
Vanessa Beegoo, Nesha Elybux et Priscilla Veeraragoo ont tout appris sur le terrain : tâches ingrates, respect des employés, humilité. Aujourd’hui, elles dirigent avec rigueur, et perpétuent avec fierté l’héritage familial, prouvant que les filles aussi savent porter haut le flambeau des affaires. Un beau pied de nez aux clichés patriarcaux d’un autre temps.
Vanessa Beegoo : le gouvernail bien en main

Qui d’autre pour reprendre le flambeau du business familial, si ce n’est celle dont la destinée semblait tracée d’avance ? Chez les Beegoo, la relève s’incarne en la personne de Vanessa, pressentie pour prendre la barre de Cargotech dès que son père Kishore – qu’on ne présente plus – prendra sa retraite. La jeune femme est fin prête, maîtrisant déjà tous les rouages d’un métier où rien n’est laissé au hasard. Dans ce domaine de l’import-export, le moindre travers peut mener au naufrage.
Car ici, on ne joue pas petit bras : on évolue dans la cour des grands, là où un faux pas peut coûter cher. Et dans ce monde encore largement dominé par les hommes – qu’on soit au port ou à l’aéroport – il faut savoir naviguer habilement, tenir fermement le gouvernail et éviter les écueils.
Dans cet univers, Vanessa s’affirme avec un style bien à elle : coupe de cheveux à la garçonne, pantalon ajusté, ballerines légères, top boutonné aux manches retroussées, lunettes stylées illuminant un visage frais d’adolescente qui semble à peine avoir quitté le lycée. Derrière ce look faussement juvénile, c’est une véritable femme d’affaires qui évolue dans son bureau de Port-Louis.
Être à la tête de Cargotech, un privilège de « fille de » ? La principale intéressée balaie l’idée avec vigueur. « J’ai postulé un poste chez Cargotech, il y avait trois candidats. Mon CV parlait de lui-même. J’avais un ‘edge’, pas de papa-tifi. » Pour elle, tout se mérite, pas de favoritisme. Le ton est donné.
Car Vanessa Beegoo ne s’est pas contentée d’un tremplin familial. Elle a gravi les échelons un à un, à la force du poignet. « J’ai commencé mon internat à 16 ans comme réceptionniste, puis clerk. Je faisais des photocopies, de la dactylographie, sans aucun salaire. Avant de partir en Australie, j’ai passé six mois au département exportation comme simple employée. Il m’a fallu quatre ans pour devenir superviseur, c’est-à-dire chef d’équipe de trois personnes, à l’importation de l’aéroport », explique-t-elle.
De fil en aiguille, l’expérience aidant, Vanessa Beegoo prend son envol et intègre le quartier général de la capitale. Elle se consacre à l’exportation textile et se transforme en véritable Business Developer, à l’affût de solutions logistiques sur mesure pour les nouveaux clients. « Il fallait personnaliser les services, car chaque client a ses exigences. »
Son moteur ? La passion. Et ce plaisir, elle le trouve aussi dans l’aventure humaine de son entreprise : « J’aime ce que je fais. Je gère le bureau de Port-Louis, une équipe de 20 personnes et quatre départements : les douanes ; la vente sur mesure ; les opérations, avec les réservations et les documents ; et enfin le Data Management, qui connecte les systèmes des clients locaux à ceux de l’étranger. Ainsi, un producteur de T-shirts à l’export peut savoir en temps réel quand ses produits partiront et seront livrés. »
On sent tout l’amour de Vanessa Beegoo pour son métier, rien qu’en voyant briller ses yeux derrière ses élégantes lunettes. Papa Kishore et maman Françoise peuvent dormir sur leurs deux oreilles : leur fille tient solidement le gouvernail du navire familial.
Il faut plus que de la génétique en affaires»
Mais qu’en est-il de la perception, encore tenace à Maurice, selon laquelle le business familial resterait l’apanage d’une élite ? Là encore, Vanessa Beegoo tranche : « Il y a cette perception que ce sont des Franco-Mauriciens qui contrôlent tout. Faux et archi-faux. Prenez Currimjee : ils sont là depuis des décennies et ont réussi. Il faut être honnête, ce n’est pas automatique qu’on délègue à ses enfants un business familial et que cela marche à coup sûr. Il faut plus que de la génétique en affaires. »
Et le fameux cliché de la « fille de » ? « Stéréotypé et biaisé. Si le business familial échoue, c’est que celui ou celle qui a pris le relais a mal fait son travail. »
Quant à l’idée d’une succession réservée d’office au fils ? « Ce concept, je le perçois ailleurs mais pas chez mes parents. J’ai un frère, Kevin, il sait qu’il faut travailler dur et ne pas s’attendre à tout avoir sur un plateau. On est un binôme, et la succession n’est pas établie. Tout dépend du temps et du travail. »
Dans les faits, la famille Beegoo fonctionne en synergie : Françoise, la matriarche, tient les comptes côté cargo, Kevin pilote le développement technologique et la conquête de nouveaux clients, pendant que Kishore, figure incontournable revenue aux commandes en 2022, veille au grain.
Le parcours de Vanessa Beegoo inspire : Clavis School au primaire, le Bocage au secondaire avec un mélange éclectique de matières (maths, business, économie, anglais, français, chimie). Elle confie avoir adoré Roméo et Juliette et L’Enfant noir de Camara Laye.
Puis, direction Perth et la Western Australia University pour un bachelor en commerce, relations internationales et entrepreneuriat. Après trois ans d’études, elle prend de l’assurance comme directrice d’une boutique de vêtements pour enfants avant de revenir au pays en 2013 : « J’ai atterri un dimanche matin, et dès le mardi j’étais en poste avec Kevin. »
Aujourd’hui, elle trace sa voie sans complexe, avec la ferme intention de faire flotter haut le pavillon de Cargotech. Une capitaine déjà bien aguerrie pour les tempêtes comme pour les mers calmes.
Un célibat voulu
C’est un choix de vie. Pas question de mariage religieux ou officiel. Vanessa Beegoo assume pleinement son célibat et chérit sa liberté de pensée et d’esprit. D’où son choix de privilégier la vie en couple sans formalité depuis quelques années : « Mon compagnon et moi vivons en parfaite harmonie, sans attachement officiel ou définitif, pas d’enfants pour l’instant, et je me régale chaque jour des petits plats qu’il me cuisine avec amour », nous dit-elle.
Les plats qui lui donnent du plaisir ? Les pâtes avant tout, surtout des coquillettes aux quatre fromages agrémentées de fines herbes de Provence, de romarin, de quatre-épices et d’une salade. « En cuisine, je suis une vraie cata, un cauchemar, donc je préfère laisser la place à mon chéri », avoue-t-elle en arborant un large sourire.
Vanessa Beegoo a aussi un faible pour la lecture, des romans de fiction aux œuvres littéraires plus classiques – deux extrêmes, dirait-on. Et elle se permet le luxe d’au moins un voyage à l’étranger par an, malgré un emploi du temps exigeant qui impose sa présence sur le terrain : ni le port ni l’aéroport ne chôment, et les clients restent rois.
Nesha Elybux : l’héritière forgée à l’effort

Derrière son sourire franc et ses traits où se devine un subtil mélange d’origines – un père de foi musulmane, Asheek Elybux, et une mère de foi tamoule, Passvadee – se cache une femme qui a fait sa place là où bien peu l’attendaient. À 37 ans, Nesha Elybux co-dirige CargoWays, une entreprise familiale spécialisée dans l’import-export. Un monde d’hommes, rugueux et exigeant, qu’elle apprivoise avec la détermination héritée d’un père qu’elle admire et d’une mère discrète mais présente.
Dans son bureau aux allures de tour de contrôle, les piles de dossiers s’entassent sans répit. Son portable vibre sans cesse ; elle le cale entre son épaule et son oreille gauche pour garder les mains libres et naviguer sur son ordinateur. Dans ce fouillis organisé, elle est chez elle. Rien ne semble lui échapper.
Elle prend une courte pause pour nous parler. Mariée à Azhar Jhan et maman d’un fils de trois ans prénommé Hyzin, Nesha Elybux confie que tout a commencé tôt pour elle. « J’ai fréquenté l’école primaire de Jules Koenig et le collège BPS. J’aimais bien ce collège, car il y avait tout plein d’activités, on allait à la messe à l’église du Sacré-Coeur, il y avait les fancy-fairs… On était comme une famille », se remémore-t-elle avec nostalgie.
Cependant, elle arrête au Lower VI. Non pas par défaut, mais par choix. « Mes parents ont préféré que j’intègre le business familial à travers un stage en entreprise. » Là, elle découvre la rigueur. « J’ai commencé comme bonne à tout faire : le thé, la serpillière, le filing des documents, la réception… Je gagnais Rs 200 par mois comme argent de poche. Si je lavais la voiture, mon père me donnait Rs 25, et ma sœur Jasbeer Rs 50 », raconte-t-elle. « On nous menait à la dure. Pas de cadeau, l’argent se mérite », ajoute-t-elle sans amertume.
Ce goût pour l’effort ne l’a jamais quittée. À 16 ans déjà, elle apprend les premiers rudiments, se frotte aux réalités du fret, du dédouanement, de la facturation, du mouvement des navires… Son père la forme avec méthode. « Quand papa était en voyage, je le remplaçais. Il m’envoyait le bill draft, je faisais le data entry, je lui renvoyais par fax. Il a toujours été un mentor pour que je puisse, un jour, naviguer seule à la tête de CargoWays. »
On nous menait à la dure. Pas de cadeau, l’argent se mérite»
Ce chemin, Nesha l’a suivi sans jamais renier ce qu’elle est : une femme au caractère entier. D’ailleurs, à la voir, il y a ce petit quelque chose de rebelle en elle. « Effectivement, j’ai une grande gueule, je démarre au quart de tour, je suis impulsive. J’avais réponse à tout… Je me suis assagie, mais mon visage me trahit encore. » Un franc-parler qui contraste avec la discrétion de son père. « Lui, il fait la sourde oreille, mais il entend tout. Et quand il faut, il recadre en tête-à-tête, sans éclat », souligne-t-elle.
Femme dans un milieu d’hommes, Nesha Elybux s’est forgée dans la passion et la persévérance. Le textile, les produits frigorifiés, les chevaux, les chiens : elle veille à tout. Et les vacances ? « Très peu. La dernière fois que j’ai voyagé à l’étranger, c’était en 2010, en Angleterre. »
Si elle avoue avoir pris une « retraite prématurée » en cuisine depuis la naissance de son fils, Nesha Elybux précise que son plat préféré demeure une sauce rouge aux grosses crevettes. Elle raffole également des « minn fri », de riz frit ou encore de riz blanc accompagné de poisson salé ou un rougail de chevrettes d’eau douce avec un bouillon de bred.
Chez elle, la même ligne de conduite : la rigueur. « Mon fils mange comme moi et s’il refuse, je refais le même menu le lendemain. Je veux lui faire comprendre, depuis sa tendre enfance, que rien n’est offert en cadeau. » Il en va de même pour son petit frère Fardeen, « même si mes parents ont tendance à le gâter ».
Ce qu’elle ne supporte pas ? « L’hypocrisie, les coups bas, le manque de respect envers les aînés. » Et son rêve ? « Voyager, voir le monde. » Un rêve en veille, pour celle qui trace sa route, fidèle à l’héritage d’un père qui lui a appris que tout se mérite.
Priscilla Veeraragoo : l’héritage au goût du jour

Si vous êtes un habitué du marché central, vous connaissez forcément l’incontournable Alouda Pillay. Mais d’autres échoppes valent tout autant le détour. Parmi elles : le stand de Priscilla Veeraragoo, un petit coin de fraîcheur aussi coloré que convivial, où les parfums de jus frais et d’alouda maison attirent les clients dès l’aube.
À 6 heures tapantes, les travailleurs débarquent : un pain fourré dans une main, une chopine de jus dans l’autre, prêts à démarrer la journée. Derrière ce comptoir, un petit bout de femme a repris le flambeau familial : Priscilla, la fière fille de feu Rajen Veeraragoo, figure respectée du marché.
Cela fait plus de cinq ans qu’elle tient les rênes de ce stand qui fait partie du décor du marché central depuis presque un siècle. Rajen, son père, y avait bâti sa réputation en servant jus frais et alouda à une clientèle fidèle. Cadette d’une fratrie de quatre enfants, c’est à elle qu’il a confié les clés. « J’ai grandi ici, je connais le métier, et papa savait que je saurais faire vivre son commerce », dit-elle, la voix teintée d’émotion.
Aujourd’hui, Priscilla Veeraragoo, dont la frêle silhouette est à peine visible derrière les bacs colorés, veille au grain. Mariée à un « contracteur », sans enfant, elle vit à Roche-Bois et assume pleinement cet heritage. « Déjà toute petite, je venais fouiner au stand. Je regardais comment papa préparait ses jus, son alouda. Il avait ses habitués : jeunes, vieux… c’était un passage obligé pour eux ! » se souvient-elle avec tendresse.
J’ai grandi ici, je connais le métier, et papa savait que je saurais faire vivre son commerce»
Son stand, stratégiquement placé à côté de celui qui vend pains, tikka, bred Tom Pouce, samoussas et autres délices, est l’adresse préférée des travailleurs : « Les ouvriers prenaient leur petit-déj chez ma voisine, puis venaient ici pour un bon jus ou un alouda avant de filer sur le chantier. Souvent, ils arrivaient avant le lever du jour, après le premier bus. »
Elle perpétue ce rituel avec l’aide de son cousin José : « Lui, il est là dès 6 heures pour préparer les jus. Moi, je gère la maison et j’arrive vers 9 heures. Je reste jusqu’à la fermeture à 17 h 30, sauf le dimanche où l’on ferme à midi. » Ce qu’elle a appris de son père, Priscilla y a ajouté sa touche bien à elle. Avec José, elle a mis au point une palette de cocktails maison qui fait saliver : les classiques – avocat, melon d’eau, pitaya, tamarin – mais aussi des mélanges signature : aloe vera-litchi, Mojito (menthe + limon), Pina colada, Manguecolada… Côté milk-shakes : mangue, banane et maspin, chocolat, vanille, amande, sans oublier un spécial aux sept fruits avec glaçons. L’alouda ? Un must, version traditionnelle ou revisitée au pitaya, avec ou sans boule de glace.
Et pour les amateurs de lait caillé : nature, fruité ou en version « détox » pour « déboucher les artères » ! Chaque matin, Priscilla prend le temps de tout préparer, pour garantir le goût et le frais : « À la fin de la journée, s’il reste du jus qu’on ne peut pas conserver, direction l’évier. Question de confiance et d’hygiène. » Le secret de sa longévité au marché ? Un seul : satisfaire le client, sans compromis.
Et côté finances ? « Bizin trase ! Il faut inventer de nouvelles recettes, attirer des clients, les surprendre. Je m’en sors. Pas des millions, mais ça va, mo korek. » Loin des grands discours, Priscilla avance avec humilité : ce qui compte, c’est de vivre dignement et libre : « Ce qui est essentiel pour moi, c’est mon indépendance. Je suis sereine. »

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