « Ce sont des décisions qui doivent être pensées pour durer, pas comme des mesures temporaires », souligne-t-elle, rappelant que le secteur culturel a besoin de stabilité et de continuité pour se développer. La commission pourrait jouer un rôle central dans l’évaluation de la situation réelle des artistes et dans la définition de mécanismes permettant une évolution collective et concertée.
La création de la National Arts Open Commission marque une étape dans la structuration du secteur culturel mauricien. Reste à savoir si cette reconnaissance institutionnelle s’accompagnera des moyens, des critères et de la volonté politique nécessaires pour faire passer le milieu créatif d’un fonctionnement artisanal à une véritable industrie professionnelle. Car c’est bien de cette transformation que dépendra l’avenir du secteur.





