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Milan Meetarbhan : «Une société mature vote sur la base d’un programme»

Docteur en droit international, ancien représentant de Maurice auprès des Nations unies et observateur politique, Milan Meetarbhan plaide pour un rassemblement des partis de l’opposition, qu’ils soient parlementaires ou extraparlementaires. Or, il ne s’agit pas seulement d’un partage d’investitures, mais d’abord d’un programme commun et d’une feuille de route précise quant à la transition.  

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Quel regard jetez-vous sur 2022 d’un point de vue social et économique ? 
Ce qui a surtout marqué la population, sur le plan économique en 2022, c’est la baisse considérable de son pouvoir d’achat. Cela a également eu pour conséquence des manifestations de colère. 

Les nombreuses interrogations, probablement sans précédent dans l’histoire récente du pays, quant au rôle de certains éléments de la police ont aussi perturbé le climat social. La réaction ou plutôt l’absence de réaction du gouvernement à ces allégations a également été perturbante. La paix sociale d’un pays repose sur un certain équilibre entre les différents pouvoirs au sein de l’État. Cet équilibre a été davantage compromis pendant l’année écoulée. 

On a assisté à une volonté encore plus grande de faire fi de la règle de « parliamentary accountability » ; au refus de certains régulateurs de jouer leur rôle d’arbitres indépendants et impartiaux ; ainsi qu’à la montée en puissance de ce que tout le monde appelle les « chatwas ». Des révélations, comme celles concernant le « sniffing » à Baie-du-Jacotet, les conclusions de l’enquête judiciaire dans l’affaire Kistnen ou encore ce qui a été mis au jour lors des débats sur les pétitions électorales, ont aussi semé le doute quant à cet équilibre. 

Il y a eu une présidentialisation des enjeux électoraux et souvent, les électeurs votent davantage pour celui qu’ils souhaitent voir à la tête du gouvernement plutôt que pour un candidat précis.»

Cela a donc été une année plutôt compliquée pour Maurice ? 
Compliquée oui. Surtout quand des organismes internationaux tirent la sonnette d’alarme, non seulement par rapport au recul de la démocratie et à la montée de l’autoritarisme, mais également au sujet de la gouvernance et de la gestion des finances publiques. 

Quand on lit un rapport du FMI (Fonds monétaire international ; NdlR) ou celui d’une agence de notation qui évoquent des questions de gouvernance alors que notre pays s’était fait une certaine réputation sur ce plan, on est en droit de s’inquiéter. Compliquée parce que les dirigeants continuent à affirmer le contraire de ce qu’indiquent les statistiques ou les experts. 
Ces dirigeants font preuve d’une grande arrogance même quand les faits sont tellement évidents. Compliquée quand certains se « tapent l’estomac », alors qu’un vétéran de la politique déclare que notre pays n’a plus de politique étrangère ou qu’un éminent économiste dit que nous n’avons plus de banque centrale. 

Compliquée aussi lorsqu’on parle de relance en se fiant essentiellement à un seul secteur de l’économie : le tourisme. Notre pays ne peut pas se contenter de la croissance dans ce seul secteur qui peut être très aléatoire.  

L’inflation a dépassé les 12 % en 2022. Pensez-vous que cela ira mieux l’année prochaine ? 
Plusieurs pays connaissent une crise inflationniste. Les autorités monétaires ont tenté de maîtriser l’inflation, notamment à travers une augmentation des taux d’intérêt. Il faut espérer que ces mesures porteront leurs fruits et que l’inflation sera mieux contrôlée. 

Toutefois, il faut préciser que malgré la tendance mondiale, il y a parfois des facteurs internes qui expliquent le fort taux d’inflation dans un pays donné. La responsabilité de l’État dans la flambée de prix est engagée s’il décide d’imposer d’énormes taxes sur un produit importé ou absorbe le surplus d’un opérateur qui est conséquemment obligé d’augmenter les tarifs, entraînant une cascade d’augmentations de prix d’autres produits. 

L’heure est suffisamment grave pour qu’il y ait un rassemblement des forces de l’opposition, mais pas nécessairement à travers une alliance électorale traditionnelle…»

Êtes-vous de ceux qui pensent qu’il y a une tension sociale au pays ? 
La tension sociale peut résulter de facteurs scientifiques et mesurables comme le nombre de ceux qui vivent en dessous du seuil de pauvreté ainsi que l’écart entre les riches et les pauvres. Mais elle peut également être due à d’autres facteurs, tels que la perception de la corruption, le népotisme, l’érosion de confiance dans les institutions et l’absence de justice sociale. 

À Maurice, les gens qui n’ont pas accès à l’eau potable 24 heures sur 24 et sept jours sur sept comme cela leur avait été promis il y a huit ans ou qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts, alors qu’on dépense des centaines de millions pour un contrat avec un club de football ou afin de caser des proches dans certaines institutions publiques, seront inévitablement très en colère. Est-ce que l’extension du réseau de « tramway » était prioritaire ? Ou y avait-il d’autres priorités pour le bien-être de la population ? 

Sur le plan politique, on a vu qu’encore une fois, l’opposition parlementaire ne parvient pas à accorder ses violons. Peut-on avoir davantage d’espoir pour 2023 ? 
J’ai toujours tiqué quand on parle de l’opposition unie qui doit accorder ses violons. Deux des trois principaux partis de l’opposition ont été ensemble aux dernières élections, alors que le troisième était leur concurrent direct durant ces mêmes élections. 

L’alliance électorale entre les deux premiers n’a pas survécu à leur défaite électorale, mais on peut arguer qu’ils sont tenus d’accorder leurs violons parce qu’ils ont été élus par un électorat commun et sur un programme commun. Mais quid du troisième ? J’estime que ces trois partis ont quand même établi un « working relationship » au niveau de l’Assemblée nationale qui a, plus ou moins, bien marché. 

Cependant, à Maurice, on n’est plus dans une démocratie parlementaire telle qu’on la connaît ailleurs et telle qu’on l’a connue auparavant dans notre pays. À partir du moment où le jeu démocratique est faussé, l’efficacité de l’action parlementaire de l’opposition, unie ou non, ne peut être jugée selon les critères établis. 

Je dois dire que même si on salue la détermination affichée des dirigeants des principaux partis de s’unir pour « faire partir le gouvernement actuel », ces partis ne peuvent pas, par respect pour l’électorat, se présenter aux élections avec ce seul slogan. Ils doivent d’abord travailler sur un programme commun qui précise ce qu’ils feront après un changement de régime pour remettre l’économie sur les rails, pour rétablir la confiance, la sérénité et la bonne gouvernance, pour assurer le respect des institutions et pour faire régner la méritocratie dans notre pays.

Est-ce que l’extension du réseau de tramway était prioritaire ? Ou y avait-il d’autres priorités pour le bien-être de la population ?»

Est-ce que Navin Ramgoolam devrait pouvoir accepter l’idée de partager un mandat de Premier ministre ? 
Le mandat de Premier ministre a déjà été partagé à deux reprises à Maurice. Le premier avait été plébiscité par le peuple en 2000, mais le second qui entrera dans l’histoire comme « l’accord papa-piti » n’avait pas été avalisé par l’électorat à qui on n’avait rien dit. Malgré notre régime parlementaire, il faut reconnaître que dans les faits, il y a eu, au fil des années, une présidentialisation des enjeux électoraux. 

Souvent, les électeurs votent davantage pour celui qu’ils souhaitent voir à la tête du gouvernement plutôt que pour un candidat précis. Or, si celui qui a été présenté comme le futur Premier ministre, en cas de victoire de son parti ou de son alliance, devait abandonner son poste durant son mandat, cela pourrait faire de lui un « lame duck leader » et réduire l’efficacité de son action gouvernementale. 

Ceci dit, il faudrait espérer que notre système politique saura évoluer vers une vraie démocratie parlementaire, quitte à se donner également un président élu par le peuple. Ce qui évitera une concentration de pouvoirs entre les mains d’une seule personne.

En quoi une alliance entre le PTr, le MMM et le PMSD serait différente de l’alliance MMM/PTr de 2014 ? Cette année-là, cette alliance avait été rejetée par la population. Qu’est-ce qui a changé depuis ? 
Un premier élément de réponse se trouve déjà dans votre question. En 2014, c’était une alliance entre le PTr et le MMM, alors que dans le cas de l’alliance que vous évoquez, il y aura trois partenaires. En 2014, l’alliance avait proposé une réforme constitutionnelle pour laquelle l’électorat n’était pas prêt. En 2014, l’alliance devait défendre un bilan. 

Or, aux prochaines élections, l’alliance que vous évoquez demandera à la population de lui faire confiance sur la base d’un programme commun mais aussi pour se débarrasser d’un régime dont les excès et la gestion seront présentés comme ayant fait beaucoup de tort au pays.

Au niveau de l’opposition parlementaire, il a beaucoup été question de venir avec une politique de rupture. Mais ceux qui prônent cette rupture sont ceux qui ont participé au pourrissement du système que certains dénoncent ? 
À ma connaissance, ce sont les partis extraparlementaires et le PTr qui ont le plus parlé de rupture. Celle-ci n’est pas nécessairement proposée en raison d’un pourrissement du système existant, mais surtout parce que le monde a changé, parce que les attentes ont changé et parce que les modèles de démocratie ou économiques ne sont plus valables dans leurs formes existantes. 

Si ceux qui ont été aux affaires et ont la compétence ainsi que l’expérience requises pour contribuer à la mise en œuvre d’un système différent, pourquoi les exclure ? Tout comme on ne veut pas de discrimination communale, économique ou de genre dans la classe politique, on ne peut pas soutenir une discrimination basée sur l’âge. Ageism is another form of discrimination. Cependant, il faut que les partis politiques soient à l’écoute des jeunes et se consacrent sincèrement au renouvellement permanent des cadres du parti. 

L’année a été compliquée parce que les dirigeants continuent à affirmer le contraire de ce que disent les statistiques ou les experts.»

D’un côté, une partie de la population affirme que le système est dépassé et qu’il faut de grands changements, mais de l’autre, elle est perçue comme étant opportuniste. Comment réconcilier les deux ? 
On a souvent déploré l’absence de vrais débats d’opinion au sein de la classe politique mauricienne. C’est vrai que dans les années’ 60, il y avait ce qu’on pourrait qualifier de débat idéologique et dans une certaine mesure également aux élections de 1976. Par la suite, les débats d’idées ont cédé la place à l’opportunisme des uns et des autres et des débats sur des personnalités plutôt que sur leurs propositions. 

Le populisme peut être très dangereux pour un pays, car il peut emmener ou maintenir au pouvoir un régime autocratique, corrompu et incompétent parce que des mesures populistes lui suffisent à rallier la majorité nécessaire pour gagner des élections. En 2014, les deux propositions de réformes constitutionnelles de l’alliance PTr-MMM, qui auraient pu renforcer notre démocratie, ont à peine été « canvassed » au cours de la campagne. Et ce, même si les adversaires de cette alliance ont tout fait pour éviter un débat profond sur ces propositions et ont su exploiter des caricatures de la réforme proposée auprès de certaines sections particulières de l’électorat. 

Rezistans ek Alternativ a proposé à l’opposition un gouvernement de transition. Pensez-vous d’abord que c’est souhaitable et ensuite, faisable ? Pour pouvoir le faire, il faut quand même rassembler beaucoup de factions différentes… 
Une société qui a atteint un certain niveau de maturité vote sur la base d’un programme. Est-ce que les différentes factions parlementaires et non parlementaires pourront se mettre d’accord sur un programme commun ? Il ne s’agit pas seulement d’un partage d’investitures ou de portefeuilles ministériels. Il s’agit d’abord d’un programme commun et d’une feuille de route précise quant à la transition. 

Ceci dit, je pense que l’heure est suffisamment grave pour qu’il y ait un rassemblement des forces de l’opposition. Ce rassemblement ne passe pas nécessairement par une alliance électorale traditionnelle, mais elle peut se fait à travers la recherche d’une adhésion nationale à une vision commune. 

Pour certains, le gouvernement pourrait rappeler les électeurs aux urnes durant le premier semestre de 2023, de peur de perdre l’affaire de l’élection au n° 8 devant le Privy Council. Est-ce une thèse crédible ? 
Je sais qu’il existe beaucoup de spéculations au sujet d’élections générales anticipées en fonction du calendrier judiciaire. Avant de faire des commentaires sur ces spéculations, permettez-moi de souligner encore une fois l’aberration de notre système qui, dans sa forme actuelle, permet à un homme de décider seul de la tenue des élections municipales ou générales selon ses convenances personnelles. Il peut ainsi prendre tout un pays en otage ou bafouer les principes démocratiques en agissant en fonction de ses caprices ou de ses stratégies partisanes. Ce n’est pas comme cela que fonctionne une démocratie. 

Par rapport aux spéculations, l’hypothèse d’élections anticipées est plausible dans la mesure où des audiences du Privy Council sur les allégations d’irrégularités électorales seront diffusées en direct dans les foyers mauriciens. Ils risquent de mettre en lumière ce qui s’est réellement passé aux élections de 2019, ce qui pourrait être néfaste pour le parti au pouvoir, peu importe la décision finale des juges. 

Dans ce cas de figure, un individu qui détient seul la prérogative de convoquer des élections au moment qui lui convient pourrait être tenté de faire l’économie d’un débat qui pourrait lui être hautement préjudiciable au niveau de l’opinion publique, même si ce débat ne parvient pas en droit à emmener les juges à prononcer l’illégitimité du régime. 

Le Premier ministre, Pravind Jugnauth, espère trouver un accord avec les Britanniques autour de la rétrocession des Chagos l’année prochaine. Pensez-vous que les Britanniques joueront le jeu cette fois ? 
Il faut bien l’espérer. Il est grand temps de ranger ce dossier une fois pour toutes. Pour cela, il faut que cela soit « win-win » pour toutes les parties concernées. 

Comment expliquer que les Britanniques, qui n’étaient pas d’accord avec un retour des Chagos à Maurice, ont soudainement décidé de changer de position ? 
Cela s’explique par l’aboutissement de la stratégie adoptée par le gouvernement mauricien en 2010. Le premier volet consistait à contester la validité de la déclaration britannique concernant la Maritime Protected Area. 

Le deuxième volet prévoyait les initiatives en vue de l’adoption d’une résolution de l’assemblée générale des Nations unies demandant un avis consultatif de la Cour internationale de justice. Enfin, au cas où un avis favorable est obtenu, faire le suivi au niveau des instances internationales afin d’amener les Britanniques à négocier un règlement du litige dans l’intérêt de toutes les parties. 

Cette stratégie a porté ses fruits. Aujourd’hui, les Britanniques ont enfin accepté de s’asseoir à la table des négociations parce qu’ils ont réalisé qu’il est dans leur intérêt de le faire au lieu de continuer à faire face à tant de pressions au sein de plusieurs instances internationales. 

Il a également beaucoup été question de liberté d’expression en 2022. Quelques semaines de cela, de nouveaux règlements à l’IBA Act ont été promulgués pour encadrer davantage le fonctionnement des radios privées. Faut-il être inquiet pour la liberté d’expression ? 
Ce n’est pas la première mesure liberticide depuis 2015. Mais il faut préciser qu’en droit, les nouvelles dispositions concernent tous les opérateurs détenant une licence de l’IBA (Independent Broadcasting Authority ; NdlR), y compromis la MBC (Mauritius Broadcasting Authority ; NdlR). 

L’IBA n’avait pas besoin de nouveaux règlements pour s’assurer que la MBC agit de manière impartiale. La loi oblige déjà la radiotélévision du service public à le faire. Si l’IBA n’a pas jugé utile jusqu’ici de prendre des sanctions contre la MBC, c’est parce qu’elle estime que celle-ci n’a pas enfreint les dispositions légales. Or, une radio privée qui permet à un syndicaliste chevronné de faire un commentaire sur un pays ami est coupable d’une infraction. Elle a d’ailleurs été sanctionnée en plein confinement. 

L’IBA a montré de façon claire et nette sa conception particulière du rôle de régulateur indépendant et impartial. Elle a montré que « li pa get figir ». Elle a montré que les radios privées et les Mauriciens pourront lui faire confiance dans l’application impartiale des nouveaux règlements ou au cas contraire, contester la validité de toute application discriminatoire de ces règlements devant la Cour suprême. 

 

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