
La venue de Narendra Modi à Maurice comme invité d’honneur pour la Fête nationale ne relève ni du hasard ni d’un simple geste diplomatique. Selon Jean Claude de l’Estrac, ancien chef de la diplomatie mauricienne, cette visite vise avant tout à rassurer l’Inde sur la stabilité des accords bilatéraux, notamment celui concernant Agaléga, un élément clé dans la stratégie maritime indienne. Cette interview éclaire les implications profondes de cette visite, entre alliances stratégiques, calculs politiques et dépendance économique.
En tant qu’ancien chef de la diplomatie mauricienne, quelle est votre lecture du choix du Premier ministre Narendra Modi comme le premier invité d’honneur pour la fête nationale du gouvernement du Changement ?
C’est très opportun d’autant plus que le Premier ministre Modi avait besoin de réchauffer les relations avec le nouveau gouvernement après l’intermède Jugnauth. Il vient notamment pour s’assurer que l’accord sur Agaléga ne sera en aucune manière fragilisé avec le changement de gouvernement. Agaléga n’est pas Diégo mais les infrastructures militaires en place ont donné à l’armée indienne des moyens accrus de surveillance maritime de cette zone du sud-ouest de l’océan Indien. Cette opération profite aussi à Maurice.
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Effectivement, dans l’opposition, l’Alliance du Changement avait fait feu de tout bois sur les « intérêts cachés » de l’Inde sur Agaléga. Maintenant au gouvernement, pensez-vous qu’elle aura le courage d’évoquer ce sujet avec le Premier ministre indien ?
Il n’y a pas de « sujet » entre l’Inde et Maurice sur cette question. Et l’Inde n’a jamais caché ses intérêts. En revanche, il y a un sujet local. L’ancien gouvernement a prétendu que les nouvelles infrastructures à Agaléga n’en font pas de l’île une base indienne. C’est un mensonge qui a été dénoncé par l’Alliance du Changement quand elle était dans l’opposition.
En Inde même, les dirigeants n’ont pas fait mystère de l’importance stratégique et logistique d’Agaléga pour l’armée indienne en termes de surveillance maritime. Cette surveillance sert les intérêts de l’Inde autant que ceux de Maurice. Nous n’avons toujours pas les moyens d’assurer nous-mêmes la surveillance de nos eaux territoriales, plus encore maintenant avec l’éventuel élargissement de nos territoires marins avec la rétrocession de l’archipel des Chagos. La visite du Premier ministre Modi peut être l’occasion d’une clarification et d’une justification. En diplomatie, il n’est pas rare de voir un petit pays se prévaloir du parapluie sécuritaire d’une puissance militaire.
Maurice est une position stratégique dans l’océan Indien. L’Inde cherche-t-elle à renforcer son empreinte militaire ou commerciale sur l’île, dans un contexte où elle rivalise avec la Chine ?
Bien au-delà de Maurice, l’Inde se soucie de la présence militaire chinoise dans l’océan Indien. Les stratèges indiens partagent l’analyse des Américains qui estiment que l’océan Indien se situe là où les grandes batailles du XXIe siècle se joueront. Les Indiens sont persuadés que la fameuse Route de la Soie qui a vu les Chinois s’installer dans plusieurs ports du pourtour de l’océan Indien est une manœuvre pour les encercler militairement, ce que dément Beijing.
C’est pour contrer cette « menace » que les Indiens déploient une double stratégie : développer un partenariat stratégique avec les Américains dans la région et installer leurs propres bases, d’où Agaléga. Ils sont extrêmement vigilants. Il y a quelques années, ils ont persuadé Maurice d’abandonner un projet chinois de port de pêche à Pointe-aux-Sables.
Pravind Jugnauth a toujours mis en avant ses relations personnelles avec Narendra Modi, notamment en obtenant des aides financières et des projets comme le Metro Express. Cette invitation est-elle une façon pour le nouveau gouvernement de reprendre l’initiative et de briser cette image de proximité exclusive entre Jugnauth et Modi ? Cherche-t-il à marquer son propre ancrage auprès de New Delhi ?
Les relations Inde-Maurice ne sont nullement tributaires des locataires de l’hôtel du gouvernement à Maurice, ni même de ceux du Rashtrapati Bhavan. Tous les gouvernements mauriciens ont entretenu des relations chaleureuses avec Delhi pour des raisons culturelles liées à notre histoire de peuplement.
Aujourd’hui, des raisons nouvelles sont venues cimenter ces relations tant sur le plan économique que géopolitique indépendamment des couleurs politiques à Port-Louis et à Delhi.
Est-ce une décision purement diplomatique ou une démarche visant à rassurer une partie de l’électorat, notamment l’électorat hindou ?
Il y , sans doute, une part de calcul politicien mauricien mais ce n’est plus la raison principale, en tout cas pour l’Inde. Pour elle, au-delà de la proximité avec ce qu’elle considère comme une diaspora, elle est mue par son statut de puissance régionale qui se pose en « security provider » pour l’ensemble des pays de la zone. C’est d’ailleurs à Maurice, lors d’une précédente visite, que Modi avait énoncé les principes de son projet SAGAR - Security and Growth for All in the Region.
Au-delà de la symbolique, en quoi cette venue pourrait-elle influencer le rapport de force politique à Maurice ?
En aucune façon !
Concernant l’archipel des Chagos, l’Inde a soutenu la position mauricienne à l’ONU mais reste un allié stratégique des États-Unis et du Royaume-Uni.
L’Inde cherche à concilier deux de ses impératifs. Elle entend conserver sa posture de défenseur du droit international et en même temps promouvoir ses intérêts de puissance émergente dans un océan Indien qu’elle considère comme son « backwater » C’est pour ce faire qu’elle s’est rapprochée des États-Unis face surtout à l’arrivée de la marine chinoise dans l’océan Indien, présence qu’elle décrit comme une « intrusion ».
De son coté, Washington a souhaité déléguer à ce partenaire le rôle de gendarme régional. Et pour cette raison, les Américains ont beaucoup aidé à renforcer l’armée indienne. Dernier exemple en date, sont les Boeings P-81 de fabrication américaine modifiés et achetés par les Indiens et pour qui la piste de 3 kilomètres a été construit à Agaléga. Ce sont des avions de surveillance maritime et de lutte anti-sous-marine. La France qui possède une base à l’île de la Réunion est également partie prenante de cette alliance.
Pensez-vous que la présence de Narendra Modi peut influencer le positionnement diplomatique de Maurice ?
Ce n’est pas la présence de Modi en soi qui fait la différence. Depuis plusieurs années, et sous tous les gouvernements, la diplomatie mauricienne est largement calquée sur l’analyse indienne. C’est une vraie influence qui se manifeste par nos prises de position à l’ONU et notre alignement par rapport aux Chinois.
Traditionnellement, les visites officielles de chefs d’État sont souvent accompagnées de signatures d’accords. Quels types d’accords ou d’engagements économiques peut-on attendre de cette visite ?
Nous avons un aperçu des accords à être signés grâce à une conférence de presse du ministère indien des Affaires étrangères. L’Inde est positivement plus transparente que nous. Plusieurs Mémorandums of Understanding (MoU) seront signés dans un large éventail de domaines. Ils vont de la surveillance modernisée des crimes financiers, d’un nouvel accord entre la marine indienne et la force policière, de la formation de 500 fonctionnaires dans le cadre d’un accord avec le ministère de la Fonction publique, d’un programme en faveur des petites et moyennes entreprises.
Y a-t-il un risque que Maurice devienne trop dépendant de l’Inde en matière d’investissement et de financement ?
Non, je ne le crois pas. Malgré l’intensité de nos relations avec l’Inde, Maurice a toujours soigné ses relations avec un grand nombre de pays. Pendant longtemps nous nous sommes prévalus du non-alignement. Mais aujourd’hui avec deux bases militaires du même camp sur notre territoire, je ne suis pas certain que le pays puisse encore revendiquer cette posture.
Quel message cette visite envoie-t-elle au reste du monde sur la position géopolitique de Maurice dans l’océan Indien ?
Maurice, depuis toujours s’est solidement installé dans le camp occidental. Plus encore maintenant que l’Inde est devenue un partenaire stratégique des Américains. L’ancien Président Biden considérait l’accord avec l’Inde comme le « partenariat du siècle ».
Le différend entre l’Inde et Maurice sur la taxation des investissements, qui a conduit à la renégociation du traité fiscal, est encore dans les mémoires. Pensez-vous que cette question pourrait être de nouveau abordée lors de la visite de Modi ?
Je ne crois pas que l’on parlera des questions qui fâchent…
Enfin, en tant qu’ancien ministre des Affaires étrangères, estimez-vous que cette invitation reflète une vision diplomatique cohérente et stratégique, ou s’agit-il avant tout d’un coup politique conjoncturel ?
Cette visite se situe dans le droit fil de la diplomatie mauricienne depuis des décennies. L’Inde de Modi, tout comme celle de ses prédécesseurs, a toujours montré une grande attention à la qualité des relations avec Maurice.
Après cette visite, peut-on s’attendre à une intensification des relations entre Maurice et l’Inde, voire à une plus grande intégration économique et politique ?
Peut-être plus une consolidation qu’une intensification. Les relations entre les deux pays sont déjà intenses. Là où, sans doute, on peut souhaiter une intensification, c’est dans le domaine économique. Je n’ai pas le sentiment que les opérateurs mauriciens ont épuisé toutes les opportunités d’affaires qui existent avec l’Inde grâce notamment au traité commercial, le premier accord commercial signé par l’Inde avec un pays d’Afrique. Il est extrêmement large et couvre tant le commerce des biens que des services.
Cela fait longtemps que je n’ai pas vu une délégation d’hommes d’affaires mauriciens à Bombay. Ni d’ailleurs des investisseurs indiens venus prospecter Maurice dans la perspective d’accéder au marché du continent africain en bénéficiant des privilèges découlant de notre appartenance au COMESA notamment. Ce sont, de part et d’autre, des opportunités perdues.
À long terme, ce type de rapprochement avec l’Inde est-il bénéfique pour l’indépendance diplomatique de Maurice ou risque-t-il d’enfermer le pays dans une relation asymétrique ?
Il n’est pas inintéressant pour un petit pays comme Maurice de savoir pouvoir compter sur un voisin puissant et bienveillant. Chacun peut trouver son compte.

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