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Jocelyn Chan Low, observateur et conférencier : « On peut se fier au processus électoral à Maurice»

Malgré les efforts de L’Alliance Lepep pour minimiser l’impact des « Moustass Leaks » en ripostant sur les réseaux sociaux, l’observateur politique et conférencier universitaire Jocelyn Chan Low estime que ces révélations ont porté un coup significatif à l’image de l’alliance gouvernementale sortante, en particulier au MSM.

On est à la veille des législatives. Est-ce important pour un pays ? 

Les élections générales jouent un rôle fondamental dans toute démocratie. C’est le moment où le peuple exerce pleinement sa souveraineté et où le vote populaire confère au gouvernement sa légitimité. À Maurice, les élections se déroulent régulièrement, respectant une tradition démocratique qui s’est renforcée depuis l’amendement constitutionnel de 1982, garantissant des élections générales tous les cinq ans. 

Même si l’épisode de 1972, marqué par le report des élections générales en raison d’instabilités politiques, reste un rappel historique, l’amendement constitutionnel de 1982 garantit la tenue des élections générales tous les cinq ans. 

Le pays est connu pour tenir des élections « free and fair », mais certains contestent cette affirmation. Est-ce avec raison ou pas ? 

Il n’existe pas de définition universelle des termes « free and fair elections » (intégrité électorale) et le sujet fait toujours débat dans le monde académique. La Fondation Kofi Annan le définit ainsi : « Any election that is based on the democratic principles of universal suffrage and political equality as reflected in international standards and agreements, and is professional, impartial, and transparent in its preparation and administration throughout the electoral cycle. »

Qu’est-ce que cela signifie en clair ? 

Le concept de cycle électoral, établi par la communauté internationale, englobe toutes les étapes de la préparation des élections, de l’enregistrement des partis et des électeurs, à la campagne, jusqu’au vote et à ses conséquences. Des irrégularités ont certes été relevées dans le passé par rapport à l’enregistrement des électeurs, à la très grande partialité de la MBC (Mauritius Broadcasting Corporation ; NdlR) et aux grosses sommes dépensées au cours des campagnes électorales. Mais en général, Maurice n’a pas connu de « contested general elections », sauf en 2019. Même pour celles de 2019, les pétitions ont été rejetées ou abandonnées. Donc globalement, on peut se fier au processus électoral à Maurice. 

Les pays européens permettent à leur diaspora de voter tout en étant à l’étranger. Pourquoi cela ne s’applique-t-il pas à Maurice ? 

C’est un refrain qu’on entend souvent. Il faut cependant se rappeler qu’à Maurice, l’électeur doit obligatoirement être inscrit dans une circonscription pour pouvoir voter. Une tâche rendue complexe par la dispersion géographique des Mauriciens à l’étranger. 

La Commission électorale entreprend régulièrement un recensement des électeurs par circonscription afin d’établir la liste électorale. Ces circonscriptions font aussi l’objet de redécoupages réguliers par l’Electoral Boundaries Commission afin que l’ensemble puisse représenter la diversité de la société mauricienne. Un recensement global et l’organisation du vote pour la diaspora seraient une mission impossible sur le plan logistique. 

De grands pays, comme la France, peuvent le faire car ils disposent d’un vaste réseau de services consulaires et diplomatiques. Mais je doute fort que Maurice possède de tels moyens. 
Serait-ce la crainte que les votes de la diaspora influencent les résultats électoraux, en basculant d’un côté ou de l’autre ? 

Comme je l’ai expliqué plus haut, il y a des contraintes administratives qui sont difficiles à surmonter. Il y a aussi le fait que très peu parmi sont des contribuables directs ou indirects et leur lien avec la patrie est différent. Il ne faut surtout pas croire qu’ils ont, pour la majorité, une meilleure compréhension des enjeux nationaux. 

Il est temps de réviser la Constitution pour que désormais ce soit seulement les citoyens mauriciens résidant au pays qui aient le droit de voter"

Trouveriez-vous normal que des Bangladais et des Sri-Lankais travaillant sur le territoire mauricien de manière saisonnière puissent voter ? 

Environ 2 000 étrangers ont le droit de vote à Maurice. Je trouve malheureux qu’on se focalise uniquement sur ces travailleurs venant de pays asiatiques qui accomplissent des tâches dures et difficiles que bien des Mauriciens rechignent à effectuer. 

C’est encore plus  honteux dans une société où plus de 80 % de la population sont originaires des pays asiatiques et dont les ancêtres ont été victimes de « racist slurs » à l’ère coloniale justement parce qu’ils étaient des étrangers. 

C’est la Constitution de Maurice de 1968 qui leur a octroyé ce droit de vote car ils viennent de pays du Commonwealth. Je crois qu’il est temps de réviser la Constitution pour que désormais ce soit seulement les citoyens mauriciens résidant au pays qui aient le droit de voter. 

N’y aurait-il pas un asservissement vis-à-vis du gouvernement sortant qui leur a donné les permis de séjour et de travail ?

Absolument pas. Car ces travailleurs étrangers ne sont pas des employés de l’État mais de leurs employeurs du secteur privé. Il est néanmoins vrai que plusieurs partis politiques ont abusé de ces malheureux pour grossir la foule lors de leurs rassemblements.

La politique est un million dollar business"

Venons-en à la campagne elle-même. Cela a été plutôt cool. Il n’y avait presque pas de belligérants entre les principaux blocs politiques. Est-ce le signe qu’ils se sont enfin assagis ? 

L’affrontement verbal est très dur et le « character assassination » se fait parfois par personnes interposées. Exemple : Missie Moustass versus Anonym Moris ! Il est vrai que jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’incidents violents, hormis celui qui a éclaté entre des partisans du Front Solidarité Mauricienne et ceux de l’Alliance du Changement à Plaine-Verte. Cette relative accalmie pourrait être due à la raréfaction des « baz » électoraux et à la volonté d’éviter de rebuter les électeurs indécis, qui sont très nombreux cette année. 

Les congrès et surtout les meetings ne se font plus sur des caissons de camions. Les gros moyens technologiques, logistiques et financiers sont déployés pour épater la galerie. Le hic est que cela implique un coût énorme. Les partis politiques roulent-ils sur l’or ?

Il n’est un secret pour personne que la politique est un « million dollar business » et que les grands partis sont financés par le pouvoir économique. D’ailleurs, la lutte des classes a longtemps disparu du vocabulaire politique des partis mainstream ! 

Pourtant, les partis s’accrochent aux « meetings caisse savon », et ce pour plusieurs raisons. D’abord, la présence physique d’une foule. Même si elle est composée de personnes véhiculées gratuitement et recevant un « stipend » pour leur déplacement, elle exerce un impact psychologique bien plus fort que celui du nombre de vues ou de « likes » sur les réseaux sociaux. 

Ensuite, un meeting en ligne exige d’autres aptitudes oratoires. Et finalement, les meetings ou congrès ont pour but de mobiliser et de motiver les agents de la région où ils se tiennent. Le Mauricien reste, au fond, un animal politique.

La lutte des classes a longtemps disparu du vocabulaire politique des partis ‘mainstream’"

Il y a les Moustass Leaks. Votre avis sur l’affaire des écoutes téléphoniques privées et même du Premier ministre?

L’affaire des écoutes téléphoniques est une vieille histoire et les vieux militants le savent, eux qui évitaient de parler à leurs interlocuteurs de certains sujets au téléphone. Mais aujourd’hui, avec les communications digitales, le « wiretapping » est devenu plus sophistiqué et dangereux non seulement pour la vie privée de tout un chacun mais aussi pour le monde des affaires business ainsi que pour la sécurité du pays. Dans certaines circonstances, il pourrait même relever de la haute trahison. Mais il y a une commission d’enquête prévue pour faire la lumière sur cette affaire. 

Le gouvernement allègue que tout a été orchestré à l’aide de l’intelligence artificielle, tandis que l’opposition crie au scandale. Vos explications ? 

L’affaire est complexe. Les Moustass Leaks ne proviennent pas uniquement de Missie Moustass mais aussi de Anonym Moris, chacun révélant des extraits soutenant un agenda politique différent. Si ces enregistrements sont authentiques, il y a quand même, derrière les « petty talks » ou les commérages sur la vie privée de certains, qui ne devraient pas être étalés sur la place publique, des révélations extrêmement graves et choquantes. Celles-ci révèlent de gros dysfonctionnements au sein de nos institutions. 

Au fond, ce n’est pas surprenant. Comme le souligne Lalit, le processus de démocratisation et de décolonisation du pays a facilité l’émergence d’une bourgeoisie d’État prédatrice pratiquant le népotisme, le « cronyism » et la corruption dans le but de s’enrichir, tout en concluant un deal avec la bourgeoisie historique qu’elle laisse faire. 

Concernant le Commissaire de police (CP) Anil Kumar Dip. Une des conditions du Parti mauricien social-démocrate (PMSD) pour qu’il se joigne au Mouvement socialiste militant (MSM) était de faire partir le chef de la police. Or, malgré les propos qu’il a tenus au sujet de La Vierge Marie dans les Moustass Leaks, il est toujours en poste. Votre avis sur le sujet ? 

Il y a des raisons institutionnelles à cela. Dès 1961, des grosses pontes du secteur sucrier avaient rencontré, en secret, le Secrétaire d’État aux colonies à Londres pour exiger que la police ne tombe pas sous le contrôle direct du Premier ministre. Ainsi, en vertu de la Constitution de Maurice de 1968, le CP est un poste constitutionnel. La procédure pour destituer quelqu’un qui l’occupe est extrêmement compliquée. 

Parlons du blasphème contre La Vierge Marie et contre la communauté tamoule au sein de la VIPSU. Cela relève-t-il de l’absurdité ou d’un jeu politique en pleine campagne ? 

Il est essentiel de distinguer les questions de « policy », telles que les critères de recrutement et les conversations strictement privées. Derrière tout le brouhaha suscité par cette affaire, il est crucial de se rappeler que ces paroles blasphématoires, si elles sont authentiques, ont été dites dans un cadre strictement privé. 

On peut partir du postulat que de telles paroles offensantes ne devraient pas être dites par quelqu’un qui est, de surcroît, responsable du maintien de l’ordre public dans une société plurielle. En France, le « péché de bouche », c’est-à-dire le blasphème à l’encontre d’une divinité, même en public,  a été aboli depuis la Révolution française. 

L’État-providence est très ancré à Maurice et tous ceux qui veulent y toucher finissent dans ‘karo kann’ "

Abordons le volet des mesures annoncées par le gouvernement sortant. Sont-elles réalisables et soutenables sur le plan économique ?

 Ce sont des mesures qui visent à élargir l’État. Elles ont été appliquées et l’économie ne s’est pas effondrée. Cette réflexion s’applique aussi aux mesures sociales annoncées par l’Alliance du Changement. Le défi majeur de Maurice est le vieillissement de sa population. Selon les projections démographiques, 40 % de la population – c’est-à-dire 45 % de l’électorat – seront âgés de plus de 60 ans d’ici 2040. 

Cela entraînera des pressions énormes sur le « welfare state » qui est le pilier de tout notre système social, politique et économique de même que le garant de la stabilité d’un pays où les écarts de richesses sont extrêmes. La solution réside dans une politique intelligente d’importation de la main-d’œuvre immigrée à contrat d’une durée déterminée, dans une politique pro-natalité agressive à l’instar d’autres pays, tels que la France de 1939, et dans des mesures incitant les jeunes à rester au pays dans un contexte où les portes de l’immigration se ferment rapidement ailleurs que ce soit au Canada, en Australie ou en Irlande. 

L’opposition n’est pas en reste. Elle a, elle aussi, annoncé une pléiade de mesures. Est-ce de la surenchère visant seulement à appâter l’électorat ?

N’en déplaise à certains, l’État-providence est très ancré à Maurice. Tous ceux qui veulent y toucher finissent dans « karo kann ». Il faut aussi souligner que le Parti travailliste (PTr) a, tout au long de son histoire, œuvré en faveur de l’élargissement de l’État-providence et c’est bien le PTr qui est la locomotive de l’Alliance du Changement. 

Navin Ramgooolam ne cesse de clamer que l’opposition extra-parlementaire est là pour diviser le vote de l’Alliance du Changement, faisant ainsi le jeu du MSM. Êtes-vous de cet avis ? 

Il y a effectivement  une tendance assez forte au sein de l’électorat qui rejette tous les partis mainstream. Les partis, comme Linion Reform ou celui de Bruneau Laurette, représentent une réponse à une demande d’une partie de l’électorat. 

Le même leader de l’Alliance du Changement ne cesse de répéter que son prochain gouvernement durera en cas de victoire, comme s’il voulait rassurer l’électorat qui n’aurait pas oublié l’épisode de 1995 entre le PTr et le Mouvement militant mauricien (MMM) et la cassure... 

L’histoire politique du pays nous rappelle que les alliances préélectorales durent rarement le temps d’un mandat. En outre, la présente alliance, très hétéroclite, a été « very long in the making ». Mais il se pourrait qu’elle dure. Si elle arrive au pouvoir, les défis  qui l’attendent sont énormes et les leaders en fin de carrière voudront sans doute réussir leur sortie de la politique. 

40 % de la population – c’est-à-dire 45 % de  l’électorat – seront âgés de plus de 60 ans d’ici 2040"

L’Alliance Lepep tambourine qu’elle se dirige vers une grande victoire en tablant sur ce qu’elle appelle ses réalisations. Est-ce jouable, selon vous ?

L’Alliance Lepep a eu des difficultés à entrer de plain-pied dans cette campagne électorale. Elle a eu des difficultés au démarrage en raison de problèmes liés à la finalisation de la liste de ses candidats. Dès le Nomination Day, elle a eu à faire face aux Moustass Leaks qui ont failli faire capoter sa stratégie de noyer les allégations de scandales en mettant en avant son bilan social ainsi que ses promesses électorales

Mais elle semble avoir repris du poil de la bête après son meeting à Phœnix, après l’annonce du paiement d’un 14e mois, etc. Mais les Moustass Leaks continuent de causer un tort immense à L’Alliance Lepep, et ce malgré les répliques d’Anonym Moris. 

En votre qualité d’observateur politique et de maître de conférences, qu’attendez-vous de nos politiciens ? 

On s’attend surtout à ce qu’ils agissent comme des patriotes et à ce qu’ils placent le pays au-dessus de toute considération partisane. Nous espérons qu’ils gouverneront le pays en songeant à son avenir à long terme et pas en pensant uniquement aux prochaines échéances électorales. Mais peut-être est-ce trop demander à notre classe politique actuelle ?

 

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