Serge Lebrasse, enseignant des écoles primaires, était le voisin de Ti-Frère. Il avait décidé de suivre les pas du maître, qu’il voyait souvent chanter sous la varangue d’une boutique, à Quartier-Militaire, après les heures de travail. Son histoire est remplie d’anecdotes les unes plus juteuses que les autres !
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Joseph Emmanuel Serge Lebrasse a connu une enfance plutôt malheureuse. « Mon père, Ignace Lebrasse, est mort à l’âge de 34 ans, trois mois après la naissance de sa benjamine. Il travaillait pour le gouvernement en place (colonial) au sein d’une compagnie de chemins de fer. Il a laissé quatre enfants (deux fils et deux filles) derrière lui, âgés de 9 ans, 7 ans, 20 mois et 3 mois respectivement », raconte-t-il.
Sa mère ne travaillait pas. Elle touchait une pension mensuelle de Rs 26,50. Le riz se vendait à six sous le demi-kilo et un pain à deux sous. « évidemment, l’argent n’était pas suffisant pour faire vivre toute la famille. à cette époque-là, il n’y avait pas la pension que verse la Sécurité sociale. Ma mère s’est tournée vers la couture, mais il n’y avait pas du travail tout le long de l’année. Donc, elle allait coudre trois fois la semaine chez trois soeurs : Mme Leal et Mme Rochecouste, qui habitaient Rose-Hill, et Mme Delaitre, qui résidait à Vacoas », se souvient Serge.
La famille habitait une maison en roches, à la rue La Bourdonnais, Rose-Hill. Sa mère faisait la couture dans une pièce donnant sur la rue. « J’avais environ 12 ans et je lui donnais un coup de main. Il est arrivé qu’à cet âge-là, j’ai développé un ulcère. Ma mère m’a emmené chez le Dr Delaitre. Après m’avoir examiné, il a annoncé à ma maman : « Madame, votre fils a un point au cœur. à partir de maintenant, il devra garder le lit entre trois et six mois », se souvient-il. Cette nouvelle l’a anéantie. Cela signifiait que Serge ne pouvait pas aller au collège, alors qu’il avait eu une bourse. « Docteur, mon fils est orphelin de père. Il a eu une bourse. Comment voulez-vous qu’il garde le lit pendant six mois ? » lui a dit ma mère. Il lui a répondu ceci : « Choisissez vous-même entre la vie de votre enfant et la bourse de votre enfant », dit-il encore.
Serge resta à la maison et apprit à coudre des boutons, à faire des boutonnières, des ourlés. « Après les fêtes de fin d’année, le travail a diminué et ma mère a dû retourner vers les trois soeurs. Je restais seul à la maison. Des fois, mes amis et moi allions pêcher des crevettes dans la rivière, derrière les locaux du Central Electricity Board. Un jour, nous avons été surpris par une dame, qui nous a demandé de ne pas faire cela, car cette rivière était dangereuse », déclare-t-il.
La recherche du travail
Après quelque temps, Serge commença à chercher du travail. Il ira voir du côté d’une usine et se fera embaucher. Il travaille dans la matinée pendant une semaine et dans la soirée la semaine suivante. « Après quelques jours, on m’a transféré dans une autre section, où l’on fabriquait des cordes à partir de l’aloès. Un jour, mon pouce a été pris dans l’engrenage. J’ai quand même réussi à en extraire ma main, sinon j’en aurais perdu une partie. En allant me faire soigner, j’ai entendu toutes les voitures klaxonner et les trains siffler. C’était l’Armistice. La Seconde Guerre mondiale venait de prendre fin ! Toutes les entreprises ont arrêté le travail pour célébrer l’événement. Si seulement on avait arrêté le travail quinze minutes plus tôt ! Ma main n’aurait pas été prise dans l’engrenage ! » raconte Serge avec le sourire.
Heureusement que le Dr Jawaheer, son camarade d’école, arrive à sauver le pouce broyé. Ce qui lui permettra de trouver un poste dans la fonction publique plus tard. Autrement, cela aurait été impossible.
À sa sortie de l’hôpital, Serge va passer quelques jours chez un oncle à Quartier-Militaire. Ce dernier connait un certain M. Besson, l’inspecteur des Bois et Forêts. Il lui trouve un poste comme apprenti-forestier. Le travail commence à 7 heures. Il quitte la maison tous les jours à 5 heures du matin et marche pendant une heure et demie avant d’arriver sur le lieu du travail. En chemin, il passe chez le boulanger. Serge a alors quinze ans. Un jour, alors qu’il ne fait pas encore nuit, il croit voir une femme dans une posture de prière. Terrifié, il commence à trembloter. Il se rendra finalement compte que ce n’est pas une femme, mais un arbre qui s’est allongé sur un rocher !
Quand il a dix-sept ans, M. Besson le recommande au conservateur des forêts pour devenir assistant-forestier. Comme il porte encore des shorts, le conservateur, M. Hedgley, se méprend sur son âge et demande au « bébé » de revenir l’année prochaine !
Serge retourne au travail. Sa relation avec le « foreman », qui n’a jamais été au beau fixe, se dégrade. Un jour, après une énième remarque de sa part, Serge soulève sa bicyclette neuve et la projette sur lui.
Il se joint à l’armée
Serge ne retournera plus au travail. Il fait une demande pour entrer dans l’armée britannique en imitant la signature de sa mère sur un document. Il obtient une réponse favorable et part sans avoir informé sa chère maman. Quand elle apprend la nouvelle, elle prend plusieurs trains pour rencontrer son fils. Elle ne le verra finalement que sur le pont du bateau qui emmènera les jeunes recrus vers l’égypte. Serge remarque sa mère parmi la foule de personnes venues dire au-revoir sur le quai et la salue de loin. La dame pleure. Elle ne la reverra qu’après trois ans et deux mois.
Le travail de Serge au sein de l’armée est d’assurer une bonne communication téléphonique. Il est affecté à ce département parce qu’il connaît un peu d’anglais. En rejoignant l’armée, il va apprendre à maîtriser cette langue. Ce qui lui sera fort utile plus tard au cours de sa vie. S’appliquant au travail, il obtient une promotion : il est fait caporal.
Quand il retourne à Maurice, Serge effectue quelques menus boulots. Un jour, il se retrouve dans une tranchée avec pic et pioche près du théâtre de Port-Louis. Au même moment passe sa copine qui fréquente le collège Lorette. Il se cache ! à l’heure de la pause, il file à l’anglaise pour ne plus revenir.
Il trouve alors du travail au sein d’une entreprise de pompes funèbres. Il habite alors à Plaisance. Après, il ira travailler sur la propriété sucrière de Saint-Antoine. Il y passe toute la semaine avant de rentrer à la maison pour le week-end.
Un nouveau départ
Serge a l’idée de postuler pour devenir enseignant. Deux semaines plus tard, on lui annonce que sa demande est acceptée. Il est sélectionné parmi 500 candidats et se retrouve sur une liste finale de 64, après être passé par deux interviews. Tous sont détenteurs du SC, sauf lui et un ami d’enfance, qui s’appelle Ignace Ducasse. Mais les connaissances acquises quand il était aux Bois et Forêts et au sein de l’armée lui sont d’une aide certaine. Une des questions était de donner le nom d’un oiseau spécifique. Il ne sait pas comment l’oiseau s’appelait en anglais et répond : « Zozo condé ». L’examinateur sourit et lui accorde 5 points (sur 10). Il décroche un poste dans une école se trouvant à Olivia où, par coïncidence, il y a un fort contingent de la famille Lebrasse.
Il raconte que trois vieilles dames, trois soeurs, se battent pour le recueillir chez elles quand elles apprennent qu’il est le petit-fils de Pope Lebrasse, cordonnier bien connu. Finalement, il n’ira pas habiter chez elles. Mais trois amis et lui loueront une maison. L’un de ses amis a pour nom Serge Alfred, celui-là même dont on donnera plus tard le nom à la piscine de Beau-Bassin.
La femme de sa vie
Un jour, lors d’un mariage, Serge Lebrasse rencontre une jeune fille ayant pour nom Marie May Gisèle. Elle deviendra la femme de sa vie. Ils partageront bientôt 60 ans de vie commune. « Je ne serais pas ce que je suis sans elle, sans son support », admet Serge.
Il enseignera de 1948 à 1955. Après l’école d’Olivia, il est transféré l’année suivante à une école se trouvant à Glen-Park. Il y enseigne aux élèves de Std IV. C’est là qu’il commença à montrer son talent de chanteur de séga. Son premier tube est Madame Eugène, qui sera régulièrement diffusé à la radio. Il est évident alors que Serge aime le séga. Comment cela pouvait-il en être autrement pour un homme dont le voisin était Ti-Frère, le « père du séga » ? Et celui qu’il voyait souvent chanter à Quartier-Militaire !
Cela est mal vu par certains parents d’élèves, qui protestent. Ils ne veulent pas d’un enseignant qui chante le séga dans ses heures libres ! Le maître d’école leur explique qu’il ne peut congédier l’enseignant. « Monsieur Lebrasse travaille ici de 9 h à 15 h. Et pendant ces heures, il ne chante pas le séga, ne parle pas du séga, ne danse pas le séga. Il fait son travail. S’il le fait en dehors de ses heures de travail, cela ne me regarde pas », leur répond-il. Les parents vont voir le ministre de l’éducation, M. Judoo, ou encore M. Richard, le secrétaire du ministre. Ils obtiennent la même réponse.
La carrière de Serge Lebrasse comme chanteur de séga prend son envol. Il commence à effectuer des voyages à l’étranger, à commencer par l’île sœur après le succès de son titre Oté la Réunion. Il y donnera un spectacle en week-end pendant cinq semaines consécutives. Ainsi, le week-end, il est chanteur de séga, et durant la semaine, il est enseignant !
Le ministre de l’éducation de l’époque s’arrange pour qu’il prenne des cours de musique avec le Police Band. Les frais de ces cours sont payés par le gouvernement. Il apprend à jouer de la clarinette. Après un an, il prend part à des examens organisés par la Royal School of Music. Il obtient un Grade 1. à partir de là, il commence à enseigner la musique dans les écoles, en faisant deux par jour, et même après les heures de classe.
Serge continue ainsi jusqu’à ce que, finalement, il quitte l’école, tout en restant au sein du ministère. Comme chanteur de séga, Serge écrit ses propres textes. Le premier titre qu’il a écrit est Eugénie, lave sa verre-là. Quand Damoo père, fondateur de la maison de disques Damoo, l’entend, il demande à Serge de l’interpréter en s’accompagnant d’une guitare. Il l’enregistre pour le presser sur disque. Il lui demande d’enregistrer un autre morceau pour la face B (le verso). Serge ne trouve pas l’inspiration. « Je ne peux pas composer sur commande », admet-il. Il se fait supplanter par un autre artiste, Francis Salomon. Un jour, en passant devant la maison de disques, Serge entend Eugénie, lave sa verre-là, mais ce n’est pas sa voix qu’il entend sur le disque ! Intrigué, il entre à l’intérieur et pose des questions. On lui confirme que le morceau a été repris par Salomon. Abattu, Serge sort sur le trottoir et pleure à chaudes larmes. On lui avait pris sa création sans sa permission ! Il rentre à la maison et raconte son malheur à sa mère.
Après cet incident, Serge enregistre Zarina et d’autres tubes. Il signe un contrat avec Venpin. à partir de là, il ne regardera plus en arrière. Il enchaînera les tubes pour assurer sa place dans le Panthéon de notre folklore. Âgé de 87 ans, il est le dernier des géants encore en vie et en activité.
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