Immersion au cœur d’un business qui, tous les cinq ans, peut rapporter gros : celui d’agent politique. Ces hommes influents et quelques rares femmes de l’ombre agissent en facilitateurs pour que les votes des électeurs tombent dans un camp ou un autre. Cette semaine, Le Dimanche/L’Hebdo vous emmène dans l’antre de ces pions incontournables de l’échiquier politique. Là où l’argent est devenu le nerf de la guerre !
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Éparpillés à travers le pays, les agents effectuent un travail de terrain assidu de jour comme de nuit. Leur mission est de mobiliser le maximum des 941 719 électeurs devant se rendre aux urnes le jeudi 7 novembre et de les persuader de voter pour leurs candidats. Parmi les agents, certains vouent une sincérité inébranlable au parti politique qu’ils soutiennent depuis la nuit des temps, tandis que d’autres changent de camp au gré des scrutins. À chaque campagne électorale, ils proposent leurs services aux partis politiques les plus offrants.
Comme toute hiérarchie qui se respecte, il y a des chefs parmi les agents politiques. Ce sont eux qui contactent directement les leaders des partis sur leur téléphone personnel pour rendre compte du mood régnant sur le terrain pendant la campagne. Ils s’occupent aussi de la marche à suivre, de l’aspect financier, ils organisent les réunions nocturnes et le porte-à-porte pour présenter les candidats à l’électorat. Tout moyen est bon pour soutirer encore plus d’argent à celui qui a la main mise sur la situation.
Si certains agents avancent qu’ils travaillent bénévolement, nous avons, toutefois, du mal à avaler ce mensonge. Il est de notoriété publique que, durant la période électorale, ceux qui accordent une faveur attendent quelque chose – généralement de l’argent - en retour. Preuve en est avec l’incident survenu à Pailles, il y a quelques jours de cela. Durant une réunion organisée par une alliance politique, deux individus ont débarqué devant tout le monde pour manifester leur colère. Ils ont expliqué avoir reçu uniquement Rs 2 100 pour un travail à la demande d’un représentant du parti, au lieu des Rs 15 000 promises. La candidate, qui animait la réunion, a tenté tant bien que mal de se défaire de ces deux individus, histoire de sauver la face.
Faut-il tout payer ?
Nous apprenons auprès d’un candidat que les agents exigent bel et bien de grosses sommes d’argent pour effectuer un travail sur le terrain. « S’il y a une réunion, je paie pour les chaises et la sonorisation. J’offre aussi à manger aux personnes présentes. Je gère la situation selon mon budget, mais je dépense au quotidien de grosses sommes d’argent. Ce n’est pas toujours évident, car ils croient que nous sommes pleins aux as. Pour eux, toutes les occasions sont bonnes pour nous soutirer de l’argent. Sans parler des nombreuses faveurs qu’ils ajoutent à leur liste. Cependant, je dirais qu’au final, chacun des candidats gère ses agents à sa façon », conclut-il.
« Kas pe fane ? »
« Zame monn trouv otan kas pe fane kouma pou sa eleksion 2019 la. Ban parti politik ek ban kandida kone nou ki ena proksimite lor terin ek ban elekter. Zot bizin nou pou konvink popilasion pou vot zot. Seki ofer pli boukou kas, limem pou gagn nou soutien », confie Rita, une agente politique, qui effectue ce boulot depuis 20 ans.
« Kandida ale vini, nou travay mem nou. Ena gro kas ladan, seki ed nou pou fer nou ban proze pli vit. Kisanla pa pou kontan gagn kas an plis. » Quand on demande à Rita quel est le parti qui offre le plus d’argent, elle éclate de rire et balance : « Kisanla fek sorti depi gouvernman. Bizin limem. »
En la cuisinant davantage, nous apprenons également que ce sont les candidats qui leur offrent le pactole. Et que cette transaction se passe souvent en secret dans la pénombre des rues aux petites heures du matin.
« Asterla kas pe fane mwins. Me atan lavey eleksyon, ou pou trouv kas pli fane ankor. Banla avoy zot ban dimoun pou fer travay la », dit-elle. Et d’ajouter : « Toutefois, c’est le chef des agents qui touche le plus d’argent avec, en moyenne, une somme de Rs 300 000. Sa zis enn lekzamp. Me ena gagn par milion. » Et de préciser qu’ils ont également une manne financière importante pour payer leurs soldats pour labourer les 20 circonscriptions du pays.
Ces territoires délimités par la Commission électorale deviennent ainsi des champs de bataille, où tout a un prix. Le but pour les agents est de faire la propagande pour leurs candidats, qui délient généreusement leurs bourses pour avoir le privilège d’être élus. Rita indique également que les agents doivent s’assurer que nourriture, alcool et cigarettes coulent à flots dans les baz. Ces lieux ont, d’ailleurs, poussé comme des champignons à travers l’île depuis le Nomination Day.
Habillés d’oriflammes et de banderoles, les baz peuvent, toutefois, changer de look en une fraction de seconde, surtout lorsque les agents décident de vir baz, explique Rita. Pour cela, il faut offrir à celui qui gère le lieu, le double de la somme proposée par le camp adverse.
« Pou fer enn baz, zot kapav donn Rs 7 000. Aster pou vir li, enn azan kapav ofer banla Rs 15 000 pou sanz kouler. Plis ena kas, plis kouler la sanze. O final, seki ofer pli boukou ki gagn servis azan la. Kas zwe enn gran rol. Eleksion ce enn fason pou gagn boukou kas. Kandida ek ban leader politik la paye si zot kone nou ena plis proksimite avek ban zabitan dan sirkonskripsion la. Zot aste nou. Nou kapav pran kas la, apre nou siport kouler ki nou anvi. Sa osi ena. » Et d’ajouter que Rs 1 000 à Rs 1 500 sont offertes en moyenne par jour dans chaque baz. « Cet argent », dit-elle, « est utilisé pour acheter à manger, des cigarettes et de l’alcool pour ceux qui s’y rendront le soir et qui y resteront jusqu’aux petites heures du matin. L’argent sert également à attirer d’autres personnes à venir dans la baz ».
« Nou bizin fran, tou sa la pa kout boukou. Donk, ban responsab baz gagn anviron Rs 30 000 à Rs 45 000 pandan kampagn. Aster fer enn kalkil pou tou baz tou kouler dan 20 sirkonskripsion. Boukou kas sa », fait-elle ressortir dans un éclat de rire.
Rita évoque aussi les partisans qui ornent leur maison avec des oriflammes des partis politiques. « Banla osi gagn kas e zot pa ezite pou tir kas ar kandida. Seki ofer zot pli boukou kas, li so kouler pou afise. Aster ena pran kas la, met li enn-de zour e apre resanze pou enn lot. » Qu’en est-il des colleurs d’affiches et des distributeurs de pamphlets ? Rita répond : « Sa nou donn zot enn-de sigaret, enn ti kas ou donn zot manze, zot fer li. »
Mauves à fond ?
Direction la baz des mauves, où Alain et ses amis jouent au carrom. Sur la table, il n’y a que du coca et quelques chips. Ils nous font un brin de causette. Pour eux, être dans les baz, c’est une occasion de se rencontrer entre amis pendant la campagne électorale. Alain nous indique que les agents sont en train de faire du porte-à-porte dans la localité et que les candidats ont une réunion avec les habitants à 20 heures. Nous nous lançons à leur poursuite et en cours de route, nous tombons sur des agents qui préfèrent garder le silence.
Stratégies et astuces
À la tombée de la nuit, agents et bénévoles se rendent dans leur baz pour discuter stratégies et astuces afin de convaincre les habitants de leur localité d’effectuer leur droit civique à tout prix et ce, en faveur de leurs candidats et partis politiques.
On dénombre environ dix « mercenaires » de poids par circonscription qui touchent entre environ Rs 300 000 le temps d’une campagne électorale. Ce qui fait une moyenne de Rs 3 millions par circonscription et Rs 60 millions pour l’ensemble du pays. Cependant, le constat est que beaucoup plus d’argent est offert aux agents dans l’ombre. Ici, on parle de milliers de roupies déboursées par les partis politiques au profit de ceux qui ont les moyens de convaincre les habitants des diverses localités à aller voter.
Ce boulot d’agent politique est propre à Maurice. Ce sont les incontournables pions pour remporter le scrutin. Certains d’entre eux travaillent à leur propre compte et d’autres peuvent aussi occuper des postes clés en entreprise ou encore être fonctionnaires. « Tou kalite dimoun ena parmi ban azan la », informe ainsi Rita.
Pour les législatives de 2019, les agents politiques ont fait le choix de délaisser leur famille, le temps de renflouer leur compte bancaire. Avec leur jeu d’influence, ils font ainsi l’élection dans les urnes. Une méfiance mutuelle règne parmi eux. Cependant, une fois autour d’une table, personne ne dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas, surtout au sujet du butin qu’ils perçoivent en secret à l’insu de tous, selon Rita. Si quelqu’un ose parler, place aux ennuis et aux coups bas.
Rendez-vous dans « baz »
Prenant notre courage à deux mains, nous sommes allés « kas enn poz dan baz » sis dans un petit village au nord-est de l’île. À 18 heures, les portes s’ouvrent et des snacks sont sur la table. Des agents attendent patiemment l’arrivée de leur chef. Ce dernier, une fois sur place, aborde divers sujets et s’assure ensuite que toutes les dispositions sont prises pour permettre aux agents et partisans de se rendre au grand meeting de leur parti politique, le dimanche 3 novembre. La réunion est présidée par Ravi.
Pour notre part, nous rencontrons Soobash, très proche du leader du parti, qui écoute attentivement les consignes. Puis, ils sont rejoints par un fonctionnaire, Raj, qui affiche un air hautain. À l’agenda de la discussion, il y a le nombre de véhicules disponibles pour transporter les partisans et les agents au congrès. Il est aussi question du nombre de voitures nécessaires pour diriger les électeurs indécis et ce qui ne peuvent pas se déplacer aux centres de vote jeudi prochain. Ravi finalise la logistique, tandis que Sanjiv réclame plus d’oriflammes. « Nou pann gagn ase letan pou prepar eleksyon la e nou pena otan kas ki nou ban adverser. Mo panse kan ban kongre fini dan lezot sirkonskripsion, pou bizin dir banla donn twa inpe pou to meter », obtient-il en réponse.
Puis, il ouvre le registre électoral. Après les consignes, il remet une copie au coordinateur de la baz, tout en lui expliquant rapidement le positionnement des agents de la localité dans les classes et dans les rues. « Bizin asire ki tou pas bien. Bizin donn zot manze ek bwar. Donn zot ju ek inpe delo pou ki zot kapav gard ar zot. » Puis, il s’en va.
Ravi est à peine sorti que Sanjiv sort la bouteille de rhum. Soobash le rejoint et ouvre les divers take-away. « Bizin donn ban seki pou al meeting dipin ek vinday. Parey kouma seki pou travay pou eleksion. » Raj fustige : « Non, gramatin dipin ek salad gato piman ek pou dezene monn pas koman 200 briani. Pou ase. Bizin fer parey pou zedi. » Soobash n’est pas d’accord, mais il se tourne vers la bouteille de 7 Seas, tout en nous disant : « Lagorz pe sek. »
La réunion prend fin quand tous les membres ont accordé leurs violons. Puis, place aux jeux de cartes et autres dominos. Les ivrognes du coin s’approchent « pou bat bis », de même que deux doyens du village. Un toxicomane y vient aussi, car il cherche désespérément une cigarette. Soobash sort pour en griller une. Nous profitons de ce tête-à-tête pour l’interroger sur l’argent qui circule dans les baz. Il répond : « Mo fer sa benevolman. Kan mo ti dan bez, banla inn tir mwa. Aster mo pe travay pou ki parti eli ek banla rekonet mo travay. Plitar kan mo pou bizin zot ed kan zot revin o pouvwar, mo kone mo pou kapav kont lor zot. » En revanche, pas un mot sur l’argent qu’il perçoit pour cette campagne électorale.
Chez les oranges
À quelques encablures de là, nous arrivons chez les aficionados oranges. Agents et autres sirotent des verres de whisky et mangent du poulet qu’ils ont acheté avec l’argent reçu. D’ailleurs, c’est pour cette raison que cette baz est plus fréquentée que les autres, qui ont fermé boutique très tôt, indique Vishal, un agent. Au centre des discussions, le planning pour aller aux congrès nocturnes le lendemain et l’installation des oriflammes sur les lieux au préalable.
D’autres sujets sont abordés, dont l’actualité politique. Des commentaires fusent également sur les « gates » qui circulent sur les réseaux sociaux. À notre arrivée, l’assistance fait l’éloge de Pravind Jugnauth, tout en le comparant avec Navin Ramgoolam. « Nou bizin vot seki inn fer devlopman dan pei. Pa seki inn fer macarena », lâchent-ils. La liste des critiques envers leurs adversaires est longue. Au fil de notre conversation, nous apprenons que le dénommé Vishal a « vire mam. » Pourquoi ? Il répond : « Mo ti enn die hard Labour mwa. Mo inn bien travay pou li ek so ban kandida. Me apre linn les mwa tonbe. Monn sanze sa fwa la. Pravind ki pou gagne. Monn deside pou siport seki pli konpetan. » Visiblement heureux, ses compagnons tapent avec joie sur la table en métal.
Dans le but d’en savoir plus sur l’argent qui coule à flots, nous sommes allés à la recherche du responsable. Ce dernier, dans le confort de son canapé, nous apprend qu’il baigne dans la politique depuis pas mal d’années. Bavard, il indique qu’il touche Rs 1 000 à Rs 1 500 par jour pour alimenter en nourriture les baz. Ce qui lui fait environ une somme de Rs 30 000 à Rs 40 000 pendant la campagne. Cependant, au vu du menu qui est sur la table ainsi que les boissons, nous réalisons que l’argent dédié à nourrir les visiteurs des baz est moindre. Malgré tout, il persiste et signe. Il affirme qu’il ne perçoit pas d’argent et que son engagement est purement folklorique.
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