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Manisha Dookhony : « L’élimination brutale des allocations sociales provoquerait une grogne sociale majeure »

Elle privilégie les soins économiques ciblés plutôt que les coupes brutales. Pour Manisha Dookhony, CEO de Terramont Capital Partners, le premier Budget de l’Alliance du Changement, attendu le 5 juin, doit éviter toute frustration généralisée en misant sur des mesures équilibrées, apaisantes et stratégiquement orientées.

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Le 5 juin 2025 marquera le tout premier Budget du gouvernement du Changement. Quelles sont ses marges de manœuvre ?
Ce premier Budget s’inscrit dans un contexte économique et social particulièrement tendu. Les marges de manœuvre du gouvernement sont fortement contraintes par plusieurs facteurs, à commencer par une dette publique élevée atteignant près de 90 % du PIB (Produit intérieur brut), soit environ Rs 628,2 milliards au 31 mars 2025. Cette dette, en hausse continue, limite la capacité du gouvernement à financer de nouvelles mesures sans aggraver la viabilité budgétaire.

À cela s’ajoute un déficit budgétaire important, estimé à 9,5 % du PIB à la fin de l’exercice fiscal. Ce qui restreint encore davantage la possibilité d’augmenter les dépenses publiques sans recourir à un endettement supplémentaire.

Par ailleurs, la croissance économique prévue pour 2025 demeure modérée, oscillant entre 3 % et 3,5 %, en baisse par rapport aux prévisions initiales. L’économie reste fragile, avec une forte dépendance aux importations et des risques pesant sur les secteurs exportateurs, notamment en raison de potentielles taxes douanières américaines. L’inflation, après avoir atteint un creux de 2,5 % en mars 2025, devrait remonter à environ 3,5 % d’ici la fin de l’année, sous l’effet de facteurs externes tels que la hausse des prix importés et des salaires.

Et Navin Ramgoolam et Paul Bérenger ont fait comprendre que le 5 juin s’annonce comme un exercice de funambule. Est-ce à dire qu’ils nous préparent à un Budget « ser sintir » ?
Une politique d’austérité stricte ne semble pas envisagée, mais le gouvernement devra arbitrer entre la satisfaction des attentes populaires et l’exigence de viabilité budgétaire. Par ailleurs, la préservation de l’indépendance des institutions économiques, notamment la Banque de Maurice (BoM), sera cruciale pour garantir la crédibilité de la politique budgétaire.

À mes yeux, l’exercice budgétaire demeure trop général, car pour opérer de véritables changements économiques, il faut une approche stratégique approfondie par secteur. À titre d’exemple : le Blueprint récent sur l’intelligence artificielle (IA). Cela dit, ce premier Budget de l’Alliance du Changement s’annonce comme un test majeur pour la crédibilité du nouveau régime et pour la direction économique qu’il souhaite imprimer, dans un contexte de marges de manœuvre très limitées et de choix difficiles à opérer.

Le gouvernement devra arbitrer entre la satisfaction des attentes populaires et l’exigence de viabilité budgétaire»

Le gouvernement a dressé un état des lieux de notre économie, et le constat, selon le document, serait accablant, tant au niveau des finances que des chiffres jugés erronés par l’ancien gouvernement, destinés à faire croire que l’économie se portait bien. Explications ?
Deux critiques principales sont formulées : Manipulation des chiffres : si vous vous souvenez bien, il y a quelques années, les chiffres officiels de croissance avaient été ajustés. L’ancien gouvernement aurait présenté des données économiques biaisées pour donner une image trompeuse de prospérité (« faire croire que notre économie se portait bien »). Cela pourrait concerner des indicateurs tels que la croissance, le chômage ou les investissements.

Problèmes de gestion financière : le gouvernement actuel accuse l’ancienne administration d’une mauvaise gestion des finances publiques – endettement croissant, dépenses excessives, recettes surestimées, etc.

Cette situation n’est pas propre à Maurice : plusieurs pays ont connu des controverses similaires après une alternance au pouvoir, comme l’Argentine, où les statistiques sur l’inflation avaient été contestées sous le gouvernement Kirchner.

Le traité signé entre le Royaume-Uni et Maurice sur les Chagos devrait rapporter des capitaux au pays. Le Deputy Prime Minister Paul Bérenger a prévenu que cet argent, provenant de la location de la base de Diego Garcia, n’est rien en comparaison des dépenses de l’État. Votre avis ?
Cette manne financière de Rs 10 milliards, équivalant à 1,38 % du PIB, constitue une bouffée d’oxygène pour nos finances publiques. Son impact sera immédiat : le déficit public devrait se contracter, passant de 6,41 % à 5,32 % du PIB, réduisant d’autant notre recours à l’endettement. Ces indicateurs reflètent un assainissement des comptes nationaux et un soulagement notable pour le Trésor public.

Certes, cette somme ne couvrira pas l’ensemble de nos dépenses, mais elle représente un formidable levier de développement. Plusieurs options s’offrent à nous. Le placement dans un fonds souverain générant des rendements durables (via intérêts composés ou plus-values à long terme) pourrait multiplier sa valeur initiale. De plus, son utilisation comme instrument de garantie permettrait d’amplifier son effet de levier, attirant des investisseurs privés et stimulant une croissance inclusive.

La clé du succès réside dans une gestion rigoureuse : transparence absolue, maîtrise des risques et alignement sur nos priorités stratégiques (diversification économique, transition écologique, justice sociale). Ces Rs 10 milliards (location de Diego) annuelles ne sont pas qu’une aubaine ponctuelle, mais la semence d’une prospérité durable — à condition de les faire fructifier avec vision et discipline.

La population s’attend à ce que le gouvernement respecte au moins quelques-unes de ses promesses, comme la baisse des prix des commodités de base. Cela se fait toujours attendre et c’est le contraire qui se produit. Quel effet cela peut-il avoir sur le gouvernement ?
Les attentes sociales sont effectivement très élevées. L’Alliance du Changement a pris des engagements forts lors de la campagne électorale, tels que l’Internet gratuit, l’abolition de la redevance TV, la baisse des prix du carburant, la création d’un fonds de Rs 10 milliards pour stabiliser les prix ou encore la suppression de l’impôt sur la pension de vieillesse. 
La population attend la concrétisation de ces mesures, mais leur financement reste incertain dans le contexte actuel. Les institutions internationales, comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ainsi que la BoM, appellent à la consolidation fiscale et à une gestion rigoureuse des finances publiques, en insistant sur la nécessité de lutter contre le gaspillage.

Face à ces contraintes, le Budget 2025 devra être un exercice de compromis. Le gouvernement ne pourra pas tout donner à tout le monde et devra probablement étaler la mise en œuvre des promesses sur plusieurs années, tout en maintenant une priorité sur les mesures sociales.

Plutôt qu’une suppression pure et simple des allocations, le gouvernement pourrait instaurer un système plus ciblé»

Concernant la consom-mation, l’une des mesures populaires prises en France et dans certains pays nordiques consiste à exiger des grandes surfaces qu’elles réduisent leur marge bénéficiaire d’au moins 50 % sur les commodités de base à la fin de chaque mois, afin de soulager les ménages, petits et moyens. Serait-ce faisable à Maurice ?
Je pense que c’est une très bonne idée, et tout à fait réalisable à Maurice. Il est important de faire appel à la conscience sociale et communautaire des grandes surfaces. 

En France, la chaîne E.Leclerc, très impliquée dans le tissu social, a été l’une des premières à prendre ce type d’engagement. Ainsi, les 600 centres E.Leclerc sont détenus par des dirigeants-locataires indépendants regroupés en coopératives régionales. Cela permet des négociations collectives importantes avec les fournisseurs (-10 %, -15 % par rapport aux concurrents), tout en conservant une adaptabilité locale.

Ils ont mis en place une stratégie de prix ciblée avec les « Rayons Combat », où la marge brute est réduite à 5-8 % sur 300 produits vitaux (lait, pâtes, riz) contre 20-25 % en moyenne. Ils ont aussi développé des innovations anti-inflation telles que le « drive fermier » : circuit court intégré (marge maximale de 15 % contre 40 % dans le commerce conventionnel), ainsi que le « prix cautère », un gel temporaire des prix sur 100 produits pendant 4 mois.

Ils proposent aussi le « ticket Éco » : une carte de fidélité donnant droit à -15 % sur un panier personnalisé de produits de base.

Quelles sont les mesures phares que le gouvernement devrait prendre, par ordre de priorité ? 
Le gouvernement doit lancer en urgence la rénovation du port, la modernisation des centrales thermiques, la construction de nouveaux réservoirs… mais aussi la rénovation des réseaux routiers secondaires, la modernisation des systèmes d’assainissement, ainsi que la construction de centres de santé de proximité.

Sans fonds propres suffisants, le gouvernement doit réviser sa stratégie de financement des investissements dans les infrastructures. Il existe aujourd’hui plusieurs modèles qui fonctionnent bien ailleurs.

Serait-ce la grogne généralisée si jamais le Budget à venir supprimait toutes les allocations offertes par le MSM et ses alliés à la population, qui aident ceux au bas de l’échelle sociale à survivre ?
L’élimination brutale des allocations sociales instaurées par le gouvernement précédent provoquerait inévitablement une grogne sociale majeure, surtout dans le contexte actuel de vie chère et de précarité accrue. Ces aides – bien que parfois distribuées de manière clientéliste – sont devenues un véritable filet de survie pour les ménages les plus vulnérables.
Supprimer du jour au lendemain l’allocation aux personnes âgées, les allocations familiales ou les aides à l’éducation reviendrait à plonger des milliers de familles dans d’extrêmes difficultés, avec un risque réel de troubles sociaux.

Cependant, une réforme intelligente s’impose : plutôt qu’une suppression pure et simple des allocations, le gouvernement pourrait instaurer un système plus ciblé (en fonction des ressources réelles) et conditionnel (scolarisation des enfants, formation professionnelle). L’idée serait de transformer ces aides passives en véritables leviers d’autonomisation, tout en réduisant progressivement les allocations pour les classes moyennes qui n’en ont pas réellement besoin.

Cette approche permettrait de réaliser des économies budgétaires sans provoquer un choc social violent. La clé réside dans la communication : expliquer clairement que ces réformes visent à pérenniser le système de protection sociale tout en encourageant le retour à l’emploi.

Une transition bien gérée, accompagnée de mesures d’accompagnement vers l’emploi, pourrait faire accepter ces changements. Mais toute réforme mal préparée ou perçue comme injuste risquerait de déclencher un mouvement de protestation d’ampleur, dans un contexte où la population est déjà extrêmement tendue.

Toute réforme mal préparée ou perçue comme injuste risquerait de déclencher un mouvement de protestation d’ampleur»

Le pays applique depuis quelque temps un salaire minimum de Rs 17 500 par mois. Or, dans certains secteurs clés de notre économie (autobus, restaurants, hôtels, magasins, grandes surfaces, etc.), les employeurs sont contraints de faire appel à de la main-d’œuvre étrangère. Un paradoxe, car ces travailleurs étrangers coûtent souvent plus cher que le salaire minimum en vigueur, en raison de l’ensemble des frais qui les accompagnent…
Le recours croissant à une main-d’œuvre étrangère dans des secteurs pourtant couverts par le salaire minimum de Rs 17 500 met en évidence un profond paradoxe dans notre marché du travail. Cette situation s’explique par plusieurs facteurs structurels : d’une part, les Mauriciens boudent massivement ces emplois jugés pénibles (horaires contraignants, conditions difficiles), malgré le salaire minimum garanti, privilégiant parfois le chômage ou se tournant vers des secteurs jugés plus valorisants.

D’autre part, un phénomène nouveau aggrave la situation : l’écart salarial entre diplômés et non-diplômés s’est dangereuse-ment réduit, les salaires de départ des diplômés universitaires oscillant désormais entre Rs 25 000 et Rs 30 000. Cette compression salariale réduit l’incitation pour les jeunes à accepter des postes exigeants, mais peu valorisés.

Les employeurs, confrontés à cette pénurie locale, n’ont d’autre choix que de recourir à des travailleurs étrangers. Une solution paradoxalement plus onéreuse (frais de recrutement, logement, permis de travail), mais qui garantit une main-d’œuvre plus disponible, disciplinée et flexible.

Cette situation révèle une double crise : celle de l’attractivité des métiers manuels, et celle de la faible valorisation des diplômes. Pour y remédier, une revalorisation globale des grilles salariales dans ces secteurs clés s’impose, accompagnée d’une reconnaissance sociale accrue de ces métiers essentiels à notre économie.

Sans ces réformes, le risque est grand de voir se creuser davantage le fossé entre une main-d’œuvre locale surqualifiée pour certains postes et sous-payée pour d’autres, et une dépendance toujours plus forte envers les travailleurs étrangers. À terme, cela pourrait accélérer la fuite des cerveaux.

Toujours dans le domaine de la rareté d’une main-d’œuvre formée : nos jeunes diplômés de l’École hôtelière se font d’abord la main dans les hôtels mauriciens, puis, après trois ans environ, partent travailler sur des croisières. Que faire pour les retenir chez nous ? 
La fuite de nos jeunes diplômés de l’École hôtelière vers les compagnies de croisière est sans doute le reflet positif de la qualité de notre main-d’œuvre, mais elle met aussi en lumière une faille majeure dans notre écosystème : l’absence de valorisation salariale suffisante pour rester compétitif. Les grilles de rémunération dans l’hôtellerie doivent aller au-delà du simple salaire minimum et intégrer des bonus liés à la performance, à l’ancienneté, voire à la fidélité.

Ensuite, des avantages différenciateurs pourraient réellement peser dans la balance : logements subventionnés à proximité des zones hôtelières, partage des bénéfices, participation au capital de l’entreprise, ou encore programmes de formation continue débouchant sur des certifications inter-nationales reconnues.

Mais surtout, il faut repenser en profondeur les perspectives de carrière : mettre en place des parcours professionnels structurés, avec un accès accéléré à des postes à responsabilité, instaurer des programmes de mentorat avec des cadres expérimentés, et développer des passerelles vers des spécialisations valorisantes (œnologie, management de luxe, écotourisme, etc.).

Le secteur de l’hôtellerie doit aussi améliorer les conditions de travail : proposer des horaires plus flexibles, renforcer la reconnaissance des performances, et offrir un cadre professionnel dans lequel les jeunes peuvent se projeter à long terme. C’est à ce prix que l’on pourra espérer rivaliser avec l’attrait des croisières.

Restons dans le monde de l’hôtellerie : notre destination s’est forgé une excellente réputation en termes d’accueil et de qualité de service. Or, avec la présence croissante de travailleurs étrangers, dont la plupart ne maîtrisent ni l’anglais ni, a fortiori, le français, ne risque-t-on pas d’assister à un nivellement par le bas ?
L’excellence de l’hospitalité mauricienne, pierre angulaire de notre attractivité touristique, pourrait effectivement être menacée par le recours croissant à une main-d’œuvre étrangère souvent insuffisamment formée aux exigences linguistiques et aux standards de qualité du secteur. Cette situation crée une tension palpable entre la nécessité de combler les postes vacants et l’impératif de préserver notre réputation d’excellence.

La solution réside dans un équilibre stratégique : instaurer des quotas encadrés de travailleurs étrangers, conditionnés à des tests linguistiques obligatoires, et mettre en place des programmes de formation accélérée adaptés aux codes de l’hospitalité mauricienne.

Mais dans le secteur touristique, la « Mauritian Touch » est difficilement remplaçable.

Venons-en aux petites et moyennes entreprises (PME), ainsi qu’aux très petites et moyennes entreprises (TPME) : avec la hausse continue des coûts de fonctionnement, l’obligation légale d’appliquer le salaire minimum, la raréfaction des commandes et d’autres obstacles majeurs, comment permettre à ces structures de garder la tête hors de l’eau, alors même qu’elles constituent le moteur essentiel de notre économie ?
Les PME et TPME, véritables piliers de notre tissu économique, sont aujourd’hui asphyxiées par la flambée des coûts opérationnels, la complexité administrative et la morosité du marché local. Face à cette urgence, une réponse immédiate et multidimensionnelle s’impose.

En premier lieu, un soulagement fiscal ciblé devient indispensable : moratoire sur les cotisations sociales pour les plus vulnérables, crédits d’impôt spécifiques, subventions sur les coûts énergétiques pour les secteurs clés. L’accès au financement doit être repensé en profondeur, à travers la création d’un fonds de garantie étatique, alimenté par les fonds issus du dossier Chagos, et couplé à une plateforme publique numérique reliant PME et investisseurs.

La simplification adminis-trative est non négociable : guichet unique digital, exemption de TVA pour les micro-entreprises et réduction des contraintes réglementaires excessives.

Pour relancer ces entreprises, des mesures fortes s’imposent : mise en place de chèques « Achetez Morisien » pour les ménages, lancement d’une campagne « Lokal First » avec avantages fiscaux incitatifs, et intégration systématique de produits locaux dans les circuits touristiques.

L’innovation doit être soutenue par des vouchers de formation, la création de parcs technologiques à faible coût et un programme d’accompagnement à l’export.

Il faut également lever les barrières d’accès aux grandes surfaces, où les portes restent souvent fermées aux petits producteurs locaux.

 

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