À la veille des célébrations marquant les 50 ans d’indépendance de Maurice, Lindley Couronne, directeur de DIS-MOI, fait un bilan de l’évolution des droits humains durant ces cinq décennies.
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Que signifie l’indépendance pour vous ?
À l’époque, j’étais encore enfant et cet évènement ne me disait rien évidemment. Avec le recul, j’ai compris que je suis né dans une île Maurice sous l’emprise de nos maîtres coloniaux. L’Indépendance, c’est aussi les Chagos que Maurice abandonne aux Anglais et surtout le traitement ignoble des Chagossiens par l’État mauricien à leur arrivée. Cela il ne faut pas l’oublier.
Mis à part l’abandon des Chagossiens par l’État mauricien, que retenez-vous de ces derniers 50 ans ?
Nous pouvons distinguer trois périodes distinctes. Les premières quinze années (1968-82), c’est un pays très fragile qui se cherche, avec une économie essentiellement agricole, tributaire de la canne à sure. Des politiciens relativement éclairés néanmoins, surtout quand Ramgoolam père et le Parti travailliste introduisent l’éducation gratuite. Nous avons aussi un Mouvement militant mauricien progressiste et résolument ancré dans la modernité avec une quête de justice qui marquera des générations entières.
La deuxième partie (1982-99) est caractérisée par une « révolution » industrielle et le choix économique d’un système capitaliste, adouci par un Welfare State à la mauricienne. Et cela, objectivement, c’est Jugnauth père qui sera l’instigateur de la transformation de Maurice qui entrera assez vite dans le cercle des pays nouvellement industrialisés. Le paysage du pays en sera transformé pour le meilleur, mais aussi pour le pire (développement sauvage).
La troisième partie correspond en gros au début du XXIe siècle et à la « révolution » technologique. La transformation économique se poursuit. Durant la dernière décennie, toutefois, nous constatons que la classe politique, de Ramgoolam fils à Jugnauth père, commence à dérailler et il est temps que la société civile se rende compte de l’urgence d’un renouvellement de nos politiques pour mieux affiner notre vision et entrer de plain-pied dans ce 3e millénaire.
Où se situe la lutte pour les droits humains ?
Au début des années 80, un groupe de jeunes mauriciens, comprenant Cyril Chung, Iqbal Rajahbalee et Kavi Pyneeandee, entre autres, forment Amnesty International à Maurice. C’est la nouvelle conscience des droits humains. Bientôt, avec l’introduction d’un nouveau concept, « l’éducation aux droits humains », Amnesty International Maurice décolle avec la création de pas moins de 30 clubs à Maurice et à Rodrigues. Anne-Marie Lapierre, une Canadienne, est l’une des chevilles ouvrières de ce magnifique travail. Alain Auriant, artiste et membre d’Amnesty, crée une magnifique chanson DIDI (Deklarasion iniversel draw imin) dont Amnesty en a fait un clip.
Nous avons un État de droit qui chancelle parfois. Heureusement notre judiciaire, notre presse et notre société civile restent des remparts solides pour contrer les tentatives de pervertir l’État de droit.»
Et au niveau de l’État, comment les droits humains sont-ils accueillis ?
L’État mauricien, soyons honnêtes, a été au diapason de pratiquement toutes les Conventions progressistes de l’Organisation des Nations unies de ces dernières décennies : de la Convention contre la Discrimination raciale à la Convention contre la torture en passant par les Conventions des droits de l’enfant, de la femme et des personnes à handicap. Mais l’État a été relativement faible par rapport à la vulgarisation de ces conventions, laissant à Amnesty International d’abord, puis à DIS-MOI quand Amnesty disparaîtra du paysage local, faire ce travail.
Pourtant, n’est-ce pas de la responsabilité de l’État d’éduquer son peuple par rapport aux droits humains ?
Évidemment, mais dans les faits, on ne le fait pas. Je ne retiens que deux actions politiques majeures en faveur d’une éducation aux droits humains. En 2002, Steve Obeegadoo, ministre de l’Éducation et progressiste, impose une éducation citoyenne et aux droits humains dans le primaire. Il m’emploiera ainsi que Ramesh Ramdoyal et Kader Kalla pour écrire un manuel de Citizenship Education. Ce sera un échec. Boycotté par le syndicalisme conservateur du primaire et dans le contexte d’un CPE qui ne tolère aucune autre matière qui n’est pas « examinable ».
Deuxièmement, en 2011, le Prime Minister’s Office (PMO) de Navin Ramgoolam, sous l’impulsion d’une dynamique fonctionnaire responsable du Human Rights Desk, décide de lancer l’éducation aux droits humains tous azimuts dans les 24 centres de jeunesse de Maurice ainsi qu’à Rodrigues.
Le PMO m’emploie comme consultant pour ce travail de quelques mois et ce sera une formidable expérience personnelle avec un mélange PMO/ministère de la Jeunesse/Equal Opportunities Commission. Des centaines de jeunes hommes et femmes ont ainsi été formés dans des cours de 15 heures (y compris deux heures au Parlement) et cela pendant pratiquement six mois.
Quid du présent gouvernement ?
Le gouvernement Lepep a été lamentable au niveau de l’éducation aux droits humains. La ministre Leela Devi Dookun-Luchoomun ne comprend manifestement pas grand-chose à cette affaire et laisse le soin à ses fonctionnaires de faire un pas en avant et trois pas en arrière. Depuis qu’elle est au pouvoir, c’est-à-dire trois ans, elle est supposée démarrer un programme d’éducation aux droits humains dans tous les collèges de l’île. Mais rien n’a été accompli dans les faits et je ne pense pas que jusqu’à la fin de son mandat ses fonctionnaires feront bouger les choses à cet égard.
Est-ce à dire que les droits humains reculent au niveau du pays ?
Non, je ne crois pas. La culture des droits humains fait son chemin au sein de la République de Maurice. DIS-MOI a repris le travail d’Amnesty. Elle a ouvert un bureau à Rodrigues et elle a institué des clubs des droits humains dans une vingtaine de collèges. Nous créons un groupe DIS-MOI à Agalega cette année. D’autre part, nous avons reçu, depuis peu, une excellente nouvelle. L’ambassade d’Australie, admirative de notre travail, financera le développement de DIS-MOI dans le Sud-Ouest de l’océan Indien, c’est-à-dire Madagascar, Seychelles, Comores, Maurice, Rodrigues et Agalega (à travers un projet d’éducation aux droits humains en ligne que créera DIS-MOI).
Le mot de la fin…
Pour les 50 prochaines années, il est impératif que l’État de droit soit consolidé à Maurice et dans la région de l’océan Indien. Que voyons-nous à présent ? Madagascar (et le rapport d’Amnesty International vient de le confirmer) est plus proche d’un État-voyou que d’un État de droit. Le concept même des droits humains semble pour les politiciens malgaches venir d’une autre planète ! Les Seychelles, sous le vernis d’un pays touristique, écologiquement viable, est toujours sous la tutelle d’Albert René, de ses fils et d’un parti unique de 40 ans. Les Comores commencent seulement depuis la dernière décennie à s’essayer à la démocratie.
À Maurice, nous avons un État de droit qui chancelle parfois. Heureusement, notre judiciaire, notre presse et notre société civile demeurent des remparts solides pour contrer les tentatives politiques de pervertir l’État de droit. Mais je suis raisonnablement optimiste que les droits humains seront un outil puissant de transformation pour les 50 prochaines années.
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