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Harcèlement scolaire : cette parole baîllonnée

Il est très difficile pour une victime de violence de se manifester, quelle que soit la forme de cette violence.

Face à la montée du harcèlement scolaire et du cyberharcèlement, la ministre Arianne Navarre-Marie appelle les jeunes à briser le silence. Pourtant, si certains trouvent la force de témoigner, d’autres restent prisonniers de leur souffrance. Pourquoi ce silence ? Tour d’horizon.

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D’un côté, un mineur de 13 ans qui finit par porter plainte après des mois de brimades répétées… De l’autre, une collégienne de 15 ans qui a mis fin à ses jours, incapable de supporter davantage le harcèlement dont elle était victime… Cette situation ne peut qu’interpeller : pourquoi est-il si difficile pour des jeunes victimes de briser le silence qui les étouffe ?

Lorsqu’un enfant subit du harcèlement, son silence n’est pas un choix, mais souvent une prison aux barreaux invisibles. Mélanie Vigier de Latour-Bérenger, psychosociologue, et Caroline Grenade, counsellor chez Konekte, décryptent ce phénomène complexe : « Il est extrêmement difficile pour une victime de violence de se manifester, quelle que soit la forme de cette violence. Cette difficulté s’explique par plusieurs facteurs : la peur des représailles ou des menaces de l’auteur, la crainte de ne pas être crue, la honte, le tabou, et parfois même la méconnaissance que ce qui est subi relève effectivement de la violence ou du harcèlement. »

Imaginez un instant : vous êtes seul face à un groupe. Chaque jour, les mêmes regards, les mêmes mots qui blessent, parfois les mêmes coups. Et si vous parlez, que se passera-t-il demain ? Cette peur paralyse. « Oui, souvent, la peur des représailles est plus forte que la volonté de dénoncer, car ces situations de harcèlement impliquent généralement un groupe – composé d’auteurs et de témoins – qui s’en prend à une personne isolée », confirment les deux professionnelles.

À l’adolescence, cette dynamique prend une dimension encore plus oppressante. « Le sentiment d’appartenance au groupe revêt une importance capitale, tout comme le besoin de se sentir inclus. De plus, il ne s’agit pas tant d’une question de volonté que de la possibilité réelle d’en parler », poursuivent-elles. La victime se retrouve ainsi prisonnière d’un terrible dilemme : souffrir en silence ou risquer pire encore en parlant.

La dynamique de groupe 

Pour comprendre pleinement pourquoi les victimes peinent tant à s’exprimer, il faut décrypter la mécanique du groupe, véritable engrenage du harcèlement. Dans cette dynamique toxique, chacun joue un rôle dont il peine à s’extraire.

« Ce qu’observent Quartier, Gardette et Bellon, experts en intimidation en milieu scolaire, c’est que chez les enfants auteurs, l’intention de nuire n’est pas toujours avérée et l’impact du groupe est très fort », explique Mélanie Vigier de Latour-Bérenger. L’effet de groupe agit comme un amplificateur : ce qu’un enfant n’aurait jamais fait seul devient possible, voire valorisé, au sein du collectif.

Plus troublant encore : « Les enfants témoins s’allient souvent aux auteurs par conformisme et mimétisme, principalement pour éviter l’exclusion ou pour ne pas devenir eux-mêmes des cibles. On remarque d’ailleurs un comportement différent lorsque les auteurs se retrouvent isolés, hors du groupe. »

La peur circule ainsi entre tous les acteurs de ce drame silencieux : « Plusieurs enfants auteurs seraient, en réalité, effrayés par la dynamique du groupe et craignent que celui-ci ne se retourne contre eux s’ils tentent de s’en distancer. À cela s’ajoute la peur de se retrouver seul, de perdre sa popularité, son influence, et de devenir vulnérable face à d’autres groupes. »

C’est là, révèle Mélanie Vigier de Latour-Bérenger, un aspect souvent négligé du harcèlement. « Selon les experts, le désir de sortir de ce rôle d’agresseur est présent chez de nombreux auteurs, qui vivent souvent eux-mêmes un sentiment d’insécurité en milieu scolaire. À l’instar des victimes, les enfants auteurs ne s’y sentent pas nécessairement à l’aise. »

Cette réalité complexifie encore la situation : la victime fait face à des agresseurs qui peuvent eux-mêmes être prisonniers d’un rôle qu’ils n’ont pas nécessairement choisi. « Le harcèlement prend d’ailleurs souvent fin dès qu’une issue honorable est proposée aux harceleurs », poursuit la spécialiste, soulignant ainsi l’importance d’une approche globale du problème.

Dans ce climat de terreur partagée, la victime se retrouve doublement isolée : non seulement elle subit les attaques, mais elle constate aussi que personne n’ose prendre sa défense. Ce silence des témoins résonne alors comme une approbation tacite qui renforce son sentiment d’impuissance et de honte.

Car l’un des obstacles majeurs à la libération de la parole des victimes réside dans le silence assourdissant des témoins. Ce silence entretient un sentiment d’isolement chez la victime et renforce l’impression que la situation est normale, ou tolérée. « Malheureusement, c’est précisément pour cette raison qu’il est essentiel d’agir de manière globale en milieu scolaire, en travaillant avec l’ensemble du groupe », affirme Mélanie Vigier de Latour-Bérenger. « Prendre soin des victimes est fondamental, mais il est tout aussi important d’intervenir auprès des auteurs et des témoins, afin que chacun puisse s’en sortir dignement, tout en faisant cesser le harcèlement. »

La Méthode de préoccupation partagée, développée par Gardette, Bellon et Quartier, illustre cette approche holistique. « C’est un outil dont l’efficacité a été scientifiquement évaluée et démontrée dans plusieurs pays, dont Maurice, où elle est déjà mise en œuvre dans de nombreux collèges et lycées », précise-t-elle. Cette méthode reconnaît que le harcèlement est un problème de groupe et non simplement une affaire entre harceleur et harcelé.

La confiance trahie 

Outre cette dynamique, le silence des victimes s’enracine dans un sentiment d’isolement face à un monde adulte perçu comme inaccessible ou impuissant. Mélanie Vigier de Latour-Bérenger explique cette fracture : « La confiance accordée aux adultes et aux institutions censés protéger les victimes varie selon les situations. Si des adultes dans l’environnement des jeunes leur ont parlé des violences, y compris du harcèlement, en leur assurant qu’ils seront présents, qu’ils les croiront et agiront pour que tous soient protégés ; ou si ces adultes sont proches des jeunes victimes et facilement accessibles pour discuter ; ou encore s’ils ont déjà abordé des sujets délicats, tabous ou inconfortables avec eux... Ces facteurs augmentent considérablement les probabilités que les victimes se confient. »

En d’autres termes, c’est l’histoire d’une confiance qui doit être construite bien avant que le problème ne survienne. Trop souvent, les jeunes victimes gardent le silence car elles n’ont jamais eu la preuve que leur parole serait entendue, crue et suivie d’actions concrètes. « Si ces jeunes ont préalablement fait l’expérience d’adultes et d’institutions qui ont agi efficacement dans des situations où ils avaient besoin de protection, cela renforce naturellement leur confiance dans le système », ajoute la psychosociologue.

Comprendre pourquoi les jeunes victimes peinent à briser le silence est la première étape pour transformer nos écoles en véritables sanctuaires d’apprentissage et d’épanouissement. Le silence face au harcèlement n’est pas une fatalité, mais le symptôme d’un système qui doit être repensé dans sa globalité.

Lorsqu’un enfant se tait face à la violence qu’il subit, ce n’est pas par choix, mais parce que les conditions ne sont pas réunies pour qu’il puisse s’exprimer en toute sécurité. La responsabilité incombe aux adultes – parents, enseignants et professionnels – de créer ces conditions, d’ouvrir des espaces où la parole peut enfin se libérer.

Car derrière chaque silence brisé, c’est une vie qui peut reprendre son cours, loin des ombres du harcèlement. Chaque témoignage est une victoire non seulement pour la victime qui se libère, mais aussi pour toute la communauté qui apprend ainsi à reconnaître la souffrance et à y répondre avec bienveillance et efficacité.

Les pistes pour aider les jeunes à en parler

Face à ce mur du silence, quelles solutions peuvent être mises en œuvre ? Mélanie Vigier de Latour-Bérenger et Caroline Grenade proposent plusieurs approches complémentaires :

  • Construire un terrain de confiance avant la crise

« Il importe, dès le plus jeune âge, de parler des diverses formes de violences aux enfants ; de leur dire que s’ils sont victimes, que nous parents, éducateurs, les croirons et ferons tout pour les protéger », insistent les deux professionnelles. 

Cette préparation crée un terreau favorable à la parole lorsque le problème survient. « Cela peut être fait à tout moment si cela n’a pas été abordé au préalable ; on peut aussi se baser sur l’actualité pour initier cette conversation, parler du bullying, des conséquences, du fait que ce soit illégal, l’importance de ne pas rester seul avec ce secret qui est lourd, et que des adultes autour peuvent agir pour que cela s’arrête, etc. »

  • Développer une observation attentive et bienveillante

Observer les changements subtils dans le comportement d’un enfant peut être la première étape pour détecter un problème : « Nous pouvons tous observer, regarder vivre les enfants, les nôtres ou proches. Regarder et noter leur état général, s’il y a des changements dans leur sommeil, leur alimentation, leur moral, voir s’ils sont ok d’aller à l’école ou pas, leur demander comment ils se sentent, et cela chaque jour pour établir une relation de proximité et montrer aux enfants qu’ils sont importants. »

  • Ouvrir des espaces de dialogue sécurisants

Parfois, il suffit d’un espace sécurisant pour que la parole se libère : « Il est aussi possible d’ouvrir des portes de communication avec les jeunes, leur dire qu’on remarque que quelque chose semble les impacter, et qu’on peut en parler avec eux ou leur proposer d’en parler avec des professionnels », suggèrent Mélanie Vigier de Latour-Bérenger et Caroline Grenade.

« Permettre à l’enfant ou à l’adolescent victime de mettre des mots sur sa souffrance et d’exprimer ce qu’il vit sans crainte que sa situation ne s’aggrave est un bon moyen de lui redonner confiance en lui, en autrui et dans les institutions. Cela vaut aussi pour les élèves auteurs ou témoins. »

  • Mobiliser la force du groupe de façon positive

Si le groupe peut être le vecteur du problème, il peut aussi devenir partie de la solution : « Le soutien des pairs, autant que possible, surtout à l’adolescence, est important, notamment s’ils sont au courant de ce qu’il se passe : ils peuvent aider une victime en l’écoutant sans juger, en la rassurant et en l’encourageant à parler à un adulte de confiance. Ils peuvent aussi prendre position contre le harcèlement en allant en parler, en favorisant la confidentialité, le respect et l’empathie. »

  • Institutionnaliser des dispositifs d’écoute professionnels

Pour que la parole puisse se libérer, des structures doivent être en place : « Il existe aussi, dans certains collèges et lycées, des services d’écoute avec des professionnels de l’écoute/en psychologie, notamment via Konekte, auxquels les élèves ou les membres de la communauté scolaire peuvent accéder. De plus, certains établissements mettent en place la Méthode de préoccupation partagée, simple et efficace pour faire que les situations de harcèlement cessent et que le milieu scolaire soit un espace où les élèves se sentent bien, en sécurité et protégés. »

Mobilisation gouvernementale face à l’urgence 

Face à l’ampleur croissante du phénomène et ses conséquences parfois fatales, la ministre de l’Égalité des genres et du bien-être de la famille, Arianne Navarre-Marie, lance un appel solennel aux jeunes victimes de harcèlement, qu’il soit scolaire ou numérique, les exhortant à dénoncer leurs agresseurs.

« J’ai assisté aux funérailles d’une adolescente de 15 ans, une collégienne qui a commis l’irréparable. J’ai rencontré ses parents et ses proches, tous profondément traumatisés par cette tragédie », confie-t-elle. Pour la ministre, ce drame bouleversant ne représente malheureusement que « la partie émergée de l’iceberg ». Depuis cet événement tragique survenu le 17 février dernier, elle révèle avoir reçu de nombreux témoignages similaires de parents et d’enfants.

La ministre alerte particulièrement sur les dangers des plateformes numériques. « Le harcèlement dépasse désormais les cours d’école. L’intimidation et le cyberharcèlement, notamment sur Telegram, atteignent des proportions alarmantes », souligne-t-elle, pointant du doigt cette application réputée pour son anonymat élevé et sa modération déficiente.

Consciente de l’urgence, Arianne Navarre-Marie affirme que le gouvernement traite cette problématique prioritairement via une approche interministérielle coordonnée. « Mes conseillers et moi avons transmis un dossier à la police concernant les dérives constatées sur Telegram. Les ministres de l’Éducation et des TCI sont pleinement mobilisés », précise-t-elle.

Son message aux victimes est clair : « Si vous subissez du harcèlement, que ce soit à l’école, par un camarade ou via Telegram, ne restez pas dans l’ombre. Dénoncez. Nous prendrons toutes les mesures nécessaires pour assurer votre protection », plaide-t-elle.

Parallèlement, le ministère de l;Éducation assure suivre « de très près » l;intervention des autorités compétentes. « Nous travaillons en étroite collaboration avec la police, la Child Development Unit (CDU) et notre service psychologique pour apporter le soutien nécessaire », indique un représentant.

Cette collaboration interinstitutionnelle se concrétise par la mobilisation de nombreux professionnels pour accompagner les élèves et sensibiliser aux dangers du harcèlement sous toutes ses formes. « Nos équipes, en partenariat avec Life Plus et les parties concernées, garantissent un encadrement adapté et déploient une campagne de prévention dans tous les établissements scolaires », souligne le ministère, démontrant l’importance accordée à la prévention en milieu éducatif.

Le ministère insiste sur la nécessité d’une approche unifiée entre les différents acteurs : « La Brigade pour la protection de la famille, la CDU, Life Plus et le National Education Counselling Service conjuguent leurs efforts pour répondre efficacement à cette problématique. Le bien-être des élèves reste notre priorité absolue. »

 

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