Le Budget 2024-25 pourrait être l’ultime carte à jouer du gouvernement en place dans sa quête de séduction de l’électorat. Après deux années marquées par la crise et la reprise économique, la marge de manœuvre du ministre des Finances se dessine dans un contexte particulier : celui des élections générales.
Pour certains, le budget national représente simplement un exercice comptable annuel. Mais pour d’autres économistes, il revêt une importance bien plus grande en tant qu’outil de politique macroéconomique visant à utiliser la politique fiscale pour influencer les comportements économiques et la croissance à court et à long terme.
Raison pour laquelle il est crucial de considérer le Budget dans un contexte plus large, et non de manière isolée, en tenant compte des tendances passées ainsi que de son impact à long terme sur la dette et la croissance. Les politiques fiscales mises en œuvre à travers le Budget sont conçues pour encourager ou décourager certains comportements des acteurs économiques.
Politique fiscale
Ce serait donc une erreur de considérer le Budget national comme étant similaire à celui d’un ménage. En réalité, le Budget fait partie intégrante de la politique fiscale d’un pays. Celle-ci doit être élaborée en tenant compte du contexte mondial et du modèle de consommation actuel, qui repose souvent sur l’endettement.
L’économiste Pierre Dinan souligne que l’expression « marge de manœuvre » revient souvent lorsqu’on examine les possibilités offertes à un ministre des Finances dans la préparation du Budget annuel. Il se demande cependant combien de « cadeaux » le ministre des Finances pourrait bien offrir à la population sous forme de réductions fiscales, d’augmentations de pensions, d’offres gratuites de services publics et de jours fériés, entre autres. Selon lui, cela pourrait entraîner des réductions des revenus des services publics et augmenter la charge de travail.
Il estime que l’objectif idéal pour un ministre des Finances et ses conseillers serait une augmentation du Produit intérieur brut (PIB) et des devises. « Or, ce n’est pas toujours le cas. Dans notre République en ce moment, la croissance du PIB est estimée à 4,9 % en 2024, ce qui est encourageant après les chocs causés par la pandémie. Mais les importations de biens et de services continuent d’être supérieures aux exportations à hauteur de 2 % », déplore l’économiste.
En conséquence, dit-il, le montant des devises doit subir cette pression liée au montant supérieur des importations par rapport aux exportations. « Cette pression sur l’insuffisance quantitative des devises oblige la Banque de Maurice à les convertir à un prix inférieur à celui qu’elle aurait pu espérer obtenir en des circonstances plus favorables. Voilà pourquoi notre roupie perd de sa valeur d’échange, ce qui nourrit l’inflation », fait remarquer Pierre Dinan.
L’économiste Bhavish Jugurnath affirme qu’en termes macroéconomiques, la croissance à Maurice restera forte en 2024, mais ralentira progressivement pour atteindre un potentiel de 3,5 % à 4 %. « La croissance réelle du PIB a été forte en 2023, à 7,1 %, soutenue par une reprise complète du tourisme et une activité de construction soutenue dans le cadre de projets d’investissement publics », souligne-t-il.
Choix difficiles
Selon lui, les retombées positives de l’augmentation du tourisme, des investissements en cours et planifiés, des mesures de soutien social telles que les augmentations de pension et d’autres mesures ciblées, ainsi que des réformes fiscales, pourraient également entraîner une croissance élevée en 2024. « Autrement dit, le ministre dispose des moyens nécessaires », fait-il remarquer.
L’économiste Takesh Luckho soutient que le Budget à venir sera crucial pour la relance économique postpandémie et pour tracer la voie d’un développement durable pour le pays, surtout en cette période électorale. « La marge de manœuvre du ministre des Finances sera déterminée par un ensemble de facteurs économiques, fiscaux et sociaux. Le gouvernement devra faire des choix difficiles pour équilibrer les besoins de stimuler la croissance économique, de réduire la dette publique et de répondre aux besoins sociaux. »
Pour Takesh Luckho, une gestion prudente des finances publiques, des investissements ciblés et des mesures de soutien aux ménages vulnérables seront essentiels pour naviguer dans l’environnement économique actuel et assurer un avenir durable pour Maurice. « Si la croissance économique se maintient et que l’inflation est maîtrisée, le ministre des Finances disposera d’une marge de manœuvre importante pour le Budget 2024-25. Cela lui permettrait d’augmenter les investissements dans les infrastructures, l’éducation et la santé, tout en réduisant les impôts et en soutenant les ménages à faible revenu », estime-t-il.
Dans un contexte d’élections générales, Pierre Dinan soutient que la question de la marge de manœuvre est particulièrement pertinente. « Et la faute revient au citoyen électeur, qui réclame des contreparties en échange de son soutien aux candidats les plus généreux en promesses, lorsqu’il glisse son bulletin dans l’urne », déplore-t-il. Et d’ajouter : « En réalité, lorsque l’électeur privilégie des avantages personnels et pour ses proches, sans se soucier de choisir les porteurs d’une gouvernance bénéfique pour l’ensemble de la République, c’est à ce moment-là que le jeu démocratique est faussé », insiste-t-il.
Bhavish Jugurnath partage cette opinion. Selon lui, les prochaines élections générales auront un impact sur la politique économique du pays. « Nous anticipons d’importantes dépenses dans les infrastructures ainsi que dans les secteurs sociaux, tels que le logement et les pensions », explique-t-il. Il souligne également que le pays doit affronter sa grande vulnérabilité face au changement climatique et à l’augmentation de la fréquence des phénomènes météorologiques. « Nous nous attendons à ce que de telles initiatives soient intégrées dans le prochain budget; cependant, sur le plan économique, nous devons également prendre en compte que la dette publique frôle désormais les 500 milliards de roupies, soit une hausse d’environ 36 milliards de roupies », note-t-il. Le ratio de la dette par rapport au PIB, poursuit-il, atteint les 78,6%. « Si une grande partie de cette dette est à court terme, cela représente une préoccupation majeure et met en question la viabilité économique », souligne-t-il. De son côté, Takesh Luckho affirme que, face à une situation macroéconomique instable, exacerbée par les tensions géopolitiques au Moyen-Orient et une dette publique élevée, le ministre des Finances pourrait se voir forcé de réduire les dépenses ou de reporter certains projets d’investissement. « Toutefois, en période électorale, on s’attend plutôt à un budget «très généreux» », conclut-il.
Bhavish Jugurnath est d’avis que le mot clé dans le prochain budget doit être la croissance économique. « Sans des politiques visant à stimuler la croissance économique, il ne sera pas possible de prendre en compte le facteur de la dette élevée », soutient-il. En effet, dit-il, la croissance économique est un facteur déterminant pour que le niveau de la dette n’ait pas un impact significatif sur le pays. Statistics Mauritius prévoyait dans ses dernières prévisions de décembre un taux de croissance de 7,1 % pour 2023. « Un niveau élevé de croissance générera beaucoup de taxes. Si celle-ci est utilisée à des fins d’investissement dans les infrastructures, l’éducation ou pour subventionner des industries contribuant à la production, et non dans le but de stimuler la consommation, c’est-à-dire pour un investissement productif, alors c’est faisable », appuie-t-il.
L’expression ‘marge de manœuvre’ revient souvent lorsqu’on s’interroge sur les opportunités qui s’offrent à un ministre des Finances par rapport à la préparation du Budget annuel"
Takesh Luckho est d’avis que rien n’est gratuit. « Si on ne voit pas un changement dans la politique fiscale et monétaire contre le gaspillage des fonds publics, c’est le contribuable qui devra régler la facture », prévient-il. Pour sa part, Pierre Dinan affirme que le gouvernement ne peut pas se permettre des largesses dans le budget. « Le rôle d’un gouvernement, c’est de gouverner et de s’assurer que tous les citoyens soient pris en compte par les gouvernants. Selon lui, s’il y a des largesses, des allocations, des pensions, des gratuités, et cela en l’absence de tout ciblage de ceux qui sont vraiment dans le besoin de moyens de subsistance, le gouvernement sera converti en Père Noël. « Et nous ne répondrons plus aux exigences d’une démocratie moderne et performante dans la durée », prévient l’économiste. Par ailleurs, il avance que le pays se dirigera inévitablement vers une dépréciation de la roupie, faute d’avoir une économie performante. « Par conséquent, nous ne pourrons pas rivaliser avec nos concurrents sur les marchés d’exportation de services et de marchandises », avance-t-il.
Questions à…
Sameer Sharma, économiste : «le tableau macroéconomique indique que nous n’avons pas cette marge de manœuvre»
Quelle est la marge de manœuvre du ministre des Finances pour ce qui pourrait être le dernier budget de l’actuel gouvernement ?
Toute politique budgétaire qui pousse ou stimule davantage la consommation à l’heure actuelle se traduira par une pression accrue sur le déficit de la balance courante et sur la monnaie. L’inflation a joué un rôle plus important que la croissance réelle dans l’augmentation des recettes budgétaires. Le gouvernement ne peut pas continuer à mener des politiques qui doublent le modèle de consommation basé sur l’endettement. Le contexte géopolitique mondial est très incertain et le restera dans les années à venir, ce qui aura un impact sur des pays comme Maurice.
Sur le papier, soit l’argent que le gouvernement a à la banque centrale pourrait prétendre qu’il y a beaucoup de monnaie fiduciaire à dépenser, mais ce n’est pas un exercice comptable. Le tableau macroéconomique indique que nous n’avons pas cette marge de manœuvre en ce moment. Le modèle de consommation basé sur l’endettement lui-même nous conduit dans une mauvaise passe et nous devons changer la direction du navire.
Le contexte électoral balaie-t-il d’un revers de main toute marge de manœuvre potentielle ?
C’est le problème actuel. Il semble que nous soyons en compétition pour le welfarisme. Il ne suffit pas de se contenter d’examiner l’impact sur un budget comme un exercice comptable d’explication. Il faudrait l’examiner sur la durée. Ce que nous actuellement faisons est très insoutenable et cette compétition entre les principaux partis politiques pour savoir qui peut donner plus de bonbons que nous ne pouvons pas nous permettre à tout le monde est financée par un modèle de consommation axé sur la dette. Ce modèle est insoutenable et exerce une pression significative sur la monnaie. Plus le gouvernement dépensera, plus la monnaie sera faible. Nous comptons trop sur l’inflation pour augmenter les recettes. La plupart des gens ne comprennent pas que lorsque l’inflation augmente, les recettes fiscales augmentent. Le gouvernement donne cet argent qui est dépensé principalement en biens importés, ce qui accroît la pression sur le déficit de la balance courante et affaiblit encore plus la monnaie. Cela oblige à emprunter plus d’argent parce que les achats sont plus chers. C’est la recette d’un désastre à long terme et nous devrions éventuellement revoir notre système fiscal. Ce sera nécessaire, mais personne n’en parle en ce moment à cause des élections. Notre système fiscal est très injuste, il n’est pas du tout progressif et aucun parti politique n’aborde cette question.
Avec les dépenses du gouvernement qui sont à la hausse en raison du salaire minimum, de la pension et une dette publique supérieure à Rs 500 milliards en mars dernier, le gouvernement peut-il se permettre de nouvelles largesses dans le Budget 2024-25 ?
En économie, il n’y a pas de repas gratuit. Malgré tous ces grands discours sur le PIB, lorsque le gouvernement parle de ce sujet, il parle du PIB nominal qui est en croissance. Pour ce qui est du PIB réel, nous sommes à peine au-dessus de ce que nous étions en 2019. Quid du PIB en dollars américains, Maurice est toujours en dessous et je pense que cela devrait donner un indice aux gens. Les illusions monétaires peuvent donner l’impression que l’on dispose de plus de roupies en poche, mais ces rubis peuvent acheter moins. Un modèle de consommation basé sur la dette est une recette pour le désastre et c’est la politique économique fondamentale du gouvernement en ce moment. C’est de la mauvaise politique pour une petite économie ouverte comme Maurice qui importe la majeure partie de ce qu’elle consomme. Il n’est pas nécessaire d’être un génie pour comprendre qu’il s’agit là d’un accident de voiture en puissance, ce qui explique pourquoi la monnaie s’affaiblit et atteint à chaque fois des niveaux historiquement bas. On ne peut pas prétendre avoir une économie extraordinaire et devoir aller en Russie pour faire du change et personne ne veut vous donner des dollars. Il y a une incohérence dans l’histoire et c’est ce que j’essaie de montrer : l’économie n’est pas aussi forte qu’on le prétend.
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