Les agressions sexuelles sur les enfants sont « under reported » et souvent tues, par méconnaissance, peur, tabou, honte, banalisation, à cause des menaces ou du déni, affirme Mélanie Vigier de Latour-Bérenger, psychosociologue, membre du Kolektif Drwa Imin et de Konekte. Investir dans la protection des enfants, les adultes de demain, est fondamental, dit-elle.
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À écouter certains discours, le Children’s Act est présenté comme une fin en soi. Ne serait-ce pas plutôt le point de départ ?
Le Children’s Act est une loi importante, attendue depuis des années, qui intègre plus de mesures de protection des enfants. Il y a néanmoins plusieurs axes d’amélioration à effectuer, et surtout une application de cette loi, une information sur les diverses formes de violence et leurs conséquences, pour une plus grande conscience et compréhension des risques pour les enfants victimes. La loi, à elle seule, ne suffit pas.
La Child Development Unit parle de 422 cas enregistrés en 2023, contre 395 en 2022. Selon elle, le Children’s Act aurait encouragé les dénonciations. Êtes-vous de cet avis ?
Non, je ne rejoins pas ce point. De 2013 à 2023, la moyenne des cas de violences sexuelles sur les enfants, signalés à cette instance, est de 447 cas par an, sur ces 10 dernières années…
Il ressort du rapport de la Rapporteuse spéciale sur la vente et l’exploitation sexuelle des enfants aux Nations unies, Mama Fatima Singhateh, en mars 2023, que le dernier rapport national qualitatif sur le phénomène d’exploitation sexuelle commerciale des enfants à Maurice date de 20 ans. À l’époque, 2 300 victimes avaient été recensées. Qu’est-ce qui explique cette absence de données ?
Les agressions sexuelles sur les enfants sont « under reported » et souvent tues, par méconnaissance, peur, tabou, honte, banalisation, à cause des menaces ou du déni, car l’auteur de ces violences est issu du cercle de confiance de l’enfant, etc. L’exploitation sexuelle des enfants est un trafic, clandestin, illégal aussi, comme toutes les violences sexuelles, et très peu de cas sont signalés aux autorités. Peu d’enfants victimes de cette exploitation sont protégés.
Le rôle des médias est très important dans ces situations. Faire état de ces situations permet de protéger les enfants victimes, tout en garantissant la confidentialité de leur identité.
Un rappel essentiel dans le contexte mauricien : ce n’est pas l’enfant victime qui doit être placé en Shelter, mais l’auteur en prison»
Peut-on parler d’une absence de volonté ?
Il urge d’améliorer les instances de protection de l’enfant à Maurice. Investir dans cet axe est clairement, à la base, une volonté politique. Que les dirigeants s’engagent publiquement, et sincèrement, est primordial. Cela donnerait un message fort et une impulsion importante.
Augmenter le budget du ministère responsable de la protection des enfants et de tous les autres ministères impliqués, est également essentiel. Ce, pour augmenter les formations des officiers et de toute personne travaillant avec les enfants, incluant les psychologues, le personnel des Shelters, du corps médical et légal, etc. Il est important que ces formations soient assurées par des personnes expertes et compétentes.
Il importe de revoir les conditions de soins des enfants dans les Shelters, les subventions allouées, et de s’assurer d’un suivi psychologique régulier.
Il est également nécessaire de revoir le nombre de personnes dans les équipes pour traiter avec urgence et considération les situations des enfants victimes (peu importe si l’auteur des violences est membre de la force policière ou une personne influente) ; pour s’assurer que le lien entre les enfants victimes et les personnes proches non maltraitantes ou la fratrie soit maintenu de manière très fréquente. Que ces personnes soient supervisées chaque mois, pour déposer ce qui est lourd, pour réfléchir sur leurs pratiques.
Investir de manière significative et qualitative dans les compétences parentales, les outiller pour renforcer la qualité de l’attachement avec leurs enfants et leur protection, est aussi essentiel, entre autres axes d’investissement.
Il est urgent d’instituer un « fast track » pour la prise en charge de tous les enfants victimes car des auteurs de violence sexuelle en liberté sont potentiellement un danger pour les autres enfants des environs. De plus, la mise en place d’un suivi obligatoire et social des auteurs d’agression sexuelle pendant leur incarcération est également requise.
Il est fondamental, pour toute personne travaillant avec les enfants, de choisir de se remettre en question et de continuer de renforcer ses compétences car à force de dire que tout va bien et que le système fonctionne bien, il sera très difficile de progresser. Nous avons tous besoin de continuer de nous questionner pour nous améliorer.
Pensez-vous que le Child Sex Offender Register soit un facteur dissuasif ?
Au vu des cas signalés, cela ne semble pas, pour le moment, être très dissuasif. Cependant, avant d’employer quelqu’un pour travailler avec des enfants, il serait judicieux, outre le certificat de moralité, de mener une enquête sociale et d’obtenir plusieurs références de confiance.
La prévention doit se faire auprès des parents en priorité»
Les autorités évoquent un durcissement des lois à travers le Children’s Act comme arsenal dissuasif pour prévenir les cas d’abus et favoriser les dénonciations. Votre opinion ?
Un durcissement des lois ne suffit pas. Il faut agir sur deux principaux axes, l’intervention pour protéger les enfants, et la prévention. Quelques pistes de prévention pour les situations de violences sexuelles, en général :
Parler de sexualité. Parler aux enfants, nommer les organes génitaux, pour qu’ils ne sentent pas que c’est un tabou de mentionner le sexe ou de poser des questions autour de la sexualité. Cela permettrait aussi de faciliter la parole s’ils sont victimes.
Expliquer les étapes importantes du développement psychosexuel des enfants. En parler aux enfants pour leur permettre de se connaître, de se comprendre et, parfois, de se protéger.
Parler de toutes les violences, incluant les violences sexuelles. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), une fille sur cinq et un garçon sur 13 sont victimes de violence sexuelle. Beaucoup d’enfants sont victimes de ce type de violence.
Rappeler, à travers des campagnes et sessions de sensibilisation, que toute violence, en mentionnant ses diverses formes, est illégale et a des conséquences importantes/graves sur le développement de tout enfant victime. Que ces violences sont commises, dans la majorité des cas, par des personnes proches de l’enfant, issues de son cercle de confiance, ce qui rend souvent malheureusement la parole des enfants victimes impensable pour les proches, et fait que les enfants victimes ne sont alors pas écoutés, crus, ni protégés.
Rappeler qu’un cas d’agression sexuelle de mineurs sur deux (selon Joulain, 2019) ou sur trois (selon Lemitre, 2017) est commis par un mineur, donc il est crucial d’être vigilant.
Parler des secrets est aussi bénéfique aussi : parler de ceux qui sont bons (ex : fête surprise pour une proche) et mauvais (générant de la peur, honte, un malaise). Encourager l’enfant à partager un mauvais secret avec quelqu’un de confiance qui le croira et le protégera.
Équiper les parents et éducateurs pour renforcer les liens d’attachement et souligner l’importance de surveiller les enfants, car tous peuvent être exposés à cette forme de violence. Encourager la discussion sur des sujets sérieux et inconfortables.
Aborder des sujets inconfortables ou personnels peut avoir un impact positif et encourager l’expression libre. Il est important de répéter aux enfants que s’ils sont ou ont été victimes de violence, ils devraient tenter d’en parler, même si les actes ont été commis par une personne proche qu’ils aiment, afin de recevoir la protection nécessaire.
Il est également crucial de rappeler aux parents et éducateurs que les enfants n’ont généralement pas la maturité pour inventer des actes sexuels qu’ils décrivent avoir subis. Il est donc primordial de les croire et de les protéger.
Il importerait d’étoffer les équipes de travailleurs sociaux sur le terrain car c’est souvent dans des situations de grande vulnérabilité sociale et financière que s’opèrent les trafics d’enfants. Cela permettrait une plus grande conscience de la réalité de terrain.
Plus d’accompagnement social, humain et financier de certaines familles est aussi requis, notamment dans les situations d’exploitation sexuelle des enfants.
Vous avez dénoncé un manque de confidentialité concernant les victimes d’abus. Qu’entendez-vous par cela ? Et comment y remédier ?
Je suis très inquiète que des informations très précises sur les agressions sur les enfants, et sur les personnes qui ont signalé ces situations à risque, soient rapidement divulguées, dans plusieurs cas, dans les médias ou dans la communauté environnante, parfois juste après qu’elles ont été indiquées aux instances officielles de protection de l’enfance. Comment cela se fait-il ?
Beaucoup plus d’accompagnement des familles en situation de vulnérabilité est primordial à Maurice. Le nombre de travailleurs sociaux sur le terrain est loin de suffire»
Comment se fait-il que des personnes qui appellent sur le 113 soient rappelées dans la foulée ? Et ce, depuis des années ?
La protection de l’enfant est urgente et délicate. Cela doit vraiment être effectué avec, en tête et dans le cœur, l’intérêt supérieur de l’enfant. Il est essentiel que les auteurs de violence ne soient pas appelés, par exemple, pour venir chercher leur enfant qui vient de parler des violences subies ! Et que l’anonymat et la protection des personnes qui signalent, tel que le stipule le Children’s Act, soient garantis.
Revenons au cas de la fillette de 4 ans qui a été filmée par sa mère alors qu’elle subissait des attouchements, et dont la mère est une usagère de drogue. Ne faudrait-il pas évaluer les parents dépendants aux drogues en amont ?
Beaucoup plus d’accompagnement des familles en situation de vulnérabilité est primordial à Maurice. Le nombre de travailleurs sociaux sur le terrain est loin de suffire. Il importe d’investir dans cet axe et dans une formation de qualité.
Nous avons tendance à réagir après coup au lieu d’anticiper et prévenir. Est-ce dû à un manque de moyens ?
Réagir après coup importe, mais c’est loin de suffire. Les moyens et la formation sont liés, en partie, à la volonté politique et au désir de se remettre en question, de reconnaître que dans toute pratique professionnelle, nous avons tous constamment besoin de nous mettre à jour.
Quel est votre constat concernant l’exploitation en tout genre des enfants depuis ces dernières années ?
L’article 32 de la Convention internationale des droits de l’enfant indique que « les États parties reconnaissent le droit de l’enfant d’être protégé contre l’exploitation économique et de n’être astreint à aucun travail comportant des risques ou susceptible de compromettre son éducation ou de nuire à sa santé ou à son développement physique, mental, spirituel, moral ou social ». Le travail des enfants s’observe moins sur le terrain que l’exploitation sexuelle.
L’exploitation sexuelle des enfants consiste en la traite des enfants à des fins sexuelles, tourisme sexuel, pédopornographie, prostitution enfantine.
Selon End Child prostitution, child pornography and trafficking of children for sexual purposes (ECPAT), « l’exploitation sexuelle des enfants à des fins de prostitution désigne le fait, pour un enfant, d’être contraint à se livrer à des activités sexuelles en échange de quelque chose ayant de la valeur (argent, objet, nourriture, faveur, hébergement, etc.). Ce n’est pas nécessairement l’enfant qui reçoit cette contrepartie, il s’agit même le plus souvent d’un tiers. En outre, il n’est pas nécessaire que l’objet de l’échange soit effectivement donné, une simple promesse suffit, même si elle n’est jamais réalisée. »
L’Organisation internationale du travail considère l’exploitation sexuelle commerciale des enfants comme étant « une violation grave des droits des enfants et des adolescents et une forme d’exploitation économique similaire à l’esclavage et aux travaux forcés, ce qui implique également un crime de la part de ceux qui utilisent des garçons, des filles et des adolescents dans des activités sexuelles rémunérées. Elle comprend toutes les activités suivantes :
L’utilisation de garçons, filles et adolescents dans des activités sexuelles rémunérées en espèces ou en nature (généralement appelée de la prostitution enfantine) dans la rue ou dans des établissements tels que des maisons closes, des discothèques, des salons de massage, des bars, des hôtels et des restaurants, entre autres ;
La traite de garçons, filles et adolescents à des fins d’exploitation sexuelle commerciale ;
Le tourisme sexuel avec des enfants ;
La production, promotion et distribution de pornographie impliquant des enfants ; et
L’utilisation d’enfants dans des spectacles sexuels (publics ou privés). »
Comment expliquer une telle situation ?
Plusieurs facteurs l’expliquent, selon les recherches : la pauvreté, cause importante dans l’exploitation des enfants, l’accès difficile à l’école, les situations en temps de guerre, crise et catastrophe naturelle ; l’instabilité générale ou parfois la migration.
Comment encourager les victimes à faire état des agressions sexuelles qu’elles subissent ?
La prévention doit se faire auprès des parents en priorité, et auprès des éducateurs car ils peuvent et doivent protéger les enfants qui essaient de dire ou montrer ce qu’ils subissent. L’attachement de qualité et la confiance dans la relation sont essentiels pour faciliter la parole de l’enfant victime.
Quels sont les signes et les symptômes de l’exploitation sexuelle des enfants auxquels les parents et les professionnels devraient être attentifs ?
La parole de l’enfant est ce qu’il y a de plus précieux. Parfois, l’enfant victime essaie de l’exprimer dans des mimes comportementaux. Parfois, il y a des blessures anales ou vaginales. Dans certains cas, l’enfant peut avoir de l’argent, des cadeaux, etc. ; il est important de l’observer et de le questionner.
Dans de nombreux cas d’exploitation sexuelle, les parents sont au courant et malheureusement impliqués.
Quelles sont les conséquences de l’exploitation des enfants à court et long termes ?
Les conséquences s’observent sur les plans
Physique : blessures, impact des traumas sur le cerveau, sur l’ADN, etc.
Psychologique : état dépressif, faible estime de soi, manque de confiance en soi, troubles du comportement alimentaire, solitude, tristesse, isolement, conduites addictives à l’âge adulte, consommation de substances.
Sur la vie sociale car il est difficile de faire confiance, entre autres, parfois déscolarisation donc accès difficile à l’emploi pour certains devenus adultes
Sur la vie sexuelle : blessures, attitude face aux contacts sexuels ; IST, VIH, grossesses précoces, prostitution, etc.
Le travail des enfants s’observe moins sur le terrain que l’exploitation sexuelle»
Selon les travailleurs sociaux, les victimes d’abus durant leur enfance ou adolescence ont tendance à répéter le même schéma ou succombent au fléau de la drogue ou autre comme échappatoire. Comment briser ce cercle vicieux ?
La consommation de substances est souvent une conséquence des traumatismes et souffrances vécues dans l’enfance. Selon Mugnier (2016), environ 80 % des femmes alcooliques ont été victimes d’agression sexuelles, enfants. Les personnes consommatrices de substances ont un problème de santé et ont besoin d’aide.
Les personnes victimes ou témoins de violence sont plus à risque de reproduire ce qu’elles ont subi, mais ce n’est pas « une tendance » ni systématique.
Investir dans la protection des enfants, qui sont les adultes de demain, est essentiel, tant pour l’intervention que pour la prévention. Il est nécessaire d’agir à l’échelle individuelle, institutionnelle et nationale. Cela aura un impact direct sur la société, compte tenu des conséquences graves de toute forme de violence. Il est crucial de développer des plans de prévention élaborés avec des experts et mis en œuvre sur le long terme pour opérer de véritables changements.
Comment soutenir les enfants victimes d’exploitation sur les plans psychologique et social ?
Pour tous les enfants victimes d’agression sexuelle, la prise en charge doit se faire sur plusieurs plans :
Psychologique : assurée par des personnes compétentes, formées aux problématiques des violences sexuelles.
Médical : pour vérifier toute lésion, risque d’IST, VIH, ou grossesse précoce.
Social : être protégé des auteurs par une absence de contact. Un rappel essentiel dans le contexte mauricien : ce n’est pas l’enfant victime qui doit être placé en Shelter, mais l’auteur en prison.
une prise en charge légale : car toute agression sexuelle sur mineur(e) est un délit ou un crime selon les lois de la République.
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