À l'approche des élections du dimanche 10 novembre, des chapelets de propositions sont formulées par les deux principaux blocs : l'Alliance Lepep et l'Alliance du Changement. Un grand nombre de ces propositions concerne le pouvoir d'achat des Mauriciens. Si, pour certains observateurs, il s'agit d'annonces « purement électoralistes », la question qui se pose est : ces propositions vont-elles réduire l'inégalité au niveau socioéconomique ?
Le pouvoir d’achat reste l'un des thèmes majeurs de la campagne électorale. Alors que les deux principales alliances qui s’affrontent ont rendu leurs manifestes électoraux, avec une panoplie de propositions visant à améliorer le pouvoir d’achat de la population, les choses ne s’arrêtent pas là. D’autres propositions sont faites des deux côtés, en riposte l’un à l’autre.
Cela fait maintenant plusieurs mois que de nombreux Mauriciens se plaignent de la cherté de la vie et de l’incapacité à joindre les deux bouts. Cependant, les deux alliances ont formulé une série de mesures afin de soulager la population. Mais ces propositions sont-elles suffisantes pour réduire les inégalités socioéconomiques qui se sont creusées entre les différentes couches de la société ?
Cela reste un enjeu majeur pour de nombreux pays. Selon Bhavish Jugurnath, économiste, plusieurs politiques peuvent réduire ces inégalités, mais leur efficacité dépend de leur conception et du contexte économique général. Parmi ces mesures, les augmentations des pensions, les bonus comme le 14e mois et les subventions pour enfants occupent une place importante dans les discussions actuelles.
Augmenter les pensions : une solution ciblée pour les retraités
Les pensions représentent une source de revenu essentielle pour une grande partie de la population âgée, surtout pour ceux qui ont occupé des emplois faiblement rémunérés. Une augmentation des pensions peut ainsi répondre directement à l’écart de revenu. « Augmenter les pensions permet de réduire l'écart entre les retraités à faible revenu et ceux ayant des pensions plus élevées, surtout si cette hausse vise spécifiquement les plus modestes », explique Bhavish Jugurnath.
Cependant, l'impact de cette mesure peut être limité par la situation économique globale. En période d'inflation élevée, une augmentation des pensions qui ne suit pas l’évolution des prix risque de perdre son efficacité. « Le principal défi est le financement de ces augmentations. Il est important de mettre en place un financement progressif, comme une fiscalité plus élevée sur les revenus plus élevés, afin de réduire les inégalités », précise l’ économiste.
Le 14e mois : une mesure ponctuelle aux effets limités
L’intervenant ajoute qu’ introduire un 14e mois, un bonus salarial exceptionnel, peut avoir un effet immédiat sur les salaires des travailleurs, mais cette mesure ne résout pas les inégalités à long terme. « Le 14e mois est une mesure ponctuelle et son impact sur la réduction des inégalités est limité, car sans réformes structurelles sur les salaires et les conditions de travail, l'écart de revenu continuera de se creuser », analyse-t-il.
En sus, Bhavish Jugurnath estime que cette mesure peut avoir des effets inflationnistes. Si l’offre de biens et services ne suit pas l’augmentation de la masse monétaire, la valeur du bonus peut se diluer rapidement. L’économiste souligne que le financement de cette mesure, par exemple par une hausse des taxes ou des réductions d'autres programmes sociaux, doit être bien réfléchi. « Le 14e mois ne doit pas être vu comme une solution en soi, mais comme un complément à des politiques de réduction des inégalités », précise Bhavish Jugurnath.
Le prix du pétrole : un levier à court terme
À ses dires, la baisse des prix du pétrole peut offrir un soulagement temporaire aux ménages et aux entreprises, en particulier dans les pays dépendants des importations d’énergie. « Une baisse du prix de l’essence permet de réduire l’inflation, ce qui profite au pouvoir d'achat des consommateurs. Les économies réalisées peuvent être réinvesties dans la consommation de biens et services, stimulant ainsi l'activité économique dans certains secteurs », explique Bhavish Jugurnath.
Cependant, cet effet positif reste limité à court terme. « Il faut garder à l'esprit qu'une baisse durable des prix du pétrole dépend de politiques énergétiques équilibrées et de la diversification des sources d'approvisionnement », précise-t-il.
Les allocations familiales : un outil efficace mais coûteux
Bhavish Jugurnath avance que les allocations familiales, ou aides pour enfants, peuvent avoir des effets positifs sur la pauvreté infantile. « Ces aides peuvent réduire la pauvreté dans les foyers et diminuer les inégalités entre les générations », affirme l’économiste. Cependant, ces dispositifs représentent un coût important pour les finances publiques.
« Le financement de ces allocations doit être bien géré pour éviter d'alourdir le budget de l'État », avertit ce dernier, arguant que si le système est mal conçu, il peut créer des effets indésirables, comme un désincitatif au travail pour certaines familles à faibles revenus. Bhavish Jugurnath met en avant que certaines études montrent que, dans certains cas, un revenu garanti peut conduire à une réduction des heures de travail. Toutefois, les effets varient en fonction du design du système.
Vers une réforme en profondeur
Pour réduire réellement les inégalités économiques, Bhavish Jugurnath soutient qu’il faut des réformes plus globales, notamment en matière de fiscalité, de transparence des salaires et d'égalité des chances. « Il ne suffit pas d’augmenter ponctuellement les salaires ou les pensions. Des réformes structurelles sont nécessaires pour un impact durable sur la réduction des inégalités », conclut l’économiste.
Mi-figue, mi-raisin
Pour sa part, Manisha Dookhony pense que plusieurs annonces faites peuvent aider à réduire l’inégalité. « Tout ce qui touche à la pension a un effet direct sur les inégalités. Les personnes âgées, étant beaucoup plus vulnérables, bénéficieraient grandement d'un revenu supplémentaire pour les aider au quotidien. Une petite augmentation pourrait les soulager », dit-elle.
Concernant l'allocation pour enfants de Rs 5 000, elle poursuit qu’elle ne semble pas être limitée en fonction des revenus des parents. « Bien que cette aide puisse soutenir les familles qui souhaitent avoir des enfants mais n'ont pas les moyens de le faire, elle ne permettra pas de niveler les inégalités », pense notre interlocutrice.
Le revenu minimum garanti à Rs 25 000, demandé par certains, est une mesure qui pourrait avoir des conséquences négatives sur l'emploi. « En effet, beaucoup d'entreprises ne pourront pas se permettre de payer un tel montant, ce qui pourrait entraîner une perte d’emplois. Même si cette mesure a un impact positif en termes de réduction des inégalités, le risque de perte d'emplois risque de l'exacerber, car les inégalités sociales pourraient se creuser davantage à cause du chômage qui en résulterait », explique notre interlocutrice.
Manisha Dookhony avance que le paiement du 14e mois pourrait potentiellement être une bonne mesure. Cependant, ce n'est pas seulement le gouvernement qui le paiera, mais aussi les entreprises, y compris les PME, qui devront financer cette dépense. « Je ne connais pas encore la formule exacte qui sera adoptée, mais cette mesure est plutôt favorable pour les récipiendaires. Néanmoins, pour les employeurs, cela peut augmenter leurs dépenses de manière importante, surtout que de nombreuses hausses ont eu lieu au cours de l'année, ce qui aggrave la situation. Même avec des prêts proposés aux entreprises, ceux-ci devront être remboursés, et cela n'apporte pas forcément une aide à long terme », souligne-t-elle.
La réduction de la TVA de 15 % à 10 % est une taxe indirecte. Elle ajoute que cette réduction pourrait avoir un effet positif sur les inégalités, car elle réduira les coûts de consommation pour les ménages à faible revenu.
La baisse des prix de l'essence et du diesel est également un élément positif, car elle permettrait de réduire les coûts pour les consommateurs, ce qui peut avoir un impact direct sur le pouvoir d'achat, en particulier pour les plus vulnérables. « C’est une idée que j'avais moi-même proposée, et je pense qu'il est bien que cela soit mis en place », se réjouit-elle.
Ciblage
Pour le secrétaire général de l’Association des consommateurs de l'île Maurice, Jayen Chellum, les inégalités sont un problème relatif. Et les solutions doivent être adaptées à la réalité de ceux qui se trouvent aux bas de l’échelle économique. « Si nous voulons corriger les écarts entre les riches et ceux de la classe moyenne ou les plus pauvres, il ne faut pas simplement faire des propositions universelles », explique-t-il.
Selon notre interlocuteur, des mesures ciblées sont nécessaires pour réduire l’écart entre les différentes classes sociales. Des politiques globales risquent de ne pas répondre aux véritables besoins de la population la plus vulnérable.
Il évoque également l’impact de l’inflation et de l’augmentation du coût de la vie sur les plus faibles. « Le coût des produits alimentaires augmente de manière significative, tandis que les grandes entreprises continuent de réaliser d’énormes profits », indique-t-il.
Jayen Chellum plaide pour un soutien plus direct du gouvernement aux consommateurs, mais souligne que les politiques économiques ne peuvent pas uniquement reposer sur des hausses de taxes. « Le gouvernement doit trouver un moyen de soutenir la population sans alourdir encore plus les finances publiques. Le ciblage serait la solution, car les aides iront à ceux qui sont vraiment dans le besoin. Au cas contraire, il y aura un effet néfaste sur l’économie », ajoute-t-il. Pour lui, les propositions en période électorale, bien qu’efficaces sur le papier, n’abordent pas toujours les causes profondes des inégalités.
Mesures populistes
Le président de l’Association pour la protection de l'environnement et des consommateurs, Suttyhudeo Tengur explique que les élections aux États-Unis sont passées, ainsi que celles en France. « Quand on observe ces élections, on constate que tous les partis politiques proposent des mesures qui touchent à la vie quotidienne des populations. Mais Maurice, comme d’habitude, semble être une exception. Les propositions qui sont faites ici visent souvent à augmenter le pouvoir d’achat et à améliorer le feel good factor. C’est une tendance qu’on voit aussi en France et aux États-Unis », fait-il observer.
Il poursuit que nous sommes en pleine campagne et que c’est le sprint final. « Dans ce sprint, tout est mis en jeu, tout est donné pour gagner. Mais ce n’est pas pour réduire les écarts. L’inégalité n’est pas réellement abordée. Au contraire, ce qui se passe, c’est que les pauvres deviennent encore plus pauvres, les classes moyennes s’appauvrissent et les riches deviennent plus riches. »
Suttyhudeo Tengur ajoute que personne ne touche vraiment aux fondamentaux de l’économie. « Tout le monde parle d’augmenter les revenus des citoyens, mais finalement, personne n’explique comment ces propositions seront financées. Les citoyens veulent des solutions concrètes, mais jusqu’à présent, on ne leur dit pas comment ces mesures seront mises en place ni comment on va trouver l’argent pour les financer », avance notre interlocuteur.
Quelques propositions des deux principaux blocs
Alliance Lepep
- Augmentation de la pension de vieillesse de Rs 15 000 à Rs 20 000 par mois.
- Une child allowance de Rs 5 000
- Le revenu minimum garanti passera à Rs 25 000.
- Paiement du 14e mois.
- Une réduction de la TVA, passant de 15 % à 10 % sur l’essence et le diesel en janvier 2025.
- La TVA passera de 15 % à 10 % sur les produits de grande consommation dès janvier 2025.
- Médicaments gratuits sur prescription d’un médecin.
- Transport gratuit pour les veufs et veuves.
- Internet gratuit pour les familles à faible revenu et réduction de 25% des prix des forfaits.
Des mesures « panadol » avec les problèmes de fond qui perdurent
Faizal Jeeroburkhan ne mâche pas ses mots. « Ces nombreuses mesures populistes, loin de réduire les inégalités, risquent au contraire de les aggraver. » Il explique que certaines des mesures annoncées peuvent avoir un effet pervers. « Elles peuvent encourager la paresse, l’oisiveté et une baisse de la productivité, surtout chez ceux qui sont déjà au bas de l’échelle.
Quand on gagne de l’argent sans faire d’efforts, pourquoi chercher à produire davantage ? », ajoute-t-il.
Il insiste également sur l’importance de cibler les mesures, afin qu’elles profitent véritablement à ceux qui en ont besoin. « Si les mesures ne sont pas ciblées, c’est du gaspillage. Il ne sert à rien de donner de l’argent à tout le monde, surtout à ceux qui sont déjà à l’aise », pense notre interlocuteur.
Faizal Jeeroburkhan pointe aussi du doigt un autre problème structurel : la classe moyenne. « C’est la classe moyenne qui porte réellement l’économie, et ce sont eux qui financent ces mesures. Les surcharger peut nuire à l’équilibre économique. »
Selon lui, la solution passe par un système fiscal plus équitable, au sein duquel les plus riches contribuent plus. « Il est grand temps de taxer les grosses fortunes, et d’utiliser cet argent pour augmenter la productivité et réduire les inégalités », explique-t-il.
Pour lui, l’objectif ultime devrait être de stimuler la production et l’éducation. « Il faut encourager la formation, l’éducation, et surtout aligner la formation professionnelle avec les besoins du marché », préconise Faizal Jeeroburkhan. Il insiste également sur l’importance de la transparence, de la responsabilité et de la lutte contre la corruption pour un véritable partage équitable des ressources. « Si nous voulons vraiment avancer, il faut une bonne gouvernance sans favoritisme », indique-t-il.
« Pour réellement réduire les inégalités, il faut une approche holistique. Il ne s’agit pas seulement de distribuer de l’argent, mais de créer les conditions pour que tout le monde puisse produire davantage, s’éduquer et accéder à des opportunités économiques », conclut-il.
Une illusion de bien-être
Le journaliste et observateur, Bernard Saminaden, souligne que, bien que des mesures ponctuelles comme les subventions et les aides financières sont annoncées pour soulager la population, elles ne règlent en rien les problèmes de fond. « Le gouvernement donne d'une main ce qu'il reprend de l'autre. Les taxes directes et indirectes permettent certes de financer certaines promesses, mais ne permettent pas de rompre la dépendance de l'île aux importations, qui pèse lourd sur le budget des ménages et sur l'équilibre économique du pays », déclare-t-il.
Selon lui, l'illusion de bien-être créée par des aides financières ne fait que camoufler un problème de fond bien plus grave : Maurice n'est pas autosuffisant. Le journaliste critique sévèrement l'incapacité du pays à produire suffisamment de biens de consommation de base, comme les produits alimentaires. Selon lui, la dépendance à l'égard des importations, particulièrement dans les secteurs sensibles comme l'agriculture et la pêche, laisse Maurice vulnérable aux fluctuations économiques mondiales et aux crises géopolitiques. Si le pays est en mesure de produire certains produits de base comme les œufs ou le poulet, d'autres secteurs, comme celui des fruits et légumes de saison ou de la pêche, souffrent d'une insuffisante exploitation de ses ressources naturelles.
Bernard Yen, actuaire : « C'est un peu comme croire au père Noël »
« Personnellement, je ne pense pas que les mesures proposées vont réduire l’inégalité. C’est dommage qu’on adopte cette approche universelle, sans ciblage précis. Si j’ai bien compris, ces mesures s’adressent à tout le monde, mais elles ne sont pas ciblées. Or, un ciblage plus précis aurait été bien plus efficace pour aider véritablement les personnes qui en ont besoin.
C’est difficile à mettre en place, je le reconnais, mais un gouvernement doit pouvoir travailler sur des mesures ciblées, en identifiant clairement ceux qui sont réellement dans le besoin.
On ne va pas taxer les pensions de vieillesse, mais qui en profite ? Ce sont ceux qui payent des taxes. Pour ma part, je pense qu’une approche plus pointue est nécessaire. Il y a encore beaucoup de travail à faire, peu importe quel gouvernement sera en place la semaine prochaine. Actuellement, les mesures qui sont proposées ressemblent plus à des promesses populistes qu’à des solutions concrètes, et il n’y a pas d’explication détaillée sur leur mise en œuvre.
J’espère sincèrement que ces propositions ne sont pas faites pour influencer les résultats des élections. Si c’est le cas, c’est dommage, ça ne semble pas sérieux. Les programmes électoraux ont été publiés il y a quelques semaines, et faire des promesses en dehors de ces programmes n’est pas sérieux. On ne sait même pas comment ces mesures seront financées, et les programmes électoraux eux-mêmes ne détaillent toujours pas certaines propositions.
Quelqu’un qui regarde tout ça de l’extérieur pourrait se dire que nous ne sommes pas responsables, que c’est un peu comme croire au père Noël. Attendons de voir, mais il faut être prudent. On ne peut pas dépenser ce qu’on n’a pas encore. Est-ce que Maurice pourra négocier sur un pied d’égalité avec l’Angleterre et les États-Unis ? On pourrait être déçu par ce qu’on obtiendra. La question est : est-ce qu’on est en train de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué ? »
Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !