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Dr Yannick Bosquet, linguiste : «La langue a les limites qu’on veut bien lui donner»

Moins de 25 ans après le début de la colonisation et de l’esclavage, le créole mauricien s’est mis en place, évoluant au fil des siècles pour devenir la langue de tous les Mauriciens. Aujourd’hui, la langue, grâce à l’oralité, continue d’évoluer et de se transformer. Pour le Dr Yannick Bosquet, les opportunités sont nombreuses.

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Quelle est l’origine du créole mauricien et comme cette langue a-t-elle évolué au fil des années ?
Le créole mauricien est né durant la colonisation française et l’esclavagisme, à partir du contact entre les populations d’esclaves, qui étaient privées de leurs langues, et les colons, qui parlaient une variété de français encore non-standardisée. Malgré la distinction sociale qui existait entre ces deux groupes, il y avait un besoin de communiquer, un besoin, pour l’esclave, de comprendre et de se faire comprendre, mais aussi un besoin de survie dans un environnement nouveau et hostile. C’est donc dans un contexte de domination sociale, linguistique et culturelle, et à partir d’un besoin de survie et d’adaptation, que les esclaves ont progressivement inventé une nouvelle langue, à partir du français, mais aussi des apports de leurs propres systèmes linguistiques. 

Très tôt durant la colonisation française, à partir de 1747, on note les premières traces écrites du créole, dans des affaires de justice où des esclaves ont comparu (voir par exemple, Furlong et Ramharai, 2006). Cela montre donc que le créole mauricien s’est rapidement mis en place, soit moins de 25 ans après le début de la colonisation et de l’esclavage. 

Un siècle après, soit en 1822, on voit la publication du premier texte littéraire en créole, Les essais d’un bobre africain de François Chrestien. Si le titre est en français, les fables, chansons et poèmes que contient ce texte, sont eux bien en créole mauricien. Cela va inaugurer la tradition littéraire écrite en créole mauricien, avec des publications importantes au fil des siècles, comme celles de Charles Baissac qui publie, en 1888, Le folklore de l’île Maurice, ou celles très abondantes, de Dev Virahsawmy, pour citer un exemple plus proche de nous.

À l’oral, le créole a donc été, d’abord, la langue des esclaves, mais l’existence de textes littéraires en créole montre que la langue était connue et pratiquée par les colons aussi. Et au moment de la colonisation britannique, de l’abolition de l’esclavage et de l’engagisme, le créole mauricien, qui avait déjà un rôle de lingua franca, va devenir la langue véhiculaire qui va permettre à toutes ces populations d’origines diverses de communiquer. 

Le créole a donc évolué au fil des siècles pour devenir la langue de tous les Mauriciens. Et en même temps, elle a évolué d’une langue qui a porté les stigmates de l’esclavage vers une langue à part entière avec son dictionnaire, sa littérature et elle est maintenant langue-matière dans le système éducatif, le Kreol Morisien (KM).

Quelles sont les influences linguistiques qu’on retrouve dans le KM et qui en font la particularité et l’authenticité ?

On retrouve d’abord l’influence du français. Le créole mauricien est ce qu’on appelle un créole à base lexicale française, c’est-à-dire qu’il est né à partir des mots du français, par exemple « dimoun » qui est la forme agglutinée de « du monde », « lakaz » de « la case » etc. L’agglutination, c’est-à-dire le fait de prendre deux mots et de les transformer en un seul, est une de ces particularités du créole mauricien.

Bien évidemment, on a des influences du malgache, « ourit » par exemple, mais aussi dans certains procédés morphologiques comme le fait de doubler un mot, « mars-marse », « roz-roz », « desinn-desine », et qui change le sens du mot initial, phénomène que l’on retrouverait en malgache, selon les observations de Charles Baissac, qui a aussi fait une description du créole mauricien du 19e siècle.

Nous avons aussi les apports des langues asiatiques et le domaine culinaire donne de nombreux exemples de cette créolisation linguistique et culturelle : « minn » du chinois « mein », « bred mouroum » de l’indo-portugais « bredo » et du tamil « murunkai », « baja » de l’hindi « bhajia ». N’oublions par l’anglais « sori », « form », « cross-here » etc. 
Le créole mauricien, et les Mauriciens, prennent un peu de toutes ces langues et cultures pour en faire quelque chose de véritablement mauricien.

Notons toutefois que le KM standardisé n’est pas forcément celui qui est parlé dans toute la République mauricienne. Le créole parlé à Rodrigues, par exemple, n’est pas le même que celui parlé dans les villes et villages à Maurice où là également, la langue est différente. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Bien évidemment, et ceci est vrai pour toutes les langues, car elles connaissent toutes des variations. L’anglais que nous apprenons à l’école à travers les manuels scolaires, n’est pas le même que l’on entend dans le East London ou encore dans les médias anglais ! 

Toute langue, dans sa forme standardisée, subit un figement par le biais de l’écriture et c’est une étape nécessaire. Ce figement permet à la langue de se conserver, de se transmettre et d’être compréhensible... Une seule orthographe pour un mot, la lettre « e » pour les sons « é », « ai » par exemple, et c’est une convention ou règle qui est adoptée et acceptée par la communauté linguistique pour des besoins de compréhension.  
En dehors de l’écriture et du standard, on parlera la langue différemment que l’on soit jeune ou âgé ; d’un quartier dit populaire ou huppé, par exemple. Certains font la distinction entre le « Kreol ghetto » ou le « Kreol koltar » et le « queen Kreol » où certains mots comme « liniversite », « badinn », « nik », ont des sens différents dans le « Kreol ghetto » (« prizon », Rs 1000, « baz pou kasiet »). Et avec le temps, le standard s’adapte et intègre des éléments du parler, comme par exemple l’introduction des mots nouveaux comme « royos » dans le dictionnaire. 

C’est vrai pour le KM et pour le Kreol Rodrige (KR) aussi. Le KR a dorénavant ses propres normes, avec son dictionnaire, son académie, ses manuels scolaires. À Rodrigues, on enseigne le KR et j’ai d’ailleurs récemment eu la chance de participer à une formation proposée par une équipe de l’université de Maurice en collaboration avec la Rodrigues Regional Assembly, Lir ek Ekrir Kreol Rodrige, durant laquelle le public rodriguais a pu apprendre le standard de sa langue. 

La question que vous soulevez ici a été énormément commentée, notamment l’influence du KM sur le KR. Les Rodriguais sont très attachés à leur langue et il est intéressant de constater que l’usage d’accents en KR, comme dans « bãnn », « pār », « sõnn », pour marquer la prononciation rodriguaise est un élément qui permet de marquer et conserver l’identité linguistique rodriguaise. 

D’ailleurs, pour faire la place aux créoles de la République, l’appellation KRM (Kreol Repiblik Moris) est de plus en plus utilisée, comme dans le nom de l’AKRM.

Qu’est-ce qui, selon vous, fait la richesse du KM ?
La diversité de sa composition, car le KM prend racine dans la diversité de sa population, et en même temps permet de transcender nos différences pour nous unir en tant que peuple qui communique et se comprend à travers cette langue. Avec notre terre sur laquelle nous sommes nés et que nous avons tous en commun, le KM est cet autre élément qui nous rassemble tous et toutes en tant que Mauriciens et Mauriciennes.

Le KM semble s’être enrichi par des expressions et proverbes, etc. Parlez-nous de la créativité de notre langue maternelle. Comment arrive-t-elle à évoluer et à s’enrichir ?
Le KM est une langue avant tout orale. Son entrée dans l’écriture et sa standardisation sont relativement récentes et, de ce fait, le KM est toujours en lien avec ses racines orales. 
L’oralité est la marque même du dynamisme, de la créativité et de la vitalité d’une langue, car l’oral est dans la transformation constante, dans la liberté. Bien sûr, on peut créer à l’écrit, mais cela répond à certains critères et contraintes, alors que l’oral est libre.

Les proverbes, qui transmettent la sagesse populaire, les sirandanes, les contes, les « zistwar » en tous genres, « zistwar bolom Sounga », « zistwar fer per », « zistwar Tizan gato kanet », les chansons aussi, font partie de ce qu’on appelle la tradition orale et elle permet à la créativité de s’exprimer, tout en assurant la transmission du savoir culturel. Une autre forme moderne de cette tradition orale est le slam et nos jeunes font preuve d’une très grande créativité dans ce domaine. 

Enfin, je pense que les Mauriciens kontan met dialog, zot kontan zwe ar bann mo, detourn zot sans. On voit cela bien aussi dans le « Kreol ghetto », où dans ce cas spécifique, pour des besoins de communication cryptée ou par souci identitaire ou d’appartenance à un groupe, les locuteurs, surtout les jeunes, font preuve d’une grande inventivité en détournant les mots de leur sens, ou en retournant les mots dans tous les sens.
Donc voilà, pour résumer, les moteurs de la créativité en KM sont l’oralité et la jeunesse !

Quelles sont les limites du KM ? Peut-on traduire facilement des mots ou des phrases de l’anglais, par exemple, en KM ?
Je ne pense pas que le KM soit plus ou moins limité qu’une autre langue. La langue a les limites qu’on veut bien lui donner. Or, si on pense qu’elle n’en a pas, elle n’en aura pas ! 

Je ne parlerai pas en termes de limites, mais en termes de défis à relever. L’un des défis du KM est son entrée et son usage dans la sphère institutionnelle. À Maurice, nous avons été habitués à un usage du KM dans la sphère privée ou informelle, alors que pour la sphère de l’institutionnel ou du formel, ce sont l’anglais et le français. C’est un cap à passer et cela implique plusieurs actions.

Il faut, bien sûr, aménager la langue pour qu’elle soit dotée d’un vocabulaire qui soit adapté à ces contextes formels. Et la traduction est effectivement un outil important. Dans certains cas, il faut aller au-delà de la traduction pour voir du côté de l’adaptation. 

Dans d’autres cas, traduire ne fonctionne pas nécessairement, car nous avons été habitués à certains termes en anglais. Par exemple, doit-on traduire « Speaker » en « Prezidan », sachant que ce dernier mot à un usage spécifique à Maurice (président de la République) ou maintenir « Speaker » car les Mauriciens y sont habitués et le terme a un sens spécifique ? L’équipe de recherche du projet inter-institutionnel Promoting Institutional Democracy through Language Access in Kreol Repiblik Moris & Digital Innovation fait un gros travail sur cet aspect. 
Lors des cours à Rodrigues, mentionnés plus haut, nous avons réfléchi sur la formule « To Whom it may concern » par exemple. Cela a suscité des discussions animées et finalement, les participants ont fait une proposition commune qui a émané du débat. 

Ce n’est pas facile de concevoir en KM ce que nous avons toujours dit et répété en anglais. Et souvent, cet exercice permet de se rendre compte qu’on ne comprenait pas la formule anglaise. Traduire ou concevoir les choses en KM demande du temps et de la discussion, mais c’est aussi une grande joie de savoir que l’on peut tout dire dans sa langue maternelle.

Est-ce que le KM pourrait subir les effets de la globalisation avec l’intégration d’expressions ou de mots qu’on retrouverait ailleurs ? Est-ce un risque ou une opportunité ?

À l’arrivée d’internet, il y avait une crainte que l’anglais, la langue de la mondialisation, s’impose et ne laisse pas de place aux autres langues. Aujourd’hui, on voit que grâce à internet, de nombreuses langues du monde bénéficient d’une visibilité qu’elles n’auraient pas pu avoir sans internet, qui est l’un des outils du monde global ! Donc, la globalisation présente des risques, mais surtout des opportunités. 

Si vous faites une recherche sur le KM sur un moteur de recherche, vous avez une foule d’informations que vous n’auriez pas pu avoir autrement. Des internautes proposent même des cours de KM sur les plateformes d’échange de vidéo. Donc, quelqu’un à l’autre bout du monde peut apprendre le KM sans avoir à se déplacer ! C’est une formidable opportunité. Quant à l’influence des mots étrangers, oui, il y en a forcément. Certaines influences restent, alors que d’autres disparaissent. 

L’essor de certaines langues étrangères dans un contexte justement de globalisation n’est-il pas une menace pour le KM et surtout sa place et son importance ?

Le KM est avant tout la langue maternelle des Mauriciens. Et avant de pouvoir prétendre maîtriser une langue étrangère, il est important de maîtriser sa propre langue. Je pense que la plus grande menace pour le KM est la perception de certains de ses propres locuteurs envers lui (une langue vulgaire, familière, informelle, etc.). Heureusement, ces perceptions évoluent et les Mauriciens assument de plus en plus leur langue. 

Évidemment, il reste du chemin à parcourir, notamment dans le monde éducatif, avec l’enseignement du KM au Higher School Certificate et son usage en milieu institutionnel. Les différentes équipes au niveau des institutions d’enseignement supérieur (UoM, MIE, UTM, UDM), et les différents acteurs impliqués dans la promotion de la langue, travaillent ensemble en ce sens. À titre d’information, l’UoM va bientôt proposer un BA (Hons) Creole Studies, ce qui est une première. Donc, les barrières tombent petit à petit.

 

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