
Rupture transitionnelle ou continuité : le Budget 2025/2026 du gouvernement devrait donner une indication des choix économiques et sociaux en ligne avec les promesses de l’Alliance du Changement. Cependant, tous les signaux sont au rouge. « La dette publique est élevée, représentant près de 90 % du PIB et le déficit budgétaire est persistant et la croissance atone », fait observer Manisha Dookhony, économiste. Elle explique que l’État peut, entre autres, optimiser ses dépenses via la réduction des subventions inefficaces et rationaliser ses investissements afin d’augmenter ses recettes.
Quelle est la marge dont dispose le gouvernement ?
Le gouvernement dispose d’une marge budgétaire très limitée en raison d’un héritage économique difficile, caractérisé par une dette publique élevée, représentant près de 90 % du PIB, un déficit budgétaire persistant et une croissance atone. Malgré ce contexte contraignant, certaines opportunités existent. Il peut optimiser les dépenses publiques via la réduction des subventions inefficaces et la rationalisation des investissements. Une amélioration de la collecte des impôts et un élargissement de l’assiette fiscale pourraient également accroître les recettes. Le recours à des financements extérieurs, comme des prêts concessionnels de la Banque mondiale ou de l’Agence française de développement, ainsi que des partenariats public-privé (PPP), représente une autre source potentielle d’oxygène budgétaire. À cet égard, le mécanisme African Legal Support Facility, que je préside, utilisée par de nombreux pays pour soutenir le développement de projets d’infrastructures comme les ports ou les accords de production d’énergie (Power Purchase Agreements) en Afrique, pourrait être sollicitée. L’extension des PPA pour la production d’électricité locale est également envisageable. Une utilisation partielle et stratégique des recettes issues de la location des Chagos pourrait soutenir certains projets clés, à condition que ces fonds servent de levier plutôt que de simple garantie. Toutefois, des contraintes majeures subsistent, notamment la pression inflationniste, le changement structurel de l’économie et la dépendance accrue aux importations, en particulier dans les secteurs de l’énergie et de l’alimentation. D’autres défis incluent la perte de compétitivité du secteur touristique face à des destinations émergentes comme Dubaï et Gift City, l’impact des tarifs américains, ainsi que la baisse des recettes touristiques depuis le début de l’année, un phénomène accentué par le décalage de Pâques cette année.
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Quelles devraient être les priorités du gouvernement en tenant compte des déclarations de ses dirigeants selon lesquelles ils auraient hérité d’une situation économique ‘catastrophique’?
Dans un contexte économique difficile, il est essentiel de redéfinir les priorités pour relancer la croissance et assurer une prospérité durable. Le gouvernement devrait axer ses efforts sur une relance par l’investissement, en ciblant des secteurs stratégiques comme le manufacturier de pointe, l’économie circulaire, les infrastructures (transports et logement), ainsi que la transition énergétique (solaire, éolien). Parallèlement, le développement des technologies de l’information et de l’intelligence artificielle (TIC et IA), ainsi que la facilitation des affaires pour les nouveaux investisseurs et une refonte de l’offre financière, sont des leviers indispensables. Le soutien aux PME, via un accès facilité au crédit et une simplification administrative, est également crucial pour stimuler l’emploi et renforcer la compétitivité.
Sur le plan fiscal, une réforme plus équitable s’impose, incluant une taxation progressive des hauts revenus et une lutte renforcée contre l’évasion fiscale afin d’accroître les recettes publiques. D’autre part, le renforcement des filets sociaux (chômage, santé) est nécessaire pour protéger les ménages vulnérables. Dans ce cadre, une réflexion approfondie doit être menée sur le maintien de la contribution sociale généralisée, dont la soutenabilité à long terme est mise en question. Enfin, la diversification économique vers des secteurs innovants comme le numérique, l’économie bleue et la fintech permettrait de réduire la dépendance aux industries traditionnelles. Pour garantir l’efficacité de ces mesures, une gouvernance transparente et responsable est essentielle afin de restaurer la confiance des investisseurs et des citoyens.
Cette approche globale, combinant relance stratégique, justice fiscale et protection sociale, pourrait poser les bases d’une économie plus résiliente et inclusive.
Est-ce que l’argent provenant du deal « Chagos » sera d’un apport déterminant à notre économie durant les prochaines années et comment l’utiliser ?
Les fonds provenant de l’accord sur les Chagos, évalués à plusieurs milliards de dollars, pourraient jouer un rôle clé dans l’économie mauricienne s’ils sont utilisés de façon judicieuse. Une portion de ces ressources pourrait être investie dans un fonds souverain afin de créer des rendements pérennes.
Concernant les prévisions budgétaires pour 2025-2026, les finances publiques tireront un avantage significatif de ce règlement. Cette manne financière de Rs 10 milliards, équivalant à 1,38 % du PIB, constituera un appui économique précieux. Le déficit public devrait ainsi se résorber, passant de 6,41 % à 5,32 % du PIB après l’injection de ces fonds. Les besoins d’endettement s’en trouveront également allégés, témoignant d’une consolidation des finances nationales et d’un assouplissement des contraintes fiscales.
Il s’agit d’un atout majeur pour le développement économique du pays. Ces fonds pourraient être placés dans un portefeuille d’investissements générant des intérêts ou des plus-values sur le long terme. Par conséquent, ces Rs 10 milliards, s’ils sont gérés avec discernement, pourraient se transformer en une somme bien plus conséquente à l’avenir.
Une autre piste consisterait à utiliser ces Rs 10 milliards comme fonds de garantie, permettant à Maurice d’amplifier l’effet de cette injection financière, d’attirer des investisseurs privés et internationaux, et de promouvoir une croissance durable et équitable. L’enjeu réside dans une gestion rigoureuse et transparente, alignée sur les objectifs nationaux comme la diversification économique, l’adaptation climatique et la justice sociale. Les financements devraient prioriser des secteurs porteurs comme les énergies vertes (pour limiter la dépendance aux combustibles fossiles), la formation professionnelle (afin d’ajuster les qualifications aux exigences du marché) et les infrastructures durables (pour renforcer la résilience face aux aléas climatiques). La transparence dans l’allocation de ces fonds est primordiale : la mise en place d’une entité indépendante chargée de leur supervision permettrait d’éviter les malversations et les inefficacités. Le principal écueil serait une utilisation populiste ou improductive, par exemple pour combler des dépenses courantes plutôt que pour financer des projets structurants, ce qui compromettrait leur potentiel transformateur.
Resistans Ek Alternativ a formulé son souhait que l’État taxe les bénéfices réalisés par les gros conglomérats. Est-ce une bonne proposition et risque-t-elle d’être acceptée ?
Il n’est n’est pas facile de prendre des décisions dans une coalition. Surtout si c’est une coalition alliant des mouvances d’extrême gauche, de gauche, de centre et de droite… On ne sait plus dans quelle direction voguer ! La proposition de taxer davantage les bénéfices des grands conglomérats est économiquement sensée, mais politiquement sensible. Il y a des risques au niveau du secteur financier. D’un côté, une telle mesure pourrait réduire les inégalités, car ces groupes bénéficient souvent d’exemptions fiscales avantageuses. Et elle augmenterait les recettes de l’État sans pénaliser les ménages. De l’autre, elle risque de provoquer une fuite des capitaux ou une réduction des investissements, en plus des pressions des lobbys économiques sur le gouvernement. Une solution intermédiaire consisterait à introduire une taxe modérée sur les superprofits, tout en offrant des compensations sous forme de crédits d’impôt pour les entreprises qui réinvestissent localement. Le recalibrage des incitations s’impose afin de promouvoir d’autres secteurs que le secteur de l’immobilier.
Sur le plan politique, quelle pourraient être les conséquences de la non-tenue des grosses promesses populaires faites par l’Alliance du Changement ?
Le début de mandat est le moment de faire des réformes structurantes. Les promesses électorales (baisse des prix, création d’emplois, accès au logement), j’imagine, vont être échelonnées durant les quatre ans et demi qui restent. Le non-respect des promesses apporterait sans doute une perte de crédibilité face à une opposition prête à tirer profit de la frustration populaire. La grogne sur les réseaux sociaux, ainsi que les mouvements sociaux, pourrait émerger. À long terme, la situation pourrait évoluer en une instabilité politique et remettre en question la légitimité du pouvoir en place.
Sur quels pays l’île Maurice peut-elle compter pour des partenariats en vue de financer ses gros projets, à l’instar de l’Économie bleue ou celui de la transition vers le numérique ?
Déjà en vue des accords sur les Chagos, nous savons que nous pouvons faire appel au Royaume-Uni. Maurice peut compter sur plusieurs partenaires pour financer ses projets structurants, notamment l’UE par rapport au fonds vert pour la transition énergétique, en particulier sur les facilités de garantie l’Inde et de la Chine (investissements dans le numérique et les infrastructures), ainsi que la Banque africaine de développement (pour l’économie bleue et les projets d’infrastructures). Cependant, ces partenariats s’accompagnent souvent de contreparties, comme un accès préférentiel aux marchés mauriciens pour les entreprises étrangères ou un alignement géopolitique délicat, notamment dans le contexte de la rivalité entre les blocs occidentaux et les BRICS.
L’enjeu de la disponibilité de main-d’œuvre locale ne fait que gagner du terrain, avec des secteurs jusqu’ici ‘épargnés’ qui font appel à des étrangers...
La dépendance accrue envers les travailleurs étrangers dans des secteurs clés comme la construction, la finance, les TIC et la santé met en lumière les lacunes persistantes dans la formation de notre main-d’œuvre locale. Cette situation est d’autant plus préoccupante que Maurice fait face à un double défi démographique. Le pays a une population vieillissante et en déclin et la crise de la drogue rend une partie de la jeunesse inapte au travail ou incapable d’atteindre son plein potentiel. Même la création de centres de formation spécialisés dans des domaines porteurs comme le numérique ou le BTP ne suffira pas à résoudre ces problèmes structurels profonds.
Pour encourager l’emploi local, des mesures incitatives, comme des avantages fiscaux pour les entreprises recrutant des Mauriciens, pourraient être envisagées. Parallèlement, un contrôle plus strict des travailleurs étrangers s’impose, notamment face aux abus constatés : certains disparaissent après leur arrivée, tandis que d’autres, entrés avec des visas étudiants, occupent des emplois à temps plein ou dépassent les horaires légaux.
La question de l’intégration sociale reste également en suspens. À ce jour, peu d’actions concrètes ont été menées pour faciliter la cohésion entre travailleurs étrangers et la population locale. Enfin, il est essentiel de prendre en compte un aspect souvent négligé. Mes ancêtres étaient venus avec un billet retour, mais ils se sont installés ici définitivement, bon nombre de ces travailleurs sont susceptibles de s’installer durablement à Maurice. Cette réalité requiert une réflexion approfondie sur notre modèle d’immigration et ses implications à long terme pour la société mauricienne.
Comment expliquez-vous que l’actuel gouvernement ne baisse toujours pas de manière substantielle le prix des carburants alors que les cours mondiaux ont encore baissé ?
Plusieurs facteurs expliquent pourquoi les prix des carburants restent élevés à Maurice malgré la baisse mondiale. D’abord, la dépréciation de la roupie face au dollar augmente le coût des importations. Ensuite, le gouvernement maintient des taxes d’accises sur les carburants pour compenser d’autres baisses et pour remettre à flot les fonds de la State Trading Corporation. C’est aussi un moyen pour le gouvernement de récolter plus de revenus, en particulier à travers la taxe sur la valeur ajoutée imposée sur les produits pétroliers, en particulier avant le Budget. Une partie des revenus générés par ces taxes pourrait être utilisée pour financer la transition vers les énergies renouvelables. Finalement, il y a la raison que la raison ne connait pas…
Dans le domaine de l’éducation et celui de la formation, des voix s’élèvent pour critiquer l’accès à l’université de Maurice avec un minimum de critères. Ces mêmes voix font état d’un risque de ‘nivellement par le bas’ et la crainte de voir naitre davantage d’institutions tertiaires privées destinées à des familles souhaitant une ‘éducation de qualité’ ?
L’élargissement de l’accès à l’université de Maurice (UoM) soulève des débats sur le risque de «nivellement par le bas», mais cette démocratisation de l’enseignement supérieur pourrait devenir une force. Plutôt que de craindre la massification, inspirons-nous de modèles comme l’Inde avec ses bachelors honoris distincts des parcours classiques. Le vrai défi dépasse d’ailleurs le cadre universitaire : c’est toute notre économie qui doit éviter la médiocrité.
La solution ? Doubler les efforts sur l’excellence technique. Polytechnique Mauritius montre la voie avec ses formations professionnalisantes. Amplifions cette dynamique grâce à des partenariats public-privé ciblant les compétences d’avenir : intelligence artificielle, transition énergétique, etc.
Mais l’urgence démographique nous rattrape : avec une population qui pourrait chuter à 800 000 habitants d’ici à 2100, notre bassin étudiant va se tarir. L’enjeu est clair : attirer des talents étrangers et les retenir. Ces futurs diplômés internationaux pourraient devenir le sang neuf qui maintiendra notre compétitivité économique. La qualité ne se mesure pas au nombre d’étudiants refusés, mais à notre capacité à former et à garder les meilleurs talents, qu’ils viennent de Flacq, de Freetown ou de Phnom Penh.
L’UoM de demain doit donc être à la fois plus inclusive pour les Mauriciens et plus attractive pour la région. C’est ce double défi qui déterminera si nous subissons le déclin ou si nous le transformons en opportunité.
Peut-on raisonnablement souhaiter un nouveau modèle de développement et quelles seraient ses grandes lignes à votre avis ?
L’urgence d’un nouveau modèle de développement à Maurice n’a jamais été aussi criante. Notre économie, encore trop dépendante du tourisme, de l’industrie textile et des services financiers, montre ses limites face aux chocs externes et aux transformations globales. Mais dans cette situation, le développement d’un nouveau modèle de développement pour Maurice devrait reposer sur l’équité. Le futur modèle devrait s’articuler autour de cinq piliers essentiels.
Une économie résiliente et diversifiée : dépasser notre dépendance aux secteurs traditionnels en développant activement l’économie bleue (aquaculture durable, biotechnologie marine), l’économie circulaire (recyclage, valorisation des déchets) et les industries vertes (hydrogène, énergies renouvelables).
Un État stratège et efficace : finis les gaspillages et les projets pharaoniques. Place à une gouvernance agile, axée sur l’innovation, avec un recentrage sur les services publics essentiels (santé, éducation, logement) et une simplification administrative pour les entreprises.
Une transition juste et inclusive : protéger les plus vulnérables tout en encourageant l’autonomie, via un système de protection sociale ciblé et des formations adaptées aux métiers d’avenir (numérique, green tech). Réduire les inégalités avec une fiscalité plus progressive et une meilleure redistribution.
Une économie territoriale rééquilibrée : désengorger Port-Louis et développer des pôles régionaux spécialisés (technopoles à Rose-Belle, hubs logistiques à Rodrigues, écotourisme aux îles éparses).
Une intégration régionale renforcée : faire de Maurice un vrai hub africain, non seulement financier, mais aussi logistique, éducatif et technologique, en tirer profit de notre stabilité et notre connectivité.
Ce changement de cap exige un pacte social et politique courageux. Mais face aux défis climatiques, géopolitiques et économiques, nous n’avons plus le choix : il est temps de réinventer Maurice.
Certains observateurs font toujours état de la trop grande concentration des richesses, dont des terres entre les mains d’une bourgeoisie patrimoniale issue de la période coloniale. Ont-ils raison ?
C’est notre réalité à Maurice, une bourgeoisie patrimoniale issue de la période coloniale existe. La vente de ses terres en mode de lotissement ou smart cities est en train de renforcer le capital financier de ces groupes qui contrôle toujours une grande partie des terres et des capitaux. Une plus grande transparence des holdings pourrait contribuer à réduire ces inégalités. Il est certain aussi qu’il y a lieu de mettre une loi type antitrust comme aux US pour limiter la croissance des conglomérats. On ne souhaite pas que notre île devienne comme les Chaebols de Corée du Sud. Il est temps de mettre en place de nouveaux systèmes qui permettent le ‘trickle down’ incluant l’accès aux ventes des supermarchés, l’accès à des sous-traitants.

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