Coordinatrice chez Collectif Urgence Toxida (CUT), Joëlle Rabot évoque le phénomène de la drogue, qui prend de plus en plus d’ampleur. « La peine de mort n’est pas la solution, il est temps que Maurice revoie sa stratégie de combat contre la drogue », dit-elle.
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De la drogue pour une valeur de Rs 2 milliards a été saisie. Auriez-vous cru en une telle ampleur du trafic de drogue à Maurice ?
Pourquoi faudrait-il s’étonner ? Depuis des années, diverses organisations non gouvernementales tirent la sonnette d’alarme. Nous sommes sur le terrain à donner des seringues propres aux personnes qui s’injectent des drogues et cela nous permet de réaliser que la drogue circule toujours. Il est impératif de prendre des actions réfléchies et concertées, si on veut que la situation n’empire pas. Certes, il y a des saisies, mais reste à savoir combien de drogue passe entre les mailles du filet de la police.
Il est clair désormais que le trafic de drogue ne se limite pas à ces petits trafics de quelques millions de roupies. On a affaire à de véritables barons très friqués, n’est-ce pas ?
Quand on voit l’ampleur du phénomène et les moyens mis en place pour écouler la drogue, on arrive à la conclusion qu’on ne peut aller uniquement vers les petits. Indéniablement, il existe de gros bonnets. Il faut beaucoup de moyens et de ressources pour les mater, car ils misent sur toutes sortes d’astuces pour passer entre les mailles du filet.
«Les autorités agissent, mais il faut leur accorder plus de moyens. La traque aux barons doit être la priorité des priorités : ils sont en train d’inonder le pays»
Croyez-vous que l’enquête policière pourra atteindre le Pablo Escobar ou autre Gilberto Rodriguez-Orejuela de Maurice ?
L’avenir nous le dira. Il est bon de préciser que cela fait plus de trente ans que l’héroïne circule à Maurice et, malgré tout ce qui a été fait, l’héroïne n’a jamais cessé de circuler à Maurice. Nous pouvons rêver grand. C’est-à-dire qu’on peut remonter à ceux à la tête de ce réseau, que ce soit le Pablo Escobar ou le Gilberto Rodriguez-Orejuela de Maurice. Il faut une enquête approfondie, mais à nos yeux, cela ne fera pas cesser le trafic de drogue à Maurice.
Alors que l’État adopte un budget conséquent pour la répression, comparativement peu d’argent est alloué aux services de santé pour les usagers de drogue. Ce sont ces derniers qui sont le plus à risque dans cette équation. C’est la raison pour laquelle nous pensons que la répression à elle seule n’est pas la solution.
Ce ne sera pas une mince affaire, car les narco-trafiquants ne sont pas directement en possession de produits illégaux. Votre avis ?
Ce sont ceux au bas de l’échelle qui tombent, pas ceux qui sont au sommet du cartel. En réalité, ce sont les mules qui sont attrapées. Il faut aller en profondeur pour remonter la filière.
Dans l’affaire des Rs 2 milliards de drogue saisie, le baron est-il un Mauricien ou un étranger ?
Nul ne peut le savoir. Il faut attendre la conclusion de l’enquête policière.
Si c’est un Mauricien, les Services de renseignements ont-il failli dans leur tâche ?
Ce n’est pas évident. Il faut voir plus loin que ce cas. S’il y a des arrestations, c’est suite aux informations reçues et glanées par la police et les Services de renseignements. Avoir découvert ce gros lot de Rs 2 milliards est déjà quelque chose. Il faut donner des ressources additionnelles aux autorités concernées pour qu’elles puissent remonter la filière. Elles agissent souvent avec les moyens du bord.
Qui dit barons de la drogue, dit relations dans les hautes sphères politiques et policières. Ce n’est donc pas une surprise que des suspects gravitent autour des politiciens ?
Je n’affirmerais pas cela directement. Dans le passé, il y a eu des cas démontrant ce lien. N’oublions pas les quatre Amsterdam Boys en 1986. Il y a des amalgames qu’on peut faire.
«Dans ce combat, il y a plusieurs piliers : il ne faut en négliger aucun, notamment la prévention et l’éducation. Il faut aussi se pencher sur le traitement et la réduction des risques»
Il est évident que la voie maritime est exploitée à fond par les trafiquants. Les autorités ne sont-elles pas à blâmer pour n’avoir pas réagi depuis des lustres ?
Les autorités agissent, mais tout dépend des moyens. L’idéal serait de leur donner plus de moyens. Il faut instaurer un système fiable pouvant détecter ce genre de cartel. La traque aux barons doit être la priorité des priorités dans la lutte contre la drogue : ils sont en train d’inonder le pays. Maurice est une île, la drogue entre par différentes voies. Il faut pouvoir surveiller les trafiquants tant au niveau national que régional. Pour lutter efficacement contre ce fléau, une coopération régionale s’impose, surtout qu’on évoque souvent les axes entre Maurice et les pays avoisinants. Il faut aussi surveiller les voies postale et aérienne.
Le Premier ministre a annoncé qu’il serait intran-sigeant envers les trafiquants de drogue. Cette mise en garde est-elle dissuasive ?
Pas vraiment. La preuve : la guerre contre la drogue n’a pas vraiment donné de résultats. Cela fait des années que cette guerre a été déclarée. Et contrairement à l’effet voulu, cela fait plus de mal que de bien, surtout aux personnes qui utilisent des drogues et à leurs familles.
La guerre contre les drogues est avant tout une guerre contre l’être humain. À Maurice, par exemple, au niveau des lois, la différence entre un consommateur et un trafiquant peut parfois être très floue. Une personne arrêtée avec cinq poulias de gandia peut être jugée comme trafiquant, alors que dans la pratique, nous savons que ce n’est pas le profil d’un baron. Ce qui est néfaste à la société. La mise en garde vient donner la position de l’état, mais il est important de prendre en considération l’impact d’une guerre qui souvent cible et touche les personnes les plus vulnérables. Puis, il faut savoir que la répression seulement en elle-même ne marche pas.
Pravind Jugnauth a relancé le débat sur la peine de mort pour les trafiquants de drogue. Partagez-vous cet avis ?
Nullement. CUT est contre la peine de mort. La peine de mort est un acte cruel et dégradant et va à l’encontre des droits humains. Il n’a jamais été prouvé que la peine de mort puisse améliorer une situation. Bien au contraire, des études ont démontré que la peine de mort n’a pas aidé à réduire le taux de criminalité dans les pays où elle a été rétablie. La peine de mort n’amène rien de bon et c’est un message purement populiste. Ce n’est pas une panacée contre le trafic de drogue.
Une commission d’enquête sur la drogue invite le public à dénoncer les barons de la drogue. Or, à ce jour, seul un travailleur social a soumis les initiales d’une liste de présumés trafiquants. A-t-on peur de dénoncer ?
Avant l’aspect “dénonciation”, une commission d’enquête vise à écouter et à proposer des solutions pour combattre un problème. Les ONG ne sont pas là pour dénoncer, mais pour faire prendre conscience d’une problématique. CUT a déposé devant la commission d’enquête. Nous avons essayé de mettre l’accent sur l’aspect santé, l’envergure du phénomène, les politiques de drogue actuelles. Au niveau de la commission, on s’attend à ce que les travailleurs sociaux et les ONG dénoncent pour réprimer. Or, notre objectif est d’améliorer la vie des toxicomanes et de les aider à sortir de cet enfer. Peut-on dire que la répression fonctionne ? Non. Sur le terrain, on constate surtout que le problème de la drogue s’aggrave et touche toutes les couches sociales. Il y a aussi un rajeunissement de la toxicomanie. L’heure est grave. Il faut apporter des solutions urgentes.
La commission Lam Shan Leeng siège depuis plus d’un an. Êtes-vous optimiste ?
J’espère de tout cœur que cette commission fera des recommandations, en tenant compte des causes et de l’étendue de la drogue dans le pays, et en proposant des mesures à différents niveaux. Je souhaite que les choses se précisent dans ce combat. Dans le passé, la commission Rault a donné une ouverture, voire une visibilité, à la problématique de drogue. Aujourd’hui, il importe de contrer ce fléau, mais pas en s’obstinant à réprimer ou à arrêter des gens. Il faut réfléchir au-delà de tout cela avec un accent particulier sur la réduction des risques liés à la consommation de drogues. L’encadrement médical et social donnent aux usagers qui sont dépendants, le traitement, la prévention, la réinsertion et la réhabilitation.
Que faut-il pour lutter efficacement contre le fléau de la drogue ?
Il faut une approche multisectorielle : ouvrir des discussions avec tous les acteurs concernés. Il faut mener une réflexion profonde, basée sur les faits. Puis, il faut revoir tout le système, notamment nos lois trop basées sur la répression. Dans ce combat, il y a plusieurs piliers : il ne faut en négliger aucun, notamment la prévention et l’éducation. Il faut aussi se pencher sur le traitement et la réduction des risques. Tous ces éléments marchent de pair. Une réflexion en profondeur s’impose : le moment est propice.
Certains estiment qu’il faut dépénaliser ou légaliser le cannabis pour réduire la consommation des drogues dures. Votre avis ?
CUT est pour la dépénalisation du cannabis. Comme je l’ai mentionné, Maurice doit revoir ses lois. Plusieurs pays, dont le Portugal ou nos voisins les Seychelles, ont modifié leurs lois. Je ne dis pas qu’il faut les copier, car Maurice a ses réalités. Il faut s’inspirer de ce qui se fait ailleurs et adapter certaines pratiques au contexte local. Une nouvelle politique de la drogue est primordiale. Actuellement, avec ce système, un jeune est enfermé pour possession d’un “poulia” de gandia.
En prison, il est exposé à de nombreux risques par rapport à sa santé. Quand il sort de prison, il ne bénéficie d’aucun programme de réinsertion dans la société et avec un certificat de moralité terni, il ne trouve pas de travail. La dépénalisation du gandia aiderait à réduire la consommation de drogue dure et le nombre de personnes arrêtées.
La dépénalisation ne veut pas dire que tout est légal, mais tout simplement que l’État prend le contrôle. Une telle mesure aidera à briser les cartels. Maurice a besoin d’une profonde réflexion. Cela fait trente ans que dure le combat contre la drogue. Si rien n’est fait, dans trente ans, on se demandera encore où sont les failles et pourquoi la drogue a fait davantage de victimes.
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