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Manisha Dookhony : «Le PM n’use pas d’hyperbole en évoquant une «bombe» à désamorcer d’urgence»

Pour l’économiste Manisha Dookhony, toute réforme n’est pas un choix politique, mais une loi de la comptabilité nationale. Pour une meilleure équité, le pays se doit d’adopter un ciblage rigoureux tout en préservant les plus vulnérables et, surtout, éviter que ce ciblage ne devienne un facteur qui divise. Mais, elle prévient que, sans réforme, la Basic Retirement Pension deviendra un boulet fiscal pour les générations à venir.

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Selon les différents chiffres, dits officiels, la réforme de la BRP était-elle inévitable?
L'économie mauricienne, déjà aux prises avec une inflation persistante, doit simultanément affronter une crise démographique silencieuse aux implications financières cataclysmiques : l'explosion insoutenable du coût de la Basic Retirement Pension (BRP). La réforme de ce pilier de la protection sociale n'est pas une simple option politique, elle est une nécessité incontournable. Le Premier ministre n'use pas d'hyperbole en évoquant une « bombe » à désamorcer d'urgence. Le constat est implacable : entre 2010 et 2025, le coût annuel de la BRP est passé de 1,9 % à 7,8 % du Produit intérieur brut (PIB), une multiplication par quatre en seulement 15 ans. Le coût cumulé sur cette période atteint un vertigineux 828 % du PIB de 2025. Cette croissance exponentielle résulte de choix structurels intenables et de dynamiques démographiques alarmantes. Maurice détient le statut paradoxal d'être l'un des seuls pays au monde à financer intégralement sa pension de vieillesse par le budget de l'État, sans aucune part contributive. Cette générosité unique est héritée de compromis politiques historiques et souvent aussi de calcul électoral.

PM a repris les dires d’experts que, sans la réforme, on aurait été assis sur une bombe. Serait-elle sur le point d’exploser ? Si oui, comment la désamorcer?
L'avertissement du Premier ministre sur une « bombe » sociale repose sur des projections solides : avec seulement 2 actifs par retraité attendus en 2035, le système court à l'implosion. Le désamorçage exige un relèvement progressif de l'âge légal de la retraite (pour rééquilibrer le ratio démographique) l’âge de retraite est déjà à 65 ans, mais pourrait atténuer avec le relèvement de l’âge minimum pour la BRP, l'introduction d'un ciblage rigoureux basé sur les ressources (means testing) et la création d'un fonds souverain capitalisé alimenté par des recettes dédiées (fonds de la base de Diego Garcia, surplus budgétaires, privatisations). Sans ces mesures, la pression fiscale deviendrait étouffante.

Le défaut majeur a été de traiter la BRP comme un acquis immuable, sans mécanismes d’ajustement aux paramètres démographiques changeants.»

Maurice est parmi le seul pays au monde que la BRP n’est aucunement contributive. Pourquoi cette manne? Serait-on devenus Mère Teresa ?
Maurice se distingue comme l'un des seuls pays au monde doté d'une pension de vieillesse intégralement financée par le budget de l'État, sans contrepartie contributive. Cette singularité s'enracine dans un choix historique de solidarité nationale, mais n'a rien d'un acte de charité désintéressée ("Mère Teresa"). Elle reflète plutôt un modèle conçu lorsque le ratio démographique était favorable (4 actifs pour 1 retraité en 2000 et plus avant). Aujourd'hui, cette générosité devient un privilège intenable face au renversement pyramidal de la population.

La BRP est assez élevée relativement au salaire moyen, mais sans condition de ressources. L'Australie cible les plus pauvres. Les pays comme l’Allemagne et le Canada ont fixé l'âge de la retraite à 67 ans. Maurice rejoint une norme mondiale, mais sans les amortisseurs sociaux (préretraite, invalidité) Les systèmes par capitalisation comme au Chili stimulent l'épargne, mais exposent aux risques financiers. Il y a aussi l’anomalie que ceux qui travaillent jusqu’à 65 ans mais qui percoivent aussi une pension.

La BRP passe à 828 % du PIB, soit entre 2010 et 2025, cela donne froid au dos...
Le cumul des dépenses de la BRP atteignant 828% du PIB en 2025 (entre 2010 et 2025) illustre la difficulté de faire les reformes aux conséquences macroéconomiques lourdes. Le problème est que ces réformes sont dues depuis longtemps, mais ont été longtemps poussées sous le tapis. Ce chiffre signifie que près de 8 années complètes de production économique mauricienne ont été absorbées par ce seul poste de dépenses sur 15 ans. Une telle ponction cannibalise l'investissement public dans les infrastructures, l'éducation et l'innovation, compromettant la compétitivité future du pays.

La BRP vis-à-vis du PIB était de 1,9 % en 2010 et, en 2025, il est de 7,8 % du PIB. Qu’est-ce qui a cloché ?
La vague démographique des baby-boomers arrivant à l'âge de la retraite (+68 000 bénéficiaires depuis 2010), l'indexation automatique des montants sur l'inflation (alors que les salaires réels stagnent), l’augmentation de la pension pour attirer des votes et surtout l'inaction politique face aux alertes répétées. Le défaut majeur a été de traiter la BRP comme un acquis immuable, sans mécanismes d'ajustement aux paramètres démographiques changeants.

Cette générosité unique est héritée de compromis politiques historiques et souvent aussi de calcul électoral.»

La BRP concernait quelque 190 000 Mauriciens en 2010, en 2024, le chiffre enfle pour atteindre 258 000 et en 2038, on prévoit 315 00 bénéficiaires. Serait-ce dû à la longévité de vie de nos vieux ?
Si l'espérance de vie accrue (+7 ans depuis 1990) joue un rôle, l'essentiel de la hausse (190 000 bénéficiaires en 2010 → 258 000 en 2024) s'explique par l'entrée en scène des générations nombreuses nées (baby-boomers) durant le boom nataliste des années 1960-70. Ce « tsunami gris » était prévisible, mais son impact a été sous-estimé. La longévité aggrave la pression en allongeant la durée de perception (17 ans en moyenne aujourd'hui contre 10 ans en 1990). De l’autre côté, on ne fait pas assez de bébés et il y a aussi une question de la gestion (fund management) des fonds de pension. Le remplacement du NPS par la CSG n’a pas marché.

Le ratio contributeurs/bénéficiaires était de 3,9 en 2015 pour un retraité, puis à 2,7 en 2025 et on s’attend à 2 en 2035. Comment payer ?
Face à l’effondrement du ratio (3,9 en 2015 → 2,7 en 2025 → 2 en 2035), une hausse insoutenable des impôts étoufferait la croissance. Il peut y avoir, socialement, une réduction drastique des pensions et des subsides, ou alors une réforme multidimensionnelle pour augmenter les revenus. La voie viable combine un relèvement progressif de l’âge de départ, un ciblage des aides sur les plus vulnérables, et de fortes incitations fiscales à l’épargne-retraite privée complémentaire, afin de désengager partiellement l’État. Il faut aussi que nous réfléchissions à encourager l’immigration, comme le fait le Canada, avec une véritable politique migratoire.

Le taux de natalité est en baisse. Le slogan « Fer piti » est dans le vent, sortant de 6 à 1 en 1960 pour être réduit à 1,34 pour 1 en 2024, c’est en-dessous du seuil international qui est de 2,1. Ki fer pa fer piti ? Manque d’accompagnement, de structures, de garderies, de facilités aux jeunes couples, de ‘no-tax Budget’ sur les essentiels, comme le lait, les couches, les autres aménités, les médicaments pour bébés, les poussettes, puis pour les parents aussi et surtout, entre autres ?
Le taux de natalité mauricien, inférieur au seuil de renouvellement (2,1), résulte d'un cocktail de facteurs: les couples subissent le coût prohibitif des produits de base. C’est un budget d’accueillir un enfant, le déficit en infrastructures de garde (seulement 15 % des enfants de moins de 3 ans ont accès à des crèches subventionnées), des congés parentaux archaïques (2 semaines pour les pères). Il y a aussi, mais on en parle moins, des problèmes de fertilité, que ce soit pour les femmes que pour les hommes. Faire des enfants sans une réelle « politique de natalité » ne va pas inciter à faire plus d’enfants. Aujourd’hui aussi, les traitements à la fécondité coûtent extrêmement cher et restent peu accessibles. Il y a 50 ans, les activités de planning familial débutaient. À l’époque, beaucoup de projections démographiques étaient influencées par des écrits presque apocalyptiques sur l’explosion démographique – je pense notamment à James Meade. L’idée économique dominante, c’était que limiter le nombre de naissances par couple allait automatiquement stimuler le développement économique. Pourtant, le pays traversait alors de grandes difficultés. Depuis, il y a eu une réalité : celle d’un pays qui s’est enrichi. Et quand un pays s’enrichit, avec un mode de vie qui devient plus urbain, les couples ont naturellement tendance à avoir moins d’enfants.

L’espérance de vie a augmenté partout, et Maurice n’y échappe pas. La BRP deviendrait-elle insoutenable financièrement?
Oui, mathématiquement ! Un retraité perçoit désormais la BRP pendant 17 ans en moyenne, contre 10 ans lors de sa création. Combiné à la chute de la natalité, cela crée un déséquilibre financier ingérable. Les projections montrent que, sans réforme, la BRP absorberait 12 % du PIB en 2040, déclenchant une crise de la dette publique. La viabilité exige de corriger simultanément le paramètre « durée de perception » en augmentant l’âge minimum et le paramètre incluant le financement comme un fonds souverain.

Une vue générale de l’économiste que vous êtes sur le sujet qui fait débat serait la bienvenue…
La réforme n'est pas un choix politique, mais une loi de la comptabilité nationale. Sa réussite exige d'équilibrer la soutenabilité : par un fonds souverain et un relèvement progressif de l'âge légal. L’équité : via un ciblage rigoureux préservant les plus vulnérables. Mais ce ciblage ne devrait pas non plus devenir un facteur qui divise. Le risque ultime est l'inaction : sans correction, la BRP deviendra un boulet fiscal pour les jeunes générations, sapant le pacte social mauricien. Agir maintenant, c'est préserver l'esprit de solidarité tout en adaptant ses mécanismes à la réalité démographique du XXIe siècle. Il est bon de faire ressortir que nos aînés ont un pouvoir d’achat qui est souvent plus important. Et c’est ce qu’on appelle aussi le deuxième dividende démographique, car les aînés ont accumulé de la richesse et de l’épargne. Les opportunités offertes par le dividende de longévité peuvent potentiellement conduire à une amélioration de notre productivité et mener à une augmentation du revenu national brut. Donc, le vieillissement de la population ne veut pas nécessairement dire diminution de notre PIB.

  • Nou Lacaz

 

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