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Dawood Rawat : «L’économie mauricienne repose sur des connivences invisibles» 

Dix ans après, Dawood Rawat revient sur les événements qui ont mené à l’effondrement du groupe BAI. Dans cette entretien, l’ancien Chairman Emeritus dénonce un démantèlement orchestré, expose les zones d’ombre autour de la vente des actifs et évoque les souffrances de sa famille. Il exprime également sa volonté de contribuer à une relance économique transparente. 

Vous revenez après presque une décennie d’absence. Qu’est-ce qui motive réellement votre retour ? 

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Mon retour est avant tout un acte profondément personnel. C’est affronter une histoire que d’autres auraient préféré enterrer. C’est aussi affirmer que, malgré l’expropriation brutale et les années d’éloignement, ni ma voix, ni mes convictions n’ont disparu. Ce retour symbolise une résilience : celle d’un homme, d’une famille et d’un projet qui n’a jamais cessé de croire en la justice. 

Mais ce retour coïncide avec un changement de gouvernement... 
Je comprends que le timing puisse interroger. Ma décision n’est pas liée à des calculs politiques, mais à une nécessité de protection. Mes enfants, notamment mes filles, m’ont supplié de rester à l’écart à l’époque. Elles ont affronté seules les tempêtes, avec courage, sans jamais chercher à se poser en victimes. Mon absence était un choix douloureux, mais assumé. Aujourd’hui, je reviens avec l’espoir d’un dialogue plus ouvert et d’un traitement plus juste. 

Aujourd’hui, la BAI n’existe plus sous sa forme d’origine. Que répondez-vous à ceux qui estiment que les défaillances internes du groupe ont aussi contribué à sa chute ? 

Le groupe BAI était le fruit de plusieurs décennies de travail, d’investissement et de vision. En 2015, sous couvert d’un risque systémique contestable, la Bramer Bank a été mise sous administration, puis les actifs du groupe ont été dispersés. L’hôpital, les compagnies d’assurance, les biens immobiliers... tout a été transféré à des entités publiques, souvent à des valeurs largement en dessous de leur potentiel réel. Ce n’est pas seulement un groupe économique qui a disparu, mais une vision familiale, portée par des Mauriciens, pour les Mauriciens. 

Vous décrivez le démantèlement du groupe comme une injustice. Pourtant, à l’époque, le gouvernement a évoqué un risque systémique. N’y avait-il pas des fragilités sérieuses dans votre modèle ? 

Ce qui s’est passé en 2015 ressemble à une nationalisation déguisée, sans compensation équitable. La loi sur les assurances a été modifiée rétroactivement. Les principes constitutionnels fondamentaux ont été ignorés. On parle souvent du risque posé par la Bramer Bank, qui représentait moins de 4 % du marché bancaire. Or, BA Insurance détenait près de 45 % du marché de l’assurance vie. Était-ce donc la banque qu’on visait ou l’assureur ? 

Encore aujourd’hui, aucune sanction n’a été infligée au groupe BAI par la FSC (Financial Services Commission ; NdlR). Le plan de restructuration prévu légalement pour 2016 n’a jamais été mis en œuvre. Pendant ce temps, la NIC, entité étatique, injecte des fonds dans MauBank, sans qu’on évoque de conflit d’intérêts. Nous avons des documents démontrant qu’à peine trois jours après la nomination des administrateurs, les projets de vente d’actifs avaient déjà commencé. 

Beaucoup de clients n’ont toujours pas été remboursés intégralement. Vous parlez d’expropriation. Mais certains évoquent plutôt une gestion risquée des plans d’assurance. Que répondez-vous à ces critiques ? 

C’est l’un des aspects les plus douloureux. Avant 2015, les assurés avaient un droit légal sur les actifs qui garantissaient leurs polices. Ces droits ont été effacés. Prenez les terrains de Rose-Hill, le parking de la rue Bourbon à Port-Louis ou même l’ancien siège de la BAI à Curepipe – devenu le quartier général de la NIC. 

Ces biens, initialement destinés à protéger les intérêts des assurés, semblent désormais réservés à des projets de développement en partenariat avec des entités privées locales, s’éloignant ainsi de leur vocation première. Et les assurés ? Ils attendent toujours. Cela va au-delà de simples erreurs de gestion. Les clients qui ont investi dans ces plans ont financé des actifs désormais utilisés à des fins publiques ou semi-publiques. On est passé de la protection des investisseurs à leur spoliation. 

Vous évoquez une « braderie » des actifs du groupe. Disposez-vous de preuves concrètes d’irrégularités ou de favoritisme ? 

Le sentiment de braderie est réel. Il suffit de regarder les chiffres : la Bramer Bank cédée pour une roupie, l’hôpital Apollo Bramwell estimé à plus de Rs 2 milliards vendu pour Rs 582 millions, avec un bail annuel de Rs 60 millions. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes. Dans certains cas, les pertes des acquéreurs ont même été utilisées pour compenser leur charge fiscale. Les procédures d’appel d’offres ont-elles été respectées ? Qui a profité de ces décisions ? Et à quel prix pour le public ? 

Vous voulez dire un « bal de vautours » autour des actifs de la BAI ? 

Clairement. Le public perçoit que les proches de l’ancien régime se sont partagé les meilleurs morceaux. Même les biens symboliques ont disparu, comme le tapis Joshangan (dont la valeur est estimée à $ 60 000 par Sotheby’s), pièce historique du groupe BAI. Quand des institutions sont démantelées sans contrôle, même l’héritage le plus intime devient un dommage collatéral. 

L’épisode Britam a suscité beaucoup de rumeurs. Au-delà des soupçons, avez-vous des éléments factuels ou des documents ? 

La vente de notre participation de 23,34 % dans Britam Kenya est l’un des épisodes les plus troublants. Tout a commencé par un remplacement discret mais massif des administrateurs non seulement chez BAFS Kenya (détenteur des actions Britam), mais aussi dans des juridictions offshore comme les Bahamas. Le contrôle des sociétés liées à la structure actionnariale y a été transféré via ces nominations. 

Plus frappant encore : l’adresse officielle des actions Britam a été inscrite au bureau de PwC Bahamas, éloignant ainsi l’actif de ses propriétaires légitimes et permettant un contrôle externe. Malgré plusieurs offres sérieuses, les actions ont été cédées à Plum LLP, une société discrète, à un prix très inférieur à celui du marché. Par la suite, elles ont été transférées à Apollo/AfricInvest. 

Peter Munga, président de Britam, a obtenu des conditions de paiement favorables, inexistantes pour d’autres. En 2015, Henry Rotich, ancien ministre des Finances du Kenya, avait écrit à Vishnu Lutchmeenaraidoo pour soutenir la vente – sous réserve du respect des règles de la CMA (Capital Markets Authority) et de l’IRA (Insurance Regulatory Auhtority). Mais Henry Rotich a ensuite été inculpé dans les scandales des barrages d’Arror et Kimwarer (BBC, 2019). Avec le recul, la régularité de l’environnement réglementaire paraît douteuse. 

Ces actions, pilier de la valeur du groupe, ont été vendues sans consultation, ni restitution pour les milliers d’assurés et créanciers. Au-delà du préjudice financier, il y a eu rupture de confiance. 

Lorsque les mêmes acteurs contrôlent les administrateurs, nomment les dirigeants, choisissent l’acquéreur et profitent de la transaction, la frontière entre légalité et mise en scène s’efface. Un groupe privé a été démantelé « dans l’intérêt public », mais à qui a profité réellement l’opération ? 

Vous dites avoir entamé un dialogue avec le gouvernement actuel, notamment le Premier ministre. Pourquoi ce processus semble-t-il bloqué aujourd’hui ? 

Elle reste en suspens. J’ai eu des échanges constructifs avec certaines autorités, y compris avec le Premier ministre. Nous poursuivons un processus juridique complexe avec nos avocats. Nous voulons seulement obtenir une reconnaissance du tort causé et parvenir à un règlement équitable. 

Nous en sommes quand même neuf mois après les élections... 

J’ai présenté des propositions concrètes, incluant un plan de remboursement appuyé par des partenaires internationaux. Le Premier ministre s’est montré ouvert. Mais depuis, il semble exister un blocage administratif ou politique. Des centaines de clients n’ont toujours pas été indemnisés. Le produit Super Cash Back Gold, par exemple, a été transféré dans des conditions opaques, avec des remboursements partiels et inéquitables. 

Vous cherchez désormais réparation devant la justice. Pourquoi poursuivez-vous l’État plutôt que les seuls administrateurs ? 

Parce que les administrateurs n’ont agi qu’en vertu de pouvoirs conférés par des institutions publiques : la FSC, le ministère des Finances et parfois même le Cabinet. Il serait réducteur de ne s’en prendre qu’aux exécutants. L’État doit aussi répondre de la légalité de ses actes. 

Alors que nos clients attendent toujours, qui a exigé la transparence sur les honoraires versés aux avocats, notaires et consultants ? Eux, leurs factures ont été réglées. Par contre, les victimes attendent toujours que justice soit faite. 

Prétendre qu’il s’agissait d’un simple « nettoyage corporatif » serait une fiction. Cela relève en fait d’un démantèlement orchestré par l’État ; tous les responsables devront rendre des comptes devant la justice et la justice exige des comptes à tous les niveaux. 

Vous ciblez Sattar Hajee Abdoula. Pourquoi ? 

Je veux être clair : ce n’est pas une attaque personnelle. M. Abdoula m’a été présenté comme une personne de confiance par Swadeck Taher et d’autres durant une période de pression extrême en avril 2015. On m’a alors indiqué qu’il entretenait des liens étroits avec le nouveau gouvernement et que son nom avait été proposé par ces mêmes dirigeants pour occuper le rôle d’administrateur – avant même toute nomination légale. 

Lorsque M. Abdoula m’a rencontré à Paris, il n’est pas venu en tant qu’intermédiaire neutre. Il a clairement affirmé – à plusieurs reprises – qu’il agissait avec le plein accord et le soutien du gouvernement. Il a évoqué des discussions avec des ministres et a laissé entendre que le Premier ministre  s’attendait à ce que cette affaire soit « réglée » rapidement. 

Une fois que M. Sattar Hajee Abdoula a été nommé administrateur par Seaton sur recommandation de certains hauts dirigeants du groupe, plus aucune information n’a été transmise aux véritables administrateurs de Seaton. Aucun rapport. Aucune consultation du conseil d’administration. Pas même une notification formelle sur les mesures prises au nom de l’entreprise. 

Et qu’en est-il de certains anciens hauts cadres de votre groupe ? 

Je reste perplexe face à certaines décisions : des membres de ma famille ont été arrêtés et leurs comptes gelés durant sept mois, sans inculpation. Pendant ce temps, le Chief Executive Officer du groupe, également arrêté, a vu ses comptes débloqués en quelques semaines... Ce qui est encore plus étonnant, c’est ce qui a suivi. 

Le même dirigeant – cité dans l’enquête initiale sur ce qu’on a appelé le « système de Ponzi » – est depuis devenu président de l’Association des assureurs de Maurice et siège aujourd’hui au conseil d’administration de la National Insurance Company, la même entité étatique qui a repris les actifs-clés de BAl. 

Ce qui me semble incompatible avec la loi quand on parle des critères « fit and proper » de la FSC. Il semble que, dans toute cette affaire, certains aient été protégés tandis que d’autres ont été sacrifiés. Tant que ces décisions ne seront pas examinées ouvertement, la justice restera partielle. 

Parlons maintenant d’un sujet qui vous passionne : l’économie. Quel constat dressez-vous de la nôtre ? 

L’économie mauricienne fonctionne encore, trop souvent, sur un réseau tacite de connivences entre acteurs politiques et capitalistes. Ceux qui détiennent le pouvoir ou la proximité avec lui accèdent plus facilement à des opportunités stratégiques, à des régulations souples et à des arbitrages invisibles. 

La séparation entre l’État et le capital reste souvent une fiction, utile à évoquer dans les discours et rarement respectée dans les faits. Certains amis bien intentionnés m’ont conseillé de rester prudent en évoquant ces sujets. Je comprends leurs craintes, notamment pour ma famille. Mais je suis revenu dans un esprit de transparence. J’avais cru percevoir, avec le nouveau gouvernement, une volonté de rupture, d’ouverture et d’humanité. Un espoir nouveau pour un pays fatigué, parfois humilié.

Vous critiquez la proximité entre pouvoir économique et pouvoir politique. Mais certains diraient que vous en avez aussi bénéficié par le passé. Qu’est-ce qui distingue votre modèle de ceux que vous critiquez aujourd’hui ? 

Je me souviens encore de l’inauguration du showroom Iframac en 2013. Des photos ont circulé dans la presse, montrant des responsables politiques présents à l’événement — une pratique courante à Maurice. Mais dans notre cas, c’était présenté comme une preuve de collusion. Aujourd’hui, les plus grandes entreprises accueillent ouvertement des ministres, posent avec eux pour les médias et c’est qualifié de stratégie de communication efficace. Ce double standard en dit long. Quand j’ai agi, c’était un scandale. Quand d’autres font la même chose, c’est célébré. Ce traitement différencié est révélateur. Et je le dis sans exagération. 

Votre constat sur le lien entre la politique et le pouvoir économique ? Y a-t-il vraiment une séparation ? 

Je crains que ce ne soit, en grande partie, une illusion. Dans l’affaire British American Insurance, nous avons vu des commissions d’enquête avortées et des régulateurs supposément indépendants agir en synergie avec des volontés politiques. Ce qui révèle une porosité préoccupante entre pouvoir et affaires. La presse, parfois, n’a pas joué son rôle de contre-pouvoir, mais a été un relais. Mes filles, en particulier, ont été attaquées avec une violence que je ne souhaite à personne. Ce qui a laissé des traumatismes. 

Vous avez dit un jour : « Ce qui m’est arrivé ne devrait arriver à personne. » Pourquoi ? 

Parce que j’ai vu, de l’intérieur, ce que beaucoup ignorent : la manière dont une entreprise peut être démantelée par des mécanismes étatiques. Ce que nous avons subi, c’est un cas d’école de capture de l’État, de manipulation réglementaire, de rétroactivité législative au service d’une opération ciblée. Des conseils d’administration ont été remplacés en une nuit. Des actifs dévalorisés, des lois modifiées pour rendre légale une expropriation. Sans possibilité réelle de recours. 

Dès mon plus jeune âge, j’ai fréquenté les hautes sphères du pouvoir économique et politique. Je me souviens de réunions chez Sir Seewoosagur Ramgoolam avec les barons du sucre. Seuls Mohamed Vayid et moi n’étions pas des blancs dans la pièce. J’ai ensuite présidé la Mauritius Employers Federation à 36 ans. J’ai cru en une méritocratie possible. Mais j’ai aussi vu de près comment un État peut instrumentaliser ses institutions pour cibler un groupe privé. 

Voyez-vous une réelle volonté à relancer, voire repenser notre économie ? 

Avec des experts indiens, nous avons présenté des plans précis pour relancer des secteurs stratégiques : hôtellerie, agriculture, port, aéroport, services. Le Premier ministre a écouté avec intérêt. 

Que s’est-il passé par la suite ? Ces experts indiens se sont-ils déjà mis au travail ? 

Non. Deux mois après la réunion, silence complet. Pourtant, les investisseurs existent, les fonds sont disponibles. Il manque la volonté de faire avancer ces dossiers dans la transparence. 

Vous dites vouloir contribuer à la relance du pays. Quelles garanties pouvez-vous offrir à l’État et au public ? 

Je n’ai pas tourné la page. Mon engagement est intact. Je suis prêt à travailler avec ce gouvernement, notamment sous la direction du Dr Navin Ramgoolam, pour faire de Maurice ce qu’elle peut redevenir : la perle de l’océan Indien. Mes rencontres avec le Premier ministre ont  été constructives. Mais l’appareil de l’État tarde à suivre. Je reste ouvert au dialogue. Et mes partenaires, eux, sont prêts à agir et à s’y mettre immédiatement.

 

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