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Jean Claude de l’Estrac : «La compensation apaise un peu, mais n’élimine pas les tensions»

La grève de la faim de Nishal Joyram ; la réponse du gouvernement par rapport aux revendications du gréviste mais également le fonctionnement des institutions ou encore la compensation salariale : ce sont autant de thèmes abordés par l’ancien ministre, Jean Claude de l’Estrac, dans l’entretien qui suit.  

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On vous a très peu entendu lors des récents débats sur le prix du carburant qui ont été relancés avec le gréviste, Nishal Joyram. Pouvez-vous nous faire part de vos sentiments concernant les revendications du gréviste ?
Vous vous trompez. J’ai déjà donné mon point de vue sur la question. Il est marqué du sceau d’un réalisme qui risque de déplaire à beaucoup de monde.

Au-delà de la sympathie que l’on peut avoir pour l’action courageuse du citoyen Joyram, j’estime qu’il est très peu probable qu’elle provoque le résultat attendu. Cela a été dit, et c’est juste : les taxes sur les carburants sont la vache à lait du gouvernement. Il ne peut plus s’en passer. C’est le socle de sa stratégie sociopolitique qui consiste à offrir un éventail de subventions et de douceurs monétaires à tous, y compris à ceux qui n'en ont pas besoin. Il faut bien les financer.

On ne peut pas réclamer la réduction ou l’abolition de certaines de ces taxes sans se poser la question des sources alternatives de financement,  et, ou,  d’une révision draconienne de la politique des subventions pour tous. Plus fondamentalement se pose la question de l’effet sur l’économie.

Le Premier ministre a expliqué que le gouvernement a fait preuve de bonne foi, lorsque le ministre du Commerce a accepté de rencontrer les représentants de Nishal Joyram afin d’expliquer la situation qui ne permet pas une baisse de prix du carburant. Est-ce que le gouvernement a fait suffisamment d’effort d’après vous ?
Il y a le fond et il y a la forme. 

Dans le fond, nous le disons nous-même, la marge de manœuvre du gouvernement est extrêmement étroite. Mais elle n’est pas nulle. Sans toucher à la structure fiscale, il est possible de passer une partie de la baisse du prix du brut aux consommateurs surtout si elle se prolonge.

Dans la forme, comme toujours, la stratégie de communication du gouvernement est mal fondée. C’est un gouvernement Lucky Luke ; il tire sur tous ce qui bouge dans les rangs des contestataires. Le rôle d’un gouvernement est de chercher à convaincre de sa bonne foi en jouant la carte de l’humilité et de la transparence. 

La STC affichait un surplus de Rs 510 millions en 2020 et de Rs 50 millions en septembre 2021. La STC est cependant devenue déficitaire en 2021 de Rs 1,4 Md et les déficits se chiffrent à Rs 4,4 Md en 2022. Son directeur soutient que la STC puise de ces mêmes fonds afin de stabiliser le prix du carburant lorsqu’il flambe au niveau international. Est-ce convaincant ? L’opposition met en avant une mauvaise gestion… 
Mais justement, ce n’est plus ce que fait la STC. Les finances de l’organisme ne servent plus qu’à alimenter le fonds de stabilisation. Les taxes auraient été moins contestables si cela avait été le cas. Mais de l’aveu même des membres du gouvernement, le produit des diverses taxes sur le carburant sert à financer les prestations sociales et maintenant la compensation salariale. 

L’argument mis en avant par la STC pour ne pas accéder à une baisse de prix du carburant est la volatilité autour de cette commodité. Un argument qui ne tient pas la route, selon Paul Bérenger qui fait ressortir que le prix du baril est en dessous de USD 100 depuis le mois de septembre. Quel est l’argument qui tient le plus la route ?
Bérenger a raison dans l’immédiat. Mais il est aussi vrai que la conjoncture internationale fait que le marché du pétrole reste volatile. C’est même une bonne raison pour laisser les consommateurs respirer quand la situation le permet. Mais la STC n’est pas le décideur.

Nous nous souviendrons aussi que le ministre des Finances avait, au mois d’août, déclaré que le prix de l’essence allait connaître une baisse dans les prochains mois…
Le ministre des Finances ne s’est pas signalé jusqu’ici par la justesse de ses prévisions…

Est-ce qu’avec la compensation salariale de Rs 1 000, accordée aux employés de la Fonction publique aussi bien que ceux du privé, le gouvernement peut-il à présent ignorer les revendications du gréviste Nishal Joyram ?
C’est sans doute le calcul que fait le gouvernement. Cette compensation apaise un peu les tensions, mais je ne suis pas certain qu’elle les élimine. Le gouvernement doit, en tout cas, proposer une sortie de crise. Les risques pour lui et pour le pays sont trop grands. 

Le Premier ministre a, durant la semaine écoulée, affirmé que faire une grève de la faim est déraisonnable. Il a aussi déclaré que le gouvernement n’a pas besoin qu’on vienne faire des revendications car il sait quand il faut appliquer des mesures pour soulager la population. Que pensez-vous de cette prise de position ?
C’est typique du pouvoir autocratique : le gouvernement sait tout, le gouvernement fait tout, il n’a pas besoin d’écouter les citoyens.

La politisation de cette grève a également été décriée par Pravind Jugnauth qui accuse l’opposition de tout simplement vouloir tirer un capital politique de cette affaire. Êtes-vous d’accord avec son analyse ?
Je n’ai pas senti une politisation outrancière de l’action en solitaire de Joyram à ce stade. J’ai trouvé, au contraire, une certaine prise de distance. Mais si la grève de la faim devait se prolonger au point de menacer de tourner au drame, il est évident que la mobilisation se renforcera et les partis de l’opposition seront forcés d’agir.

Après avoir témoigné de rumeurs persistantes autour de la tenue des élections municipales en fin 2022, Pravind Jugnauth a annoncé que ce n’est qu’en 2023 que les municipalités seront dissoutes. Quelles sont les implications de ce renvoi pour l’opposition qui avait décidé de passer à la vitesse supérieure en annonçant un accord en cas de la tenue de ces élections ?
Franchement, je ne comprends pas pourquoi l’opposition se bat pour avoir la chance (empoisonnée) de diriger les villes. Les municipalités sont désormais des coquilles vides. Elles sont devenues des agences gouvernementales vivant exclusivement des prébendes de l’État. Elles n’ont plus aucun pouvoir, elles n’ont pas de moyens financiers autonomes, il n’y a plus de politique municipale, la subvention gouvernementale ne sert qu’à payer des fonctionnaires invisibles. Le gouvernement local est mort. Nos villes sont des cimetières, les conseillers municipaux sont des croque-morts payés. Les urbains le savent.

Venons-en à votre ancien parti, le MMM, qui est secoué depuis quelque temps par certaines tumultes avec, au cœur de tout cela, Joanna Bérenger qui semble se mettre à dos des seniors du parti. Est-elle devenue la cible de certains membres pour atteindre Paul Bérenger ?
J’ai très peu d’informations personnelles sur ce qui se passe réellement au MMM. Mais jusqu’à preuve du contraire, je ne vois pas Paul Bérenger occupé à installer une dynastie comme on le lui reproche souvent. Si Joanna Bérenger crée des vagues, c’est sans doute le fait de sa propre personnalité.

Et si l’on est si fébrile au sein du bureau politique, c’est surtout en raison de l’absence de perspectives claires à quelques mois des prochaines échéances électorales et d’être ballotés par l’énigmatique Ramgoolam.

Cela semble être une situation extrêmement délicate pour Paul Bérenger. Quel conseil pouvez-vous lui donner ?
Ce n’est pas maintenant que je vais donner des conseils à Paul Bérenger. Je l’ai beaucoup fait dans le passé, et je n’ai pas été beaucoup entendu…

Nous avons témoigné en cette fin d’année de quelques mouvements citoyens avec la marche de Bruneau Laurette et aussi la marche organisée autour de Nishal Joyram. Quel enseignement peut-on en tirer en tenant en ligne de compte de la foule mobilisée ?
Un début de réveil citoyen mais encore extrêmement faible sur l’ensemble du pays. Les médias indépendants donnent une certaine amplitude à ces actions, mais l’impact sur les choix gouvernementaux est quasiment nul. 

Maurice figure fait partie des sept pays ayant enregistré le plus important recul démocratique selon un rapport réalisé par l’Institut International pour la démocratie et l’assistance électorale (IDEA). Ce recul vous interpelle-t-il ? Il faut ajouter la prise de position de Reporters Sans Frontières, qui a dénoncé les attaques en lignes faites contre plusieurs journalistes.
Les citoyens mauriciens n’ont pas eu besoin de lire ces rapports d’institutions étrangères pour comprendre que nous sommes sur une pente très glissante depuis plusieurs années. Ce qui n’est pas encore mesuré, c’est combien ces dérives anti-démocratiques sont susceptibles de peser négativement sur les perspectives de croissance économique du pays.

Les économistes qui ont étudié les causes du « miracle » économique mauricien ont souligné à quel point le pays doit ses progrès à son système démocratique, à son État de droit et à ses institutions indépendantes. Le recul de ces valeurs préannonce les causes de la dégringolade.

 

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