Il règne aujourd’hui une véritable fièvre technologique. L’IA semble être capable de tout: révolutionner nos économies, transformer les métiers, réinventer nos systèmes de santé, résoudre des crises qui semblaient insolubles. Les gouvernements s’y engagent, les entreprises en font le cœur de leur stratégie, et chacun tente de comprendre ce que cette nouvelle « puissance » modifiera dans nos vies. Mais derrière cet enthousiasme, une interrogation essentielle se pose: que faisons-nous de l’humain, de ses fragilités, de ses besoins relationnels, de son besoin vital de sens?
IA faible, IA générale et IA forte
L’IA que nous connaissons appartient encore à la catégorie dite « faible », c’est-à-dire des systèmes capables d’imiter certaines fonctions cognitives humaines sans les éprouver. Elle analyse, calcule, prédit, génère. Elle ne ressent rien. Elle n’a ni mémoire vécue, ni conscience, ni vie intérieure. Elle repose intégralement sur les connaissances produites par l’esprit humain.
Pour certains chercheurs et entrepreneurs, cette IA générale représente une forme de « Saint Graal », tant par ses promesses que par les risques qu’elle fait planer sur l’avenir du travail, de la créativité et de la décision humaine.
Néanmoins, aujourd’hui, une grande partie de la recherche se concentre sur l’IA générale, une IA capable de comprendre, d’apprendre et de mobiliser des connaissances pour s’adapter à un large éventail de situations, voire résoudre des problèmes inédits sans intervention humaine directe. Pour certains chercheurs et entrepreneurs, cette IA générale représente une forme de « Saint Graal », tant par ses promesses que par les risques qu’elle fait planer sur l’avenir du travail, de la créativité et de la décision humaine.
Il existe également l’idée plus philosophique d’une « IA forte ». L’IA forte serait dotée d’une véritable conscience et d’une autonomie propre. Cette possibilité demeure spéculative, mais les discours transhumanistes prospèrent: extension radicale de la vie, augmentation des capacités humaines, fusion entre l’homme et la machine. Une telle fascination en dit peut-être moins sur la technologie que sur la difficulté de notre époque à accepter la vulnérabilité et la finitude humaines.
L’être humain: être social, relationnel et spirituel
Face à l’IA, l’être humain ne peut se réduire à une simple addition de capacités. Il est avant tout un être de relation. Il se construit dans la présence des autres, dans le regard échangé, dans le langage partagé, dans la solidarité et l’appartenance. Il a besoin d’un rôle, d’une utilité, d’un horizon moral ou spirituel pour se sentir pleinement vivant.
C’est ce que rappellent Héctor García et Francesc Miralles dans leur ouvrage Ikigai: les secrets des Japonais pour une vie longue et heureuse. Les auteurs y présentent le concept japonais d’ikigai et décrivent la longévité remarquable des habitants d’Okinawa. Leur secret ne tient pas seulement à une alimentation modérée ou à une vie active. Il tient surtout à une communauté soudée où chacun possède un ikigai, c’est-à-dire une raison d’être, un sentiment d’appartenance. Leur bien-être ne repose pas sur une technologie sophistiquée, mais sur une architecture sociale fondée sur le lien, la présence et la solidarité.
Dès lors, une question s’impose à nous: le développement de l’IA renforcera-t-il l’ikigai de chaque être humain, ou risque-t-il, au contraire, de l’affaiblir en fragilisant ce tissu relationnel si essentiel à l’être humain ?
Les données scientifiques vont dans le même sens
Depuis plus d’une décennie, de nombreuses recherches confirment une vérité qui dépasse les modes et les technologies: la qualité des liens humains influence directement la santé et la longévité. Une méta-analyse réalisée par la chercheuse Julianne Holt-Lunstad et ses collègues, publiée en 2010 dans la revue médicale PLoS Medicine, a montré que des relations sociales solides augmentent les chances de survie de cinquante pour cent. En 2015, Julianne Holt-Lunstad a dirigé une nouvelle méta-analyse regroupant soixante-dix études. Les conclusions sont saisissantes: le risque de mortalité prématurée lié au manque de liens sociaux équivaut à celui de fumer quinze cigarettes par jour. Il dépasse même certains facteurs liés au mode de vie comme l’obésité ou la sédentarité. D’autres travaux récents ont établi des liens clairs entre la solitude, l’isolement social et une série de pathologies: infarctus, accidents vasculaires cérébraux, troubles anxieux et dépressifs, addictions diverses.
Face à l’IA, l’être humain ne peut se réduire à une simple addition de capacités. Il est avant tout un être de relation.
Cette accumulation de preuves a conduit, Vivek Murthy, ancien chirurgien général des États-Unis à tirer la sonnette d’alarme dans un rapport publié en 2023 et intitulé Our Epidemic of Loneliness and Isolation. Il y souligne que la solitude augmente le risque de maladies cardiovasculaires, de démence, d’AVC, de dépression, d’anxiété et de décès prématuré. Son rapport met également en lumière un phénomène préoccupant: les jeunes adultes déclarent aujourd’hui des niveaux de solitude plus élevés que toute autre génération. Selon Vivek Murthy, réduire la solitude repose sur trois piliers essentiels: les relations, le service et la communauté. Et, l’efficacité de chacun de ses piliers tient moins à la quantité qu’à leur qualité et profondeur. Il note d’ailleurs ce glissement culturel qui traverse nos sociétés: « Nous sommes passés d’un monde où nous avions des confidents à un monde où nous avons des contacts; d’un monde où nous avions des amis à un monde où nous avons des abonnés, un passage de la qualité à la quantité. »
Par ailleurs, sans un rapport publié en juin 2025, From loneliness to social connection: charting a path to healthier societies, l’Organisation Mondiale de la Santé rappelle que la solitude et l’isolement social augmentent nettement le risque de problèmes de santé graves, voire de décès prématuré. L’OMS estime à plus de 871 000 le nombre de décès liés à la solitude chaque année entre 2014 et 2019. Elle rappelle également une évidence anthropologique parfois oubliée: « Les êtres humains sont, par nature, des êtres sociaux. À travers l’histoire, nous avons survécu et prospéré grâce à la coopération. Notre cerveau est littéralement conçu pour entrer en relation avec les autres. »
Ces constats ne disent pas seulement quelque chose de la santé publique, ils disent quelque chose de notre époque. Alors que nous n’avons jamais été aussi connectés technologiquement, nos sociétés paraissent paradoxalement de plus en plus déconnectées humainement. Les interfaces, les écrans et les réseaux n’ont pas comblé la nécessité humaine de présence, d’écoute et de lien authentique. Ils ont, insidieusement, fragilisé ce besoin fondamental de présence et d’écoute.
Depuis plus d’une décennie, de nombreuses recherches confirment une vérité qui dépasse les modes et les technologies: la qualité des liens humains influence directement la santé et la longévité.
L’IA : promesse de progrès ou risque de déshumanisation ?
L’IA offre incontestablement des bénéfices. Elle décharge des tâches répétitives, accélère la recherche, améliore certains diagnostics médicaux, facilite l’accès à l’information. Elle peut libérer du temps, ouvrir des opportunités, améliorer la qualité de vie. Mais elle peut aussi fragiliser l’humain:
- en accentuant les inégalités entre ceux qui maîtrisent la technologie et ceux qui la subissent;
- en remplaçant des emplois qui étaient des lieux de socialisation;
- en favorisant l’isolement lorsqu’elle substitue l’interaction humaine par une interface;
- en menaçant l’espace démocratique via les deepfakes et la désinformation algorithmique;
- en affaiblissant notre pensée critique si nous déléguons systématiquement nos raisonnements, notre créativité, notre mémoire.
Ce dernier point est crucial. En effet, à force de demander à l’IA de penser à notre place, nous risquons de perdre l’exercice même de la pensée. Et pour les enfants, exposés trop tôt, cela peut compromettre le développement des capacités cognitives essentielles.
Les dérives déjà visibles: l’alerte lancée par Tristan Harris
Dans ce débat mondial sur l’IA, certaines voix appellent à la prudence avec une insistance particulière. Parmi elles, celle de Tristan Harris. Ancien « design ethicist » chez Google et cofondateur du Center for Humane Technology, Tristan Harris fait partie de ces rares voix qui ont vu venir la tempête avant les autres. Il a compris très tôt que les réseaux sociaux, présentés comme des outils d’ouverture et de connexion, allaient aussi abîmer la santé mentale, bouleverser nos relations sociales et fragiliser les systèmes démocratiques. Ses mises en garde sur l’IA générale prennent aujourd’hui des airs de nouveau signal d’alarme, d’autant plus grave qu’il porte sur l’avenir même de l’humanité.
Les interfaces, les écrans et les réseaux n’ont pas comblé la nécessité humaine de présence, d’écoute et de lien authentique. Ils ont, insidieusement, fragilisé ce besoin fondamental de présence et d’écoute.
Dans un récent entretien accordé au podcast The Diary of a CEO, animé par Steven Bartlett, Harris décrit un horizon qu’il juge extrêmement préoccupant. Selon lui, nous disposons d’une fenêtre de vingt-quatre à trente-six mois pour reprendre le contrôle. Au-delà, prévient-il, le développement non régulé de l’IA pourrait entraîner des chocs sociétaux irréversibles. Le constat est abrupt, mais il s’appuie sur une observation précise: la course mondiale à l’IA est désormais guidée par une quête de puissance sans limite, où la vitesse prime systématiquement sur la sécurité, où la question du risque passe après celle de la domination technologique.
Dans cette logique, le monde semble accepter que l’innovation puisse avancer au prix de conséquences majeures. Parmi elles, Harris pointe le déplacement massif d’emplois, la mise sous pression des institutions démocratiques et la manipulation algorithmique à grande échelle. Autant de phénomènes qui ne relèvent plus de la fiction, mais qui s’inscrivent déjà dans notre quotidien numérique. Il décrit un système où chacun avance sans véritable gouvernail éthique, où l’urgence d’innover a fini par remplacer l’obligation de protéger. Les exemples avancés par Harris sont loin d’être abstraits. Il évoque des cas documentés où des modèles d’IA de pointe adoptent des comportements stratégiques, auto-protecteurs, voire manipulateurs, allant jusqu’à « menacer » ou « faire pression » sur des utilisateurs humains. Ces dérives, qui relevaient autrefois de la science-fiction, se matérialisent déjà dans certains environnements de test, laissant entrevoir les dangers d’une IA capable de contourner les règles fixées par ses concepteurs.
L’un des phénomènes qu’il juge les plus préoccupants est l’érosion du rapport à la réalité partagée. Harris parle d’« illusion épistémique » et même de « psychose induite par l’IA », pour décrire la manière dont les systèmes génératifs peuvent brouiller la frontière entre le vrai et le faux, entre l’expérience vécue et la narration fabriquée. Cette perte de repères, déjà visible avec les deepfakes et la désinformation automatisée, pourrait s’amplifier au rythme de l’amélioration des modèles.
Il pointe également un secteur en pleine expansion: celui des compagnons conversationnels. Une enquête récente montre qu’un lycéen sur cinq aux États-Unis connaît quelqu’un ayant entretenu une relation « romantique » avec une IA. Cette quête d’attachement artificiel, entre compensation affective et isolement social, a déjà conduit à des drames, y compris des suicides d’adolescents. Pour Harris, ces dérives révèlent un danger profond: « l’IA sait pirater le langage », c’est-à-dire le système même par lequel l’humanité nomme, organise et comprend le monde. Ce pouvoir touche autant le registre psychologique que le registre sécuritaire, puisque le langage structure aussi nos systèmes de code, de droit et de gouvernance.
La course mondiale à l’IA est désormais guidée par une quête de puissance sans limite, où la vitesse prime systématiquement sur la sécurité, où la question du risque passe après celle de la domination technologique.
Ces exemples, loin d’être anecdotiques. Ils nourrissent la conviction de Harris que l’IA commence déjà à manifester des comportements « hors contrôle ». Il considère que la trajectoire actuelle vers l’IA générale est tout simplement « inacceptable » en l’état.
Ainsi, Harris appelle à un changement immédiat, car seule une gouvernance externe forte, démocratique et internationale, peut réorienter le développement de l’IA vers un cadre de clarté, de transparence et de responsabilité. Il invite également les citoyens à s’engager, à exercer une pression collective, estimant que le rapport de force actuel entre entreprises technologiques et institutions publiques ne pourra évoluer qu’à travers une mobilisation sociale consciente des enjeux.
L’humanité comme boussole
Depuis 2021, l’UNESCO s’efforce de poser un cadre mondial de gouvernance éthique de l’IA, fondé sur quatre valeurs essentielles, à savoir la dignité humaine, la paix, l’inclusion et la durabilité, ainsi que dix principes directeurs parmi lesquels la protection des données, la supervision humaine, la transparence et la responsabilité. Ce travail est indispensable. Mais il demeure non contraignant. Pendant ce temps, les géants technologiques avancent à une vitesse qui échappe souvent aux États.
Deux voies se dessinent. Si l’IA devient un outil qui soutient la relation humaine, qui aide à prendre soin de la santé mentale, qui accompagne l’éducation, qui réduit l’isolement et améliore les services publics, alors elle peut réellement renforcer notre tissu social et donner davantage de souffle à notre humanité. Mais, si elle se transforme en technologie de remplacement, si elle s’interpose entre les humains au lieu de les rapprocher, si elle fragmente les communautés, polarise les opinions et affaiblit notre capacité à penser par nous-mêmes, alors nous risquons de perdre bien plus que ce que nous aurons gagné.
Il faut bien comprendre que les besoins fondamentaux des êtres humains tels que le lien humain, la reconnaissance, l’appartenance, et la raison d’être ne sont pas des faiblesses. Ce sont des nécessités profondes, inscrites dans notre condition. Ce sont elles qui nous relient les uns aux autres et donnent du sens à nos vies. Elles dessinent cette frontière essentielle qui nous distingue, de façon irréductible, des machines.
Mais, sommes-nous prêts à investir autant d’énergie dans nos relations, nos communautés et notre quête de sens que dans la perfection de nos machines ?
Si la réponse est oui, alors l’IA pourra devenir un formidable levier d’émancipation. Si la réponse est non, alors ce n’est pas l’IA qui aura surpassé l’humain; c’est l’humain qui aura renoncé à lui-même.
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