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Jack Bizlall, syndicaliste : «Il faut nous préparer à une désobéissance civile»

Navin Ramgoolam n’a, selon Jack Bizlall, aucun droit d’abolir la pension de vieillesse à 60 ans. Le syndicaliste s’interroge aussi sur le positionnement idéologique d’Ashok Subron. En ce qui concerne le MSM et ses alliés, il va plus loin : il réclame qu’ils soient traduits devant la justice pour dilapidation présumée des fonds publics.

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Une analyse générale du Budget 2025-26? 
C’est un Budget avec de nombreuses propositions, mais dont la portée réelle ne pourra être évaluée qu’à travers sa mise en œuvre concrète. Il contient des mesures contestables, comme celle du report de l’âge d’éligibilité à la pension, ainsi que des propositions susceptibles de transformer en profondeur notre société, notamment en matière d’immigration — un sujet qui soulève des inquiétudes sur une possible expropriation nationale. Il est aussi question des retombées liées à la location de Diego Garcia, des villages privés, des Smart Cities... En parallèle, le Budget passe sous silence des enjeux critiques, notamment l’endettement public, qui s’élève à 90 % du Produit intérieur brut (PIB).

Estimez-vous que ce Budget porte la marque des technocrates et des autocrates, comme l’affirment certains syndicalistes ?
La technocratie, mise au service des intérêts capitalistes, prend progressivement le pouvoir politique. Nous avons tourné le dos au régime de Jugnauth fils lors des dernières élections et, je l’espère, à l’autocratie de façon définitive.

Mon analyse me pousse à dénoncer le contrôle de l’Assemblée nationale par l’exécutif, et celui de l’exécutif par le Premier ministre. C’est dangereux, surtout lorsque le chef du gouvernement cumule également la fonction de ministre des Finances. Il est donc urgent de réduire le nombre de ministres et de dissocier clairement les fonctions de Premier ministre et de ministre des Finances.

La balle est dans le camp de la population.

Le gouvernement rejette l’entière responsabilité sur le régime précédent après la présentation du rapport « State of the Economy ». Pour beaucoup, il s’agit là d’un raccourci facile pour esquiver les promesses faites pendant la campagne électorale.
Certains faits sont difficilement contestables. Des chiffres alarmants circulent : une dette publique équivalente à 90 % du PIB, un déficit budgétaire atteignant 9,8 %, et un déficit commercial de Rs 203,7 milliards. Certes, la croissance affichée est de 8,5 %, mais elle repose essentiellement sur une injection massive de Rs 180 milliards par la Banque de Maurice, ce qui alimente une inflation préoccupante.
Nous sommes loin du krach déflationniste de 1929, mais nous devons nous préparer à une double dynamique : la dépréciation mécanique et la dévaluation délibérée de la roupie.

Il ne faut pas baisser les bras. La mobilisation doit venir des syndicats, des partis politiques progressistes, de l’Acim et d’autres acteurs de la société civile.

Il est urgent de réduire le nombre de ministres et de dissocier clairement les fonctions de Premier ministre et de ministre des Finances»

Parlons de la réforme de la Basic Retirement Pension (BRP). Les avis sont partagés : certains actuaires l’appuient, tandis que les syndicats s’y opposent. Et vous, quelle est votre position ?
J’ai adressé une lettre à Navin Ramgoolam, dans laquelle je souligne deux éléments essentiels qui, selon moi, ont conduit le gouvernement à revoir cette pension dite de vieillesse – et ce n’est pas un hasard.
Je me réfère ici à deux extraits du discours du Budget  :

« 237. It is widely agreed that the CSG introduced by the previous Government is a serious threat to overall fiscal sustainability and social fairness.

238. Although the stated goal set by the previous Minister when introducing the CSG was to top up the pension of our elderly, the CSG funds have in fact been used for all kinds of expenditure, except what it was intended for, that is, the pension of the elderly.

As blatantly acknowledged by the previous Minister of Finance himself, the CSG funds have been depleted. In fact, it would be more appropriate to say dilapidated! As a result, it has added some Rs 9 billion to Government debt in this fiscal year and that amount is bound to surge in future years. »

Tirez-en les conclusions qui s’imposent. C’est sur le terrain de la récupération de ces fonds détournés que le combat devra se jouer. C’est une condition essentielle pour préserver le caractère universel de la BRP dès 60 ans.

Le gouvernement, face au tollé suscité par la réforme de la BRP, a nommé deux comités pour tenter de trouver une voie de sortie. Mais peut-on réellement y parvenir en deux jours, sans même entendre les propositions des opposants à cette réforme ?
Deux points essentiels méritent d’être soulignés. Il est inacceptable que l’on s’en prenne aux droits des citoyens à partir de 60 ans. Et il faut récupérer les fonds publics qui ont été détournés, et je dis à Navin Ramgoolam qu’il n’a aucun droit de s’attaquer aux personnes âgées.

Par ailleurs, le gouvernement doit publier l’ensemble des informations actuellement gardées sous silence. C’est dans ce contexte que j’ai adressé une lettre à Pravind Jugnauth, dans laquelle je formule les demandes suivantes :

Veuillez nous dire en quoi le terme « dilapidation » vous interpelle concernant la gestion du National Pensions Fund (NPF) et les revenus tirés de la CSG.

Dites-nous qui sont les bénéficiaires, les utilisateurs ou les responsables du détournement des fonds de ces deux dispositifs.

Vous ne pouvez pas vous joindre à une manifestation pour défendre l’âge de la pension à 60 ans, alors que nombreux sont ceux qui vous tiennent pour responsable de la dilapidation de ces fonds. Refuser de répondre à ces questions s’apparenterait à un aveu.

Une école de pensée propose l’introduction d’une contribution, même minime ou symbolique, de la part des bénéficiaires de la BRP à la retraite. Cela pourrait-il alléger le poids financier de cette pension sur les finances publiques ?
C’est une proposition dérisoire en termes de contribution. Par ailleurs, la pension dite de vieillesse est un acquis intouchable. Il faut nous préparer à une désobéissance civile. 

Il faut dresser un constat sur le coût de notre démocratie indirecte, contrôlée par des représentants qui profitent bien plus que ceux qu’ils sont censés défendre»

Vous affirmez que la BRP est un droit acquis. Mais ne risque-t-on pas de glisser vers une société d’assistés ?
Il faut commencer par bien comprendre les fondements du capitalisme. La pensée marxienne nous montre que ce système évolue vers une désocialisation du travail – et nous sommes en plein dans cette phase.

Les nouvelles technologies – notamment l’hydrogène vert, la robotisation, et l’intelligence artificielle – bouleversent le rapport au travail. Elles interviennent dans la décision, le contrôle et l’exécution des tâches de production, réduisant toujours plus le rôle de l’humain dans l’économie. À terme, cela nous contraindra à envisager sérieusement un revenu universel d’existence. Sinon, nous courrons droit vers la barbarie.

Je m’intéresse beaucoup à ce qui se fait du côté d’Oroville et des pays nordiques, où l’on explore des modèles plus humains et durables.

Deux marches ont eu lieu la semaine dernière, saluées comme une réussite, y compris par certains élus de la majorité. Toutefois, la présence jugée indésirable d’anciens ministres du précédent gouvernement, notamment Pravind Jugnauth, a suscité la controverse. Quel est votre point de vue ?
Ces deux manifestations ont répondu à une nécessité : résister à une décision injuste du gouvernement, qui s’attaque lâchement à l’âge d’éligibilité à la pension de vieillesse. Le retour annoncé du NPF et la suppression de la CSG vont dans la bonne direction.

Mais Pravind Jugnauth et ceux qui ont collaboré avec lui n’avaient aucune légitimité à marcher aux côtés de la population. Ils ont dilapidé les réserves du NPF et vampirisé les revenus de la CSG.

Si le MSM et ses alliés ont profité de ces manœuvres, ils doivent en répondre devant la justice. Il est temps d’en finir avec la pratique d’utiliser le pouvoir pour piller les biens publics, en particulier l’argent de la République.

On a aussi noté un fait relativement rare : la forte présence de jeunes lors de ces marches aux côtés des syndicats et de la société civile. La relève se réveille-t-elle enfin ?
Les jeunes sont directement concernés. Dans de nombreuses familles, ce sont des personnes de plus de 60 ans qui soutiennent les foyers et « font chauffer la marmite ».

Le surendettement des ménages contribue fortement à la précarité actuelle, et face à cette réalité, des milliers de jeunes fuient le pays. Il faut donc encourager les jeunes à s’impliquer et à descendre dans la rue. Car demain, ce seront eux les victimes de cette décision.

Restez au pays. Engagez-vous. Ce pays a un fond de civilisation profond et précieux.

D’un côté, le Junior Minister Kugan Parapen se dit favorable à une réduction des avantages accordés aux élus. De l’autre, ce même gouvernement augmente salaires et privilèges de son armée de conseillers. N’est-ce pas paradoxal ?
Avant tout, Kugan Parapen doit clarifier sa position : ce qu’il veut et ce qu’il peut faire. S’il est sincère, qu’il commence par réduire ses propres allocations pour donner l’exemple. Pour rappel, lorsque j’ai quitté le MMM tout en restant à l’Assemblée nationale en novembre 1980, j’ai volontairement renoncé à mon allocation parlementaire.

Il est temps de dresser un constat sur le coût de notre démocratie indirecte, contrôlée par des représentants qui profitent bien plus que ceux qu’ils sont censés défendre.

Pour ma part, je mène une résistance sans compromission face au système capitaliste. Mais je propose aussi une alternative. Car sans projet alternatif, la contestation mène à des révoltes stériles et à la montée de partis populistes, de droite comme de gauche.

Si Kugan Parapen est sincère, qu’il commence par réduire ses propres allocations pour donner l’exemple»

Du côté des syndicats et de la société civile, une inquiétude monte : la réforme de la BRP ne serait que la première étape d’un démantèlement du Welfare State. En témoignent des mesures comme le rétablissement des frais d’examen du SC pour les redoublants, ou encore ceux imposés aux étudiants universitaires à temps partiel.
Ce danger est réel. Et c’est précisément pourquoi l’alternative est cruciale. Nous faisons face à de profondes mutations économiques et sociales. Il faut donc anticiper.

Prenons un exemple concret : jusqu’en 2018, le salaire minimum national n’existait pas. Il a été introduit cette année-là. Aujourd’hui, nous devons aller plus loin et parler de « salaire social » - une proposition que la Federation of Progressive Union (FPU) défend depuis plusieurs années.

Un mot au passage : certains feraient bien d’arrêter de mélanger les concepts de résistance et d’alternative. Ils sont dans la soumission et l’alternance. Qu’ils quittent leurs postes et rejoignent l’opposition, s’ils veulent être crédibles. Sinon, leur posture n’est qu’une opportunité déguisée.

Une interrogation revient souvent : Paul Bérenger ne détient aucun portefeuille ministériel, il n’est pas Mentor Minister, et pourtant, il assiste aux réunions hebdomadaires du Cabinet, qui se tiennent à huis clos. Que répondez-vous à ceux qui se demandent s’il a légalement ou théoriquement ce droit ?
C’est ce qu’on appelle une forme de partage du pouvoir. Pour l’anecdote, lorsque Navin Ramgoolam était encore dans l’opposition, je l’avais rencontré pour lui soumettre une proposition visant à obtenir le départ du directeur de l’ICAC de l’époque. Je lui avais dit qu’il allait probablement revenir au pouvoir lors des prochaines élections, et qu’il serait alors nécessaire de repenser la composition du Conseil des ministres en instaurant trois sous-Cabinets, chacun dirigé par un Senior Minister.

Selon moi, la structuration idéale reposerait sur trois mini-Cabinets :

Économie, Finances, Développement et Budget
Affaires sociales, Logement, Transport et Consommation
Culture, Loisirs, Éducation, Communication et Affaires étrangères

Abordons maintenant le cas de Resistans ek Alternativ (ReA). Le ministre Ashok Subron a choisi quatre membres de son bureau politique au sein d’un panel chargé de sélectionner les membres du conseil d’administration de la National Empowerment Foundation (NEF), une entreprise publique ne relevant aucunement du champ civil ni du contrôle citoyen. Quelle est votre opinion ?
Je ne sais quoi dire. Ce n’est pas un hasard si j’ai coupé tout lien avec Ashok Subron depuis plusieurs années déjà. Lorsqu’il a proposé l’idée d’une Nouvelle République, j’ai compris qu’il n’était pas un révolutionnaire, et surtout, qu’il ne croyait pas en la possibilité d’une société sans classes. Son alliance avec Kugan Parapen renforce cette perception : il ne peut sérieusement prétendre à une posture alternative.

Mais je tends à penser qu’Ashok Subron est avant tout victime de son propre opportunisme, et de ses manœuvres politiques. Il n’est jamais trop tard pour se ressaisir. Mais je reste sceptique. Spes contra spem, comme le dit l’adage : espérer contre toute espérance.

Des voix syndicales – Lindsey Collen (Lalit), Reeaz Chuttoo et Jane Ragoo – estiment qu’Ashok Subron a avalé bien des couleuvres depuis qu’il goûte aux privilèges du pouvoir ministériel. Partagez-vous leur analyse ?
La situation de classe du ministre Ashok Subron ne m’intéresse pas. Ce qui m’interpelle, c’est sa position de classe. Est-il conscient de ce qu’il fait, de ce qu’il dit et de ce qu’il veut réellement être ? Je me demande s’il conjugue sa vie à l’auxiliaire « avoir » ou au verbe « paraître ».

Les différences entre les individus résident, fondamen-talement, dans leur niveau de conscience. La conscience, philosophiquement parlant, suppose une perception lucide de soi-même et du monde, une capacité à explorer sa propre psyché et à faire évoluer ses repères moraux.

Ce ne sont pas ses aspirations bourgeoises qui me dérangent. Ce qui me dérange, c’est l’illusion qu’il incarne.

Au Parlement, ce même ministre a confirmé que tout avait été fait selon la constitution de la NEF et qu’il avait nommé, sur le panel de sélection, – on cite – « des personnes en qui j’ai confiance ». Sommes-nous désormais régis comme en Chine ou en Corée du Nord, où l’on place les petits copains du parti à tous les postes clés ?
La première erreur de Navin Ramgoolam a été de remplacer systématiquement les responsables à la tête de nos institutions. Certes, certains collaborateurs du régime précédent, sous Pravind Jugnauth, ont fait preuve de zèle et d’indignité. Mais ce n’était pas le cas de tous. Nous avons ainsi perdu des profils compétents, comme M. Caremben au ministère du Travail, qui était un élément valable. Dans le fond, Reza Uteem s’auto-paralyse.

Les personnes sincèrement prêtes à aider le pays ne viendront pas de l’avant dans un tel climat. Et pire encore, à Air Mauritius par exemple, certains de ceux qui ont contribué à couler la compagnie font aujourd’hui leur retour.

J’ai d’ailleurs l’intention d’envoyer à Navin Ramgoolam une publication de Joseph Tsang Mang Kin, intitulée Les malheurs des 60-0. À Ashok Subron aussi.

Une question plus personnelle : si vous pouviez tout recommencer à zéro, que referiez-vous, vous que l’on a surnommé le Lech Wałęsa mauricien, et ancien parlementaire éphémère du MMM ?
Je n’ai rien à effacer de ma vie. Je suis un homme libre, maître de moi-même. Et non, Lech Wałęsa n’est pas mon modèle. Je me suis engagé politiquement à la demande de mon épouse, et jamais elle ne m’a reproché cet engagement.

J’ai rencontré des milliers de personnes dans ma vie, et je n’ai jamais eu affaire à des « vermines ». J’ai toujours appliqué des principes issus de mon expérience, notamment dans la gestion de quatre entités autogérées, comme Litra et l’imprimerie Henri, où j’ai remplacé une agence désignée pour leur liquidation.

Je m’efforce de mettre en place, là où je milite, des structures et des pratiques susceptibles d’ouvrir la voie à une société post-capitaliste. Mon deuxième objectif immédiat est d’œuvrer à la transition de Maurice vers une Deuxième République.

En attendant, je mène un combat actif contre le projet de repousser l’âge d’éligibilité à la retraite à 65 ans, et le licenciement de centaines de travailleurs.

Jack Bizlall dévoile les coulisses du pouvoir mauricien à travers deux ouvrages

En 2005, le syndicaliste Jack Bizlall publiait « Le savoir-faire », une analyse critique de la gouvernance de Navin Ramgoolam. Aujourd’hui, il signe un nouvel opuscule, « Le savoir-vivre », consacré à la gestion du pays sous Pravind Jugnauth. « J’invite les Mauriciens à lire attentivement entre les lignes », confie Jack Bizlall. Son nouvel ouvrage s’attache à explorer la gouvernance de Jugnauth Jr., et promet des révélations sur la manière dont le pays était dirigé.

 

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