L’ancien chef de l’État plaide pour une vraie politique d’intégration sociale et des mesures de discriminations positives pour resserrer les écarts entre les groupes défavorisés et le reste de la société et en faveur d’une politique de « nation-building » pour cimenter le vivre ensemble à la mauricienne. Cassam Uteem estime aussi que, 56 ans après l’Indépendance, la Constitution devrait être réexaminée pour, entre autres, « revoir ces pouvoirs tentaculaires qui font du Premier ministre de notre pays un autocrate élu ».
Le mardi 12 mars, Maurice fêtera le 56e anniversaire de son Indépendance et le 32e depuis son accession au statut de République. Quel bilan peut-on faire?
Année après année, on me pose invariablement la même question et je réponds comme je le fais maintenant avec quelques légères variations. C’est un bilan mitigé avec du bon, du moins bon et du mauvais. Sur le plan économique, après une période de stagnation, nous avons, à partir des années 80, progressé à pas de géant, avec le développement de la zone franche et de l’industrie du textile, du tourisme et de l’industrie hôtelière, de l’offshore et du service financier pour atteindre le niveau des pays à revenu intermédiaire avec un PIB par tête d’habitant de l’ordre de quelque USD 10 000. Sans la pandémie COVID-19, nous aurions atteint le niveau des pays à revenu élevé. Ce qui n’est pas un mince exploit au vu de notre situation de dépendance quasi-totale sur la production sucrière au moment de notre indépendance en 1968 et un taux de chômage très élevé parmi les jeunes et les femmes confinées aux seuls travaux domestiques et une population avec un très faible pouvoir d’achat.
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Cependant, certaines couches de la population n’ont pu bénéficier de la richesse créée et continuent à vivre en situation de pauvreté et même de grande pauvreté dépendant de l’aide sociale pour arriver à survivre. Notre système d’éducation qui demeure très élitiste contribue largement au processus d’exclusion sociale qui perpétue le cycle de pauvreté endémique héréditaire.
Du point de vue de l’intégration sociale et de nation-building, nous sommes malheureusement toujours à la traîne. Et, comme je le disais à un de vos confrères, à cette même période l’année dernière - et cela n’a guère changé depuis - le dysfonctionnement des institutions de l’État, qui est le résultat de la mainmise du pouvoir, à travers le copinage politique, leur a fait perdre la confiance et la crédibilité dont elles jouissaient il n’y a pas très longtemps et cela est extrêmement grave pour notre pays et sa démocratie. La sacrosainte doctrine de la séparation des pouvoirs, par exemple, est bafouée.
Doit-on être fier de ce qui a été accompli jusqu’ici ?
Fier sans doute, mais on aurait pu tellement mieux faire ! Nous avons certes toutes les raisons d’être fiers d’avoir, en 1968, accédé au statut de pays indépendant et en 1992 à celui de République, Au fil des années, nous avons connu, comme je viens de le souligner, un développement socioéconomique fulgurant avec l’apport des régimes politiques successifs et une main-d’œuvre adaptable, composée en grande partie d’éléments féminins, mais aussi grâce à un secteur privé innovateur et un secteur public globalement performant. Malheureusement, les fruits de ce développement n’ont pas été équitablement distribués. Par ailleurs, et cela n’est certainement pas source de fierté, nous sommes aujourd’hui encore, 56 ans après notre indépendance, une « nation en devenir », pratiquant un communautarisme qui favorise délibérément les uns au détriment des autres avec pour résultat une méfiance sournoise entre les différentes composantes de notre société et un sentiment de frustration et de discrimination systémique chez certains, traités ou considérés comme des citoyens de seconde zone.
Fait-on suffisamment au niveau du « nation-building »?
On ne fait presque rien ! On fait même le contraire ! L’État doit sans tarder entreprendre une politique d’intégration sociale et prendre des mesures de discrimination positives pour resserrer les écarts entre les groupes défavorisés et le reste de la société. Notre système d’éducation publique, qui fabrique simultanément des lauréats et des exclus, demande à être urgemment réformé. Nous avons besoin d’écoles qui passent de l’exclusion à l’inclusion et où les citoyens de demain sont initiés aux valeurs traditionnelles et républicaines et apprennent à vivre l’interculturalité dans un objectif de compréhension, de respect et de préservation des entités culturelles. Nos enfants doivent connaître leur histoire, celle de Maurice, la vraie, celle non-tronquée qui débute avec sa découverte par des Arabes et occupée ensuite par les Portugais et les Hollandais avant les Français et les Anglais, de cette île déserte où se pavanaient fièrement nos dodos endémiques, et sa transformation graduelle en une terre d’accueil avec la construction d’infrastructure et l’aménagement des aménités, son développement à différentes périodes de la colonisation, grâce surtout à l’apport de nos ancêtres esclaves et déracinés de leurs terres africaine et malgache, qui fertilisèrent le sol mauricien de leur sang et leur sueur, et les laboureurs indiens engagés qui prirent la relève de leurs corvées et leur souffrance pour devenir, au prix d’immenses sacrifices, l’épine dorsale de l’industrie sucrière.
Chacune des composantes de notre société a contribué pour faire de Maurice ce qu’elle est aujourd’hui. C’est cela l’histoire qu’il faut enseigner à nos enfants dès le primaire comme prélude au programme de « nation-building ». Il faut ensuite donner au Kreol Morisien, notre langue maternelle, la place qui lui revient de droit. Trouvez-vous normal qu’après tant d’années d’indépendance, nous continuions à chanter notre hymne national dans une langue qui nous est étrangère et on hésite toujours à introduire notre Kreol Morisien dans les débats parlementaires ?
Est-ce que l’on se trompe quand on dit que l’on accorde que très peu d’intérêt à la notion de République ? Pourquoi ? D’ailleurs, les valeurs républicaines ont-elles été suffisamment définies ? Si oui, quelles sont-elles ?
D’abord qu’est-ce qu’une République ? C’est un pays dans lequel la fonction de chef d’État n‘est pas héréditaire. C’est un Président élu ou nommé qui assume la fonction de chef d’État. Notre modèle de République est calqué sur la République indienne où le pouvoir exécutif est détenu par le Premier ministre tandis que le Président de la République, chef d’État, est le garant de la Constitution et symbolise l’unité de la nation. Ce modèle évite le bicéphalisme, c-à-d. un pouvoir exécutif dans lequel les compétences attribuées à l’organe exécutif sont exercées à la fois par le chef de l’État et le Premier ministre ou le gouvernement. Un tel modèle est une recette pour des crises institutionnelles répétées et donc peu recommandé pour un pays comme le nôtre. Rien n’a été fait, ni avant ni maintenant, pour sensibiliser les Mauriciens sur ce que représente l’accession de Maurice au statut de République, étape ultime de la décolonisation.
Quant aux valeurs républicaines qui ne sont pas explicitement citées dans notre Constitution, elles sont celles qui constituent la devise de la république française « Liberté, Égalité, Fraternité » à laquelle on pourra ajouter la solidarité, le respect de l’autre, faire preuve de civilité, de loyauté envers la patrie et la communauté nationale. Notre République a une langue, le Kreol Morisien, un drapeau quadricolore, un hymne national, bientôt, vœu pieux ?, en Kreol Morisien, une devise « Stella Clavisque Maris Indici », l’Étoile et la Clé de la Mer Indienne.
Est-ce que les jeunes sont suffisamment sensibilisés sur le mauricianisme ?
On n’enseigne pas le mauricianisme : on le vit à partir de nos expériences respectives, dans nos quartiers, dans nos villages et dans les faubourgs de nos villes où l’entraide, le partage et l’interculturalité sont des événements quotidiens. Je vous ai parlé plus tôt du rôle que doit jouer l’École dans le « nation-building », l’autre nom pour le mauricianisme. Un des meilleurs moyens de développer le mauricianisme, c’est de créer des opportunités pour nos jeunes d’exprimer leur sens du patriotisme et d’identification à la nation mauricienne. Multiplions les journées de sports inter-îles et donnons-nous les moyens de monter une équipe nationale de football qui pourrait se hisser au niveau des clubs africains ou asiatiques et pourquoi pas européens. L’identification à notre équipe nationale de foot sera alors l’expression de l'approfondissement de notre patriotisme et notre mauricianisme.
On note que beaucoup plus de Mauriciens décident de tenter leur chance ailleurs. Qu’est-ce que cela traduit ?
Il y a d’abord le chômage des jeunes et l’absence de débouchés pour certaines catégories de professionnels. Il y a ensuite ceux qui trouvent de meilleures offres d’emploi à l’étranger ou sur les bateaux de croisière. Et, enfin ceux, les plus nombreux, qui n’ont plus confiance dans l’avenir du pays. Ces derniers optent pour l’émigration, comme dans les années 70, certains en Australie, d’autres au Canada. Ce sont très souvent des professionnels qui en ont marre de la politique de petit-copain, de népotisme, pratiquée à leur détriment. L’absence de méritocratie, jobs for the boys, ceux qui par piston grimpent dans la hiérarchie, ceux sans grandes qualifications à qui on offre des salaires mirobolants et voitures de fonction souvent avec chauffeur tandis que d’autres plus méritants pâtissent de l’injustice subie – ce sont quelques-unes des raisons qui expliqueraient cette ‘brain drain’ que nous constatons ces derniers temps.
Est-ce que ce nouvel exode est inquiétant ? Quelles peuvent-en être les conséquences ?
Plus qu’inquiétant, c’est dramatique, d’autant que nombreux sont ceux bénéficiant des bourses d’études, nos lauréats, ou ceux qui terminent leurs études universitaires, ont déjà pris la décision de ne pas rentrer au pays. Nous perdons ainsi notre crème de la crème dont le pays a un besoin pressant pour les prochaines étapes de son développement. Nous allons devoir avoir recours à des expatriés à qui on offrira des rémunérations et des avantages faramineux car on n’a pas su retenir nos meilleurs cerveaux.
Comment inverser la tendance ?
La chose la plus difficile, c’est de rétablir la confiance perdue. Cela arrive rarement du jour au lendemain. C’est un long processus. Il faudrait par des mesures fortes et visibles démontrer un réel changement d’attitude et de politique, donner des preuves tangibles d’un retour à un système méritocratique. Le présent régime, en fin de règne, ne pourra le faire. La majorité qui sortira des urnes, le gouvernement sortant ou un nouveau gouvernement, devra donner des gages pour une mise en œuvre d’un système de bonne gouvernance exempte de discrimination, assurant, entre autres, l’État de droit, le plein respect des droits de l’homme, la transparence, l’efficience et l’efficacité, l’équité, la méritocratie, les attitudes et les valeurs qui favorisent la responsabilité, la solidarité, et la justice. On pourra alors retenir chez nous nos talents et faire revenir ceux qui, par découragement ou dépit, ont pris le chemin de l’exil.
Les partis extraparlementaires, mais aussi des membres de la société civile et de diverses associations, demandent des réformes de la Constitution, notamment par rapport aux pouvoirs du Premier ministre qu’ils jugent excessifs. Quelle est votre opinion sur la question ?
Je pense qu’il est temps de revoir la Constitution, non pas pour tout chambouler mais pour y apporter des améliorations sur le fonctionnement de nos institutions, fort de l’expérience acquise durant un peu plus d’un demi-siècle qui nous aura permis d’y déceler certaines faiblesses, certaines lacunes et certains manquements et y inclure, par exemple et prioritairement, les droits économiques et sociaux mais aussi revoir ces pouvoirs tentaculaires qui font du Premier ministre de notre pays un autocrate élu, un monarque détenant le pouvoir absolu.
Pour ce faire, je réitère ici ce que j’ai maintes fois suggéré la mise sur pied d’un Conseil constitutionnel qui réunirait partis politiques, mouvement syndical, ONG, membres de la société civile et autres parties prenantes, présidé par un ancien chef juge ou juge ou président de la République. Les travaux une fois terminés, le rapport du Conseil constitutionnel serait soumis à un référendum. La nouvelle Constitution sera alors celle à laquelle le peuple mauricien aura adhéré.
Un des sujets qui revient régulièrement sur le tapis est le mode de nomination du Président et du Speaker. Certains pensent qu’il faudrait que le Chef de l’État soit davantage indépendant pour pouvoir jouer pleinement son rôle de garant de la Constitution. Il est aussi question d’avoir un Speaker nommé par une commission indépendante. Qu’en pensez-vous ?
J’ai été élu président de la République par l’Assemblée nationale sur proposition du Premier ministre, selon les termes de notre Constitution et dans l’exercice de mes fonctions et des pouvoirs qui furent les miens, j’ai toujours agi en toute indépendance en respectant les lois du pays et les seules provisions de la Constitution. Personne n’a jamais osé m’instruire sur la manière dont je dois exercer mes pouvoirs, encore moins les Premiers ministres. Je ne vois pas pourquoi on doit changer le mode d’élection du Président, sauf si dans le contexte d’une réforme de notre Constitution, des pouvoirs accrus lui sont accordés dans lequel cas il serait séant qu’il soit élu au suffrage universel. Nous serons alors dans un régime présidentiel.
Quant au poste de Speaker, je suis d’avis que le tenant doit être un élu du peuple qui fait l’unanimité des partis présents à l’Assemblée nationale. Quelqu’un dont le nom suggéré par le Premier ministre en consultation avec le leader de l’opposition ferait l’unanimité ou obtiendrait un large consensus auprès des partis représentés à l’Assemblée nationale.
Certains parlent de recul de l’érosion de la démocratie au fil des ans. Est-ce aussi votre point de vue ?
La démocratie ne se résume pas à la seule organisation régulière des élections générales, chaque cinq ans. Elle est une manière de vivre en société, dans le respect des lois du pays et du bien commun. Elle garantit un certain nombre de libertés, dont celle d’expression, de culte, de conscience et le respect de droits dont celui à la liberté et à la sécurité personnelle. La démocratie se distingue par la doctrine de séparation des pouvoirs, le Législatif, l’Exécutif et le Judiciaire. Il incombe à l’État de créer des institutions crédibles pour assurer que la population puisse bénéficier des avantages et jouir des privilèges que lui confère la démocratie.
Or, ces dernières années, de nombreuses entorses à la démocratie ont été constatées. Les élections municipales ont été reportées à plusieurs reprises, selon des motifs cousus de fil blanc. L’Exécutif empiète allègrement sur le Législatif, qu’il contrôle de manière grotesque d’ailleurs, avec, à l’Assemblée nationale des députés de la majorité des plus complaisants et un Speaker ostensiblement partisan. Les assauts contre le Judiciaire se font ouvertement et de manière de plus en plus audacieuse. L’accaparement des institutions vitales du pays dû à la propension d’un Premier ministre à vouloir tout contrôler met à mal notre démocratie et nous entraîne inexorablement vers un État autocratique.
On note un grand rapprochement entre Maurice et l’Inde ces dernières années. Est-ce une bonne chose ?
Les relations entre l’Inde et Maurice ont toujours été spéciales voire privilégiées, indépendamment des régimes au pouvoir. Au-delà des relations commerciales, culturelles et économiques nos deux pays sont unis par les liens du sang et les liens historiques, 2/3 de notre population étant d’origine indienne et ayant aujourd’hui encore des attaches familiales dans ce pays. Les échanges entre nos deux pays ont, au fil des années, connu une progression constante et, ces dernières années, la coopération bilatérale, presque à sens unique, s’est grandement diversifiée pour inclure les domaines du transport avec le Metro Express, de la sécurité maritime avec l’aménagement de la piste d’atterrissage à Agalega, et bientôt dans le secteur spatial avec le lancement d’un satellite commun. Maurice a tout à gagner à approfondir nos relations avec l’Inde, qui a connu des avancées importantes dans le domaine de la science, de la médecine et de la technologie, bien évidemment dans le strict respect mutuel et en toute transparence.
Quels conseils donneriez-vous au gouvernement actuel ?
Il ne m’appartient pas de donner des conseils au gouvernement. Il y a des conseillers grassement payés pour le faire. Toutefois, je profiterais pour tirer la sonnette d’alarme sur les conditions de grande précarité dans lesquelles vivent de nombreuses familles et le sentiment d’abandon, d’injustice et de discrimination qui les habite. Gare au feu qui couve sous la cendre !
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