Alors qu’elle travaille dans le domaine de la recherche biomédicale à Sydney, Mary-Ann Griffiths prend conscience de l’importance des singes. En 1984, son époux Owen Griffiths et elle retournent à Maurice et créent Bioculture en 1985. Le temps d’un entretien, la fondatrice de Bioculture répond aux questions de Le Dimanche/L’Hebdo.
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Qui êtes-vous, Mary-Ann Griffiths ?
Je suis Mary-Ann Griffiths. Née à Maurice, je suis la fille de Luc et d’Iris Stanley. Mon père était un employé des douanes et ma mère était une maîtresse d’école primaire. J’ai vécu à Quatre-Bornes. J’ai fréquenté l’école primaire Notre Dame des Victoires et ensuite, le collège Lorette de Rose-Hill jusqu’à la Form III. À l’âge de 14 ans, j’ai émigré avec ma famille à Sydney, en Australie, où j’ai continué mes études secondaires et supérieures qui étaient gratuites pour les Australiens à l’époque.
Puis, j’ai rencontré mon époux Owen, qui est passionné par la biodiversité. Nous avons deux fils, Jacob et Jeremy. Aujourd’hui, nos enfants ont rejoint la grande famille de Bioculture en tant que Business Development Manager et Production Manager respectivement.
Quant à mes passions, ce sont le Keep-fit et les randonnées dans la nature.
Votre époux a concrétisé votre rêve de revenir travailler à Maurice ?
(Rires) J’ai rencontré Owen à l’université où j’entreprenais des études pour devenir microbiologiste et Bio technologiste. Passionné par la biodiversité, il connaissait déjà Maurice. Comme j’ai toujours eu l’intention de revenir sur mon île natale pour exercer, nous en avons discuté. Nous avons décidé de retourner à Maurice en 1984. Et en 1985, nous avons créé Bioculture. Owen ne m’a pas juste soutenue à la conception de Bioculture, nous l’avons créé ensemble. C’était une rencontre de rêve commun, un parcours à deux.
Des débuts difficiles pour se lancer dans le « Monkey Business » à Maurice ?
À l’époque, les pays fournisseurs de singes ne pratiquaient pas l’élevage. Ils capturaient des singes directement dans la nature. Owen et moi avons démarré sur la base d’une idée seulement, et nous avons appris sur le tas, sans aucune documentation de référence sur l’élevage des singes pour répondre aux besoins de la recherche biomédicale. Nous avions en tête de lancer cet élevage de singes comme une start-up avec Bioculture.
Et ensuite ?
La détermination était là. Une idée était née. Avec persévérance et le soutien de l’équipe qui nous a accompagnés et entourés, nous avons monté Bioculture. Sans l’équipe, ce rêve ne se serait pas matérialisé.
Les singes mauriciens étaient déjà considérés comme des « nuisibles » à l’époque ?
À l’époque, les singes de Maurice étaient déjà considérés comme une gêne pour la biodiversité et l’agriculture. Owen et moi étions également au courant du projet de conservation de la Mauritius Wildlife Foundation pour protéger et préserver les oiseaux endémiques. Forts des connaissances d’Owen sur la biodiversité, et de mon expérience de travail dans la recherche biomédicale, nous étions déterminés à faire d’une pierre, deux coups : transformer une espèce nuisible en une ressource utile pour améliorer la condition humaine.
Cela a été difficile ?
Pour commencer, il y a eu des hauts et des bas, auxquels nous avons fait face avec persévérance et un esprit d’équipe, entourés des personnes qui se sont jointes à Bioculture. Elles ont amené « zot blok » à la construction de cette entreprise, passant de 5 à 6 employés au nombre de 760 aujourd’hui.
Et l’expansion en Amérique ?
Les clients de Bioculture sont, pour la plupart, de grosses boîtes pharmaceutiques qui ont, pendant des années, souhaité avoir les animaux facilement disponibles aux États-Unis. Maintenant, avec la possibilité d’utiliser des charters, l’étape suivante et évidente était d’implanter des locaux aux États-Unis pour y expédier nos animaux en groupe qui seraient mis en quarantaine et rendus facilement accessibles aux clients au moment où ils en ont besoin pour leurs études. La pandémie de COVID-19 n’a fait que confirmer que c’était effectivement la meilleure stratégie.
Qu’est-ce qui vous a permis d’être ce que vous êtes aujourd’hui ?
Je dirais que c’est la passion et la détermination. D’ailleurs, les cinq valeurs clés de Bioculture sont la persévérance, la compassion, l’humilité, l’intégrité et l’esprit d’équipe. Je ne le dirai jamais assez, sans les individus extraordinaires qui se sont joints à la « BCM family » à toutes les étapes de notre parcours, tout cela n’aurait jamais été possible. Et bien sûr, les autorités nous ont soutenus au fil des années.
Combien coûte un singe mauricien ?
Les prix varient selon que le singe a été capturé dans la nature ou est né en captivité. Étant donné que la grande majorité des singes exportés de Maurice aujourd’hui sont nés en captivité, leur coût est d’au moins 4 000 dollars américains, hors frais d’exportation. Le prix dépend aussi de si le singe est de première ou de deuxième génération, ainsi que de son âge.
Quant au coût de production de ces singes, il est considérable, comme vous l’avez remarqué en voyant toutes nos installations et procédures. Nous respectons également des normes très strictes et maintenons un ratio élevé de personnel par animal pour assurer à nos singes la qualité de vie requise.
En plus des diverses taxes et de la contribution obligatoire au CSR (Corporate Social Responsibility), comme c’est le cas pour toutes les entreprises à Maurice, il y a un prélèvement spécial (« Special Levy ») de 200 dollars par singe exporté que nous devons verser au gouvernement. Sans oublier qu’à Bioculture, nous avons notre propre philosophie de redonner à la communauté et à la nature, allant ainsi bien au-delà des 2 % du fonds CSR. En effet, 7 à 10 % de nos profits totaux sont alloués aux projets communautaires et environnementaux.
Combien de singes, en moyenne, sont expédiés aux États-Unis chaque année pour la recherche ?
Selon les chiffres des Centres for Disease Control and Prevention, les États-Unis importent approximativement 17 000 singes par an, dont approximativement 5 000 proviennent de Bioculture. Il est à noter que Bioculture n’exporte des singes que pour la recherche biomédicale.
Comment Bioculture s’assure-t-elle que les singes sont traités de manière éthique ?
Nous avons établi des Standard Operating Procedures (SOPs) et sommes accrédités et membres de l’AAALAC et l’ISO9001:2015. Les autorités mauriciennes, comme la Division vétérinaire et le National Parks and Conservation Service, nous auditent régulièrement, parfois même par surprise. Nos clients viennent aussi régulièrement visiter Bioculture.
Comme cette industrie est cruciale pour l’avancement de la santé humaine et qu’elle est sujette à des polémiques, le contrôle qui est exercé par les autorités est bien plus strict tout au long de la chaîne. Ce qui est d’ailleurs une bonne chose. Nous avons également un comité d’éthique que nous retravaillons pour intégrer le concept du « One Welfare -Animal/Human/Environment ».
Les singes qui ne sont plus nécessaires à la recherche sont-ils placés dans des environnements adaptés ?
Les femelles, à la fin de leur vie reproductrice, sont transférées dans des colonies spéciales et adaptées à leurs besoins. Certaines études nécessitent aussi des singes plus âgés pour des recherches gérontologiques.
Quels sont les défis auxquels Bioculture est confrontée dans son travail avec les singes ?
Nos 39 années d’expérience dans l’élevage de singes nous ont permis de développer des compétences et pratiques solides afin de veiller à la santé et au bien-être des singes que nous élevons. Nous estimons toutefois que c’est un effort continu. Nos équipes vétérinaires et techniques réfléchissent donc régulièrement à de nouvelles pratiques afin d’améliorer le bien-être de nos singes et à les soigner de la manière la plus efficace possible en cas de besoin.
Comment Bioculture protège-t-elle les singes des maladies ?
Le suivi médical du singe se fait dès le premier jour et se constitue d’examens physiques, tests, vaccins, traitements et contrôles réguliers par une équipe dédiée comptant 550 employés directement impliqués dans les soins quotidiens. À savoir, les vétérinaires, les techniciens animaliers, techniciens de nettoyage, équipe de comportement et bien-être de l’animal, et gérants de la nourriture etc. Les cages sont lavées quotidiennement et aseptisées 2 à 3 fois par semaine.
Face aux maladies transmissibles par les singes, comment protégez- vous vos employés ?
En ce qui concerne nos employés, il est primordial pour nous qu’un screening médical complet soit effectué avant le début de leurs contrats. Ensuite, un suivi strict, incluant tests et vaccinations, se fait pendant toute la durée de leur emploi à Bioculture. De plus, les employés sont équipés de « Personal Protective Equipment » (PPE) pour diminuer tout risque de contamination, que ce soit de l’homme à l’animal ou vice versa.
Nous ne protégeons pas seulement nos animaux des risques de contamination des hommes, mais aussi des singes sauvages. Donc, nos sites sont protégés de l’incursion des singes sauvages.
Bioculture a été critiquée par des activistes déplorant la cruauté envers les animaux. Comment surmontez-vous tout cela ?
En adoptant une politique d’ouverture et de transparence. Nous invitons nos détracteurs à nous rencontrer et à venir visiter nos sites. D’ailleurs, certains d’entre eux ont déjà accepté notre invitation.
Je pense qu’il y a toujours un avant et un après-visite. Les critiques émanent souvent de personnes qui n’ont pas vu les conditions dans lesquelles nos singes sont élevés, et surtout tous les efforts que nous déployons pour qu’ils évoluent dans les meilleures conditions possibles. Nous avons aussi une « Culture of Care » à tous les niveaux et à tous les instants de la vie de nos singes.
Un message à vos « détracteurs », comme vous le dites ?
(Rires) Je dirais simplement que l’utilisation du singe est incontournable dans la recherche biomédicale et dans l’avancement de la santé humaine ainsi qu’animale. Aussi, nous réitérons et renouvelons notre invitation, car nous sommes ouverts au dialogue dans la mesure où celui-ci se déroule dans le respect.
Avec les nombreux articles dans la presse, vos employés ont vu leur emploi être menacé ?
Effectivement. Nos employés sont très affectés par ces articles. Cela les touche personnellement parce qu’ils croient fermement en ce que nous faisons à Bioculture et qu’ils se donnent avec amour. Nous avons 760 employés directs, issus principalement de la région du Sud. Bioculture est l’employeur majeur de cette région.
Si les singes n’étaient plus utilisés pour la recherche, quel serait le pire scénario ?
La recherche biomédicale viendrait alors à un arrêt complet et des millions d’humains et d’animaux mourraient…
Laisser les malades mourir ou développer la recherche pour les aider à guérir ?
Dites-nous le vous-même… (Rires) Je pense que c’est une question que vous devriez poser aux extrémistes des droits des animaux. Quant à nous, nous connaissons la réponse.
Existe-t-il des programmes de sensibilisation du public sur le travail de Bioculture ?
Oui, nous avons des programmes éducatifs destinés aux écoles, collèges et universités, ainsi qu’à nos fournisseurs et à des clubs sociaux tels que Rotary. Nous allons aussi faire en sorte d’inviter la presse de manière plus régulière.
Le singe est lié à la religion. Comment expliquer que les singes mauriciens sont utilisés comme ressources pour la recherche ?
Ce débat n’a pas lieu d’être, car l’Inde elle-même est l’un des pays où de nombreuses recherches biomédicales sont menées. D’ailleurs, ce type de polémique ne se pose pas en Inde.
Les projets de conservation de la biodiversité de Bioculture sont-ils liés au Conservation Fund/Consolidated Fund du gouvernement ?
Nos projets de conservation de la biodiversité à Maurice, Rodrigues et à Madagascar n’ont aucun lien avec le Conservation Fund/Consolidated Fund du gouvernement, contrairement à ce que certains détracteurs ont pu prétendre.
Le Conservation Fund est un fonds gouvernemental établi depuis les débuts de cette industrie. Il existe une « Conservation levy » qui s’applique à chaque exportation de singes. Actuellement, elle est de 200 dollars américains par singe exporté, en plus des taxes normales dont nous nous acquittons en tant que compagnie. Ce fonds est destiné à financer les divers projets de conservation du gouvernement, y compris la gestion des parcs nationaux tels que le Parc national de Rivière-Noire, l’estuaire de Terre-Rouge, le Parc national de Bras-d’Eau, et les ilots autour de l’île etc.
Les projets de conservation de biodiversité de Bioculture sont financés par la firme elle-même.
Des projets en cours et à venir ?
Nos projets en cours ont pris tellement d’ampleur, et s’ajoutant à cela, nous avons tant de projets dans le pipeline que nous avons pris la décision de créer une Fondation. Son but est de gérer plus efficacement les projets actuels et futurs.
Nous avons déjà entamé un plan décennal pour les villages de Batimarais et de Château Bénarès. Des travailleurs sociaux sont employés à plein temps par Bioculture pour mener à bien un travail de terrain. D’autres initiatives suivront dans cette optique à l’avenir.
Nous projetons également de créer une clinique vétérinaire pour la communauté, financée intégralement par Bioculture. Cela représente une évolution de nos actions antérieures, qui incluaient des journées de service vétérinaire communautaire et le soutien à des associations pour la stérilisation des animaux domestiques. Ainsi, il s’agira d’une clinique dotée de personnel dédié.
Pour conclure, quel est votre point de vue sur la réduction progressive (« phasing out ») de l’utilisation des animaux dans la recherche en laboratoire au profit de l’intelligence artificielle ?
Possiblement, oui. Mais, je ne pense pas que ce sera dans un proche avenir. Tout le monde est actuellement sur le pied de guerre pour essayer de raffiner les procédés afin de réduire le nombre d’animaux utilisés dans la recherche médicale.
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