
24 ans après les faits, Bernard Maigrot, un homme d’affaires de 63 ans, a été acquitté en appel le 26 mai 2025 devant la Cour suprême pour le meurtre de la styliste Vanessa Lagesse, âgée de 39 ans. Le crime a été commis le 10 mars 2001 à Grand-Baie. Dans leur verdict, la cheffe juge Bibi Rehana Mungly-Gulbul, les juges David Chan Kan Cheong et Kesnaytee Bissoonauth se sont concentrés sur les preuves ADN et les directives données au jury. Deux avocats expliquent les enjeux du rôle du jury et des preuves ADN dans un procès pénal.
Les implications d’un jury dans un procès pénal
Me Taij Dabycharun souligne que la présence d’un jury dans un procès pénal incarne un principe démocratique essentiel : celui de la justice rendue par les pairs.
Cependant, précise-t-il, les implications sont nombreuses. Il y a d’abord l’impartialité, car un jury est composé de citoyens qui ne font pas partie de la structure judiciaire permanente, ce qui limite les risques de partialité institutionnelle. Ainsi, la participation citoyenne permet une implication directe du peuple dans le système judiciaire.
Un autre constat de l’avocat est la complexité accrue du procès. La procédure devient alors plus solennelle, plus longue et nécessite une explication claire des faits et du droit. Toutefois, dit-il, le rôle du juge qui préside le procès reste limité. Ce dernier ne décide pas de la culpabilité, ce qui renforce la séparation des rôles.
Un procès entre pairs
Pour Me Ravi Rutnah, un procès avec jury signifie « un procès entre pairs ». Ce principe, dit-il, est sacré en Angleterre et au Pays de Galles depuis des temps immémoriaux, et cela vaut également pour d’autres nations civilisées.
Lors d’un procès, explique-t-il, le juge agit presque comme un administrateur, chargé de donner des instructions au jury uniquement sur le droit, tandis que le jury constitue le tribunal des faits. Il est seul responsable de trancher l’affaire sur la base des faits présentés au tribunal. Son verdict ne peut être contesté, sauf en cas d’erreur de droit.
En cas de mauvaise orientation
Me Taij Dabycharun explique qu’une erreur d’instruction au jury peut entraîner des conséquences très graves. Elle peut mener à un verdict injuste fondé sur une mauvaise compréhension du droit. En cas d’appel, si l’erreur est jugée substantielle, cela peut mener à l’annulation du procès ou à un nouveau jugement. Cela soulève aussi des questions sur la formation des jurés et sur la clarté des instructions, qui doivent être simples et compréhensibles.
De son côté, Me Ravi Rutnah est catégorique : lorsqu’un jury est mal dirigé par le juge en matière de droit, la décision du jury peut être contestée par voie d’appel sur ce point précis.

Ce système est-il à revoir ?
Selon Me Taij Dabycharun, le système du jury présente à la fois des atouts et des limites.
Il propose des améliorations :
- Formation préalable des jurés
- Meilleure structuration des instructions du juge
- Introduction de jurés techniques dans les affaires très spécialisées
Me Ravi Rutnah est également d’avis qu’il faut revoir le système, tout en affirmant qu’il s’agit de l’un des meilleurs systèmes dans toute société démocratique où règne l’État de droit. Il s’interroge sur les raisons pour lesquelles, à Maurice, le procès avec jury a été aboli dans de nombreuses affaires graves autres que les meurtres et homicides involontaires.
Ce qu’il propose :
Réintroduire le procès avec jury dans toutes les autres affaires graves jugées aux assises, à la Cour suprême (juridiction criminelle), la cour intermédiaire, la Financial Crimes Division voire jusqu’à la Children's Court. Pour ce faire, dit-il, la loi doit être modifiée.
Pourquoi l'affaire Vanessa Lagesse a-t-elle duré 24 ans ?
Tout commence le 10 mars 2001, lorsque Vanessa Lagesse, styliste de 39 ans, est retrouvée morte à son domicile à Grand-Baie.
Quelques jours plus tard, le 23 avril 2001, Bernard Maigrot est arrêté par la police. Il est libéré sous caution après trois mois de détention.
En mai 2003, soit deux ans après les faits, le Directeur des Poursuites Publiques (DPP) instruit une enquête préliminaire devant le tribunal de Mapou afin de faire la lumière sur la mort de la styliste.
Cette enquête préliminaire dure près de quatre ans et prend fin le 18 novembre 2007. À l’issue de celle-ci, le tribunal défère Bernard Maigrot devant la cour d’assises. Mais un tournant majeur survient : le DPP dépose alors un avis de « discontinuance of proceedings », interrompant les poursuites.
L’enquête policière est rouverte en juillet 2008.
Le 23 mai 2011, Bernard Maigrot est à nouveau arrêté. Il retrouve la liberté sous caution le 3 juin 2011.
En mai 2012, une accusation formelle de « manslaughter » est déposée contre lui devant la cour d’assises.
Toutefois, en février 2022, le DPP présente un second avis de « discontinuance of proceedings ». Malgré cela, Bernard Maigrot est convoqué à nouveau par la police dans le cadre de l’enquête.
Parallèlement, le 21 février 2022, une nouvelle procédure formelle est engagée contre lui devant la cour d’assises. Il est de nouveau poursuivi pour « manslaughter ».
Le 27 juin 2024, après plus de deux décennies de procédures, il est déclaré coupable du meurtre de Vanessa Lagesse par sept jurés contre deux. Le 1er août 2024, il est condamné à 15 ans de prison. Placé en détention, il fait une demande pour être libéré sous caution en attendant l’examen de son appel.
Le 6 décembre 2024, il obtient la liberté sous caution. Du 25 au 27 mars 2025, la Cour suprême examine son appel. Le 27 mai 2025, elle annule sa condamnation et prononce un verdict d’acquittement.
Les enjeux liés à l’utilisation de l’ADN dans un procès pénal

Selon Me Taij Dabycharun, l’ADN est perçu comme une preuve quasi infaillible. Cependant, souligne-t-il, le respect de la vie privée entre en jeu lors de la collecte et de la conservation de données sensibles. Des failles dans le consentement ou la chaîne de garde peuvent affecter la valeur de la preuve. Il évoque aussi le risque d’une surévaluation de l’ADN au détriment d’autres preuves, remettant ainsi en question l’équité du procès.
ADN : une preuve faible ?
De son côté, Me Ravi Rutnah souligne que les preuves ADN sont généralement très fiables et largement utilisées dans les affaires pénales et civiles. Bien qu’elles ne soient pas infaillibles à 100 %, leur précision est estimée à plus de 99 %, avec une chance sur un milliard que deux individus aient un ADN identique.
Cependant, dit-il, des erreurs peuvent survenir, notamment en raison de confusions en laboratoire, de contaminations ou de manipulations inadéquates des échantillons.
Les preuves ADN ont parfois permis d’innocenter des personnes injustement condamnées, démontrant leur potentiel pour rétablir la vérité.
Les conséquences d’une manipulation des preuves ADN
Me Taij Dabycharun énumère plusieurs impacts :
- Erreur judiciaire : une personne innocente peut être condamnée ou une personne coupable acquittée
- Atteinte à la confiance du public dans le système judiciaire
- Poursuites possibles contre les enquêteurs ou experts impliqués
- Remise en question de dossiers passés jugés sur des bases similaires
Pour Me Ravi Rutnah : « Manipuler une preuve, et a fortiori une preuve ADN, constitue une infraction pénale. La présentation d’une preuve ADN falsifiée devant un tribunal peut avoir des conséquences fatales, pouvant aller jusqu’à une condamnation injustifiée. »
Entre recherche et données en ligne
Me Ravi Rutnah souligne que le NGS (séquençage nouvelle génération) est un pilier de la biotechnologie moderne. Il permet un séquençage rapide et économique de l’ADN et de l’ARN (Acide ribonucléique), contribuant à des avancées majeures en cancérologie, en pharmacologie, en agriculture et en criminalistique.
Le processus NGS comprend des étapes complexes allant de la préparation des échantillons à l’analyse des données, chacune impliquant des instruments et des logiciels hautement spécialisés.
Pour lui, bien que ces étapes soient cruciales pour obtenir des résultats fiables, elles représentent aussi des points de vulnérabilité. De nombreuses bases de données ADN étant accessibles en ligne, il met en garde contre les risques de cybercriminalité, comme la surveillance, la manipulation ou l’expérimentation malveillante.
La présence de l’ADN de la personne poursuivie doit-elle forcément entraîner une condamnation ?
« Non », répondent les deux avocats. Pour Me Taij Dabycharun, l’ADN peut établir une présence, mais pas nécessairement une culpabilité. Il peut avoir été déposé de manière indirecte. Dans le cas de Bernard Maigrot, l’alibi, le mobile et les témoignages sont des éléments essentiels. L’ADN doit être confronté à d’autres preuves.
Me Ravi Rutnah souligne que l’ADN est présent dans les fluides corporels, les cheveux, et pratiquement toutes les parties de notre corps. « Lorsque nous touchons quelque chose ou marchons, nous perdons de l’ADN. Pour l’identifier, diverses techniques sont utilisées, notamment la spectrophotométrie, l’électrophorèse sur gel, et le séquençage de l’ADN. La spectrophotométrie mesure l’absorbance de la lumière pour déterminer la concentration et la pureté de l’ADN. L’électrophorèse sépare les fragments par taille. Le séquençage révèle la séquence précise des nucléotides », explique-t-il.
Cependant, précise-t-il, l’ADN peut être excrété innocemment.
Quelles sont les limites ou vulnérabilités de l’analyse ADN à l’ère des technologies modernes ?
Pour Me Taij Dabycharun, plusieurs failles peuvent exister :
- Contamination possible en laboratoire ou sur les lieux du crime
- Transfert secondaire ou tertiaire
- Faux profils génétiques ou erreurs humaines dans les bases de données
- Manque d’expertise locale
- Risques de discrimination génétique si des biais sont introduits
Les points clés du jugement de la Cour suprême
Le jugement de 44 pages, rendu par le Full Bench de la Cour suprême, repose sur l’analyse de preuves circonstancielles, scientifiques et de l’alibi invoqué par Bernard Maigrot. Il met également en lumière les directives, jugées inadéquates, données au jury par le juge de première instance.
Un appel fondé sur 34 points
Pour contester sa condamnation à 15 ans de prison, Bernard Maigrot a soulevé 34 points en appel. 29 d'entre eux ont été débattus devant la Cour, portant notamment sur :
La fiabilité des preuves scientifiques
- Des erreurs de droit
- Des défauts d’orientation dans le résumé (summing-up) présenté au jury
Par ailleurs, il a également été souligné que la peine infligée à Bernard Maigrot était particulièrement sévère.
Preuves scientifiques au cœur du procès
L’ADN de Bernard Maigrot a occupé une place centrale dans l'affaire. Cependant, les experts des deux parties – le Professeur Christian Doutremepuich pour la poursuite, et le Dr Susan Pope ainsi que le Professeur Christopher Champod pour la défense – ont tous reconnu que, bien que son ADN ait été retrouvé sur la scène de crime, il était impossible de déterminer ni le moment ni la manière dont il y avait été déposé.
Selon la Cour suprême, le juge de première instance n’a pas fourni au jury de directives appropriées pour évaluer correctement ces rapports scientifiques.
Preuves circonstancielles mal encadrées
Le Full Bench estime que le juge n’a pas adapté ses instructions aux faits spécifiques de l’affaire. Il n’a pas expliqué au jury comment combiner et évaluer les différentes preuves circonstancielles afin de conclure, de manière fiable, à la présence de Bernard Maigrot sur les lieux du crime dans la nuit du 9 au 10 mars 2001.
L’alibi : élément central
Le Full Bench souligne que l’alibi constituait un élément central de la défense. Il était donc essentiel que les instructions du juge à ce sujet soient claires, précises et sans ambiguïté.
Or, selon le Full Bench, le juge de la première instance n’a pas suffisamment guidé le jury :
- Sur les preuves avancées par la poursuite pour contester l’alibi
- Sur les conclusions que le jury était en droit de tirer
- Sur la manière d’évaluer si la défense et la poursuite avaient rempli leurs charges de preuve respectives
L’absence de « Lucas Direction » : une omission cruciale
Un autre manquement grave identifié : le juge de la première instance aurait dû avertir le jury que le fait qu’un accusé mente ne signifie pas automatiquement qu’il est coupable. Ce principe, connu sous le nom de « Lucas Direction », est essentiel pour éviter un raisonnement erroné :
« Un accusé innocent peut parfois mentir, et la conclusion de culpabilité ne doit pas être tirée automatiquement de ce seul fait », souligne le Full Bench dans leur arrêt.
L'absence de cette mise en garde a contribué à un risque sérieux d’erreur judiciaire.
Un risque manifeste d’erreur judiciaire
Pour la Cour suprême, les directives erronées, la gestion des preuves scientifiques et circonstancielles, l’alibi et l’absence du Lucas Warning constituent autant de lacunes fondamentales.
« Compte tenu de la nature, de l’ampleur et de l’effet cumulatif de toutes les défaillances constatées, il y aurait manifestement une erreur judiciaire grave si la condamnation était maintenue », souligne le Full Bench
Verdict final : l’acquittement
En conséquence, la Cour suprême a annulé la peine de quinze ans de prison et prononcé un verdict d’acquittement à l’égard de Bernard Maigrot.

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