
À l’ère numérique, que signifie vraiment « être alphabétisé » aujourd’hui ?
Historiquement, « être alphabétisé » signifiait savoir lire, écrire et compter. Or, à l’ère numérique, cette définition est insuffisante. Aujourd’hui, l’alphabétisation intègre la capacité à accéder à l’information numérique, comprendre le sens et le contexte même lorsqu’ils sont complexes, savoir évaluer la fiabilité des sources afin de déceler les possibles biais, la désinformation et les manipulations.
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De plus, en tant que créateurs de contenu, il nous faut apprendre à produire et communiquer de l’information numérique de manière cohérente, créative et critique tout en étant responsables.
Quelles compétences de base un citoyen doit-il absolument maîtriser pour fonctionner dans un monde de plus en plus numérisé ?
Afin qu’un citoyen puisse fonctionner pleinement dans la société et pouvoir y contribuer, il est devenu important d’acquérir des compétences numériques (pouvoir utiliser des outils, plateformes, et infrastructures numériques pour travailler, apprendre, créer), des compétences informationnelles (pour pouvoir chercher, analyser, valider et synthétiser l’information de manière critique), des compétences médiatiques (par exemple pour comprendre la construction des messages, leurs intentions et leurs effets sociaux) et aussi comprendre l’algorithmique et l’intelligence artificielle.
Ces compétences ne sont pas faciles à acquérir. Pour certaines d’entre elles, il faut commencer à l’école primaire. Pour les adultes et les personnes âgées, il y a toute une pédagogie à mettre en place.
Il est important d’apprendre à apprendre, car le monde bouge très rapidement et il est essentiel d’avoir une population qui puisse s’adapter»
Quelles sont les conséquences sociales et économiques de l’illettrisme numérique à Maurice ?
L’alphabétisation numérique et informationnelle n’est pas un luxe pour Maurice. C’est un prérequis stratégique pour plusieurs raisons. La plus importante est pour Maurice d’avoir des citoyens critiques et responsables.
Partout dans le monde, la prolifération de fake news fragilise les démocraties. En élevant le niveau d’alphabétisation numérique, on outille les citoyens pour détecter la désinformation, comprendre les biais, et participer à la vie publique de manière éclairée.
Ce faisant, nous réduisons aussi les fractures sociales et économiques car ceux qui maîtrisent l’information et les outils numériques ont un avantage compétitif majeur. Il ne faut pas avoir une élite numérique et une majorité exclue, ce qui freine l’innovation et le développement.
Finalement, il nous faut renforcer notre souveraineté numérique. Pour l’instant, nous dépendons fortement des plateformes étrangères et des réseaux sociaux internationaux. Nous sommes trop consommateurs passifs de contenus produits ailleurs au lieu d’être des créateurs actifs de connaissances locales.
Les outils numériques évoluent rapidement : comment éviter qu’une partie de la population ne soit laissée-pour-compte ?
Il faut tout d’abord démocratiser l’accès aux équipements technologiques et à Internet. Durant la dernière campagne électorale, certains avaient émis le souhait de donner un accès gratuit à Internet à tous les Mauriciens. Pourquoi pas ?
En parallèle, nous devons favoriser la montée en compétences numériques et informationnelles pour nos citoyens. Cela peut se faire au sein d’un organisme de l’État ou par des centres de formation privés. Nous pouvons imaginer, dans un futur proche, que la majorité des Mauriciens, y compris les plus jeunes et les personnes âgées, aient leurs certificats en compétences numériques et informationnelles. Il faudra correctement accompagner les populations vulnérables et proposer des formations utiles et compréhensibles. Naturellement, ces formations devraient être gratuites et inclusives et, quand nécessaire, en kreol morisien.
En attendant, il faut généraliser les services d’assistance numérique dans les divers bureaux de l’État ainsi que dans le secteur privé. Il faut que l’État ait une stratégie cohérente en termes d’incitation à la formation et la protection des citoyens. Il nous faut une Mauritius Digital and Informational Readiness Strategy au plus vite.
Le numérique et l’intelligence artificielle peuvent sembler effrayants, voire constituer un mur infranchissable pour certains. Comment rassurer et accompagner ceux qui rencontrent des difficultés à franchir ce cap ?
J’entends souvent « Je suis trop vieux pour apprendre » de la part de nos seniors. Certains ont peur de la complexité technique, par exemple les personnes peu scolarisées ou les employés des secteurs traditionnels. Certains pensent qu’ils sont surveillés sur les réseaux sociaux. D’autres pensent qu’ils peuvent être manipulés à travers les fake news.
Ces peurs doivent être reconnues et traitées pendant les formations, en mettant en avant les bénéfices de la technologie et les moyens de se protéger. Nous devons créer des espaces de confiance et sans stress durant les formations pour que chaque citoyen puisse s’exprimer. Il faut démystifier l’IA pour montrer que cet outil peut vraiment aider, à condition de l’utiliser correctement.
L’alphabétisation intègre, aujourd’hui, la capacité à accéder à l’information numérique»
L’alphabétisation numérique implique aussi l’esprit critique face aux informations en ligne. Comment développer ce discernement dès le plus jeune âge ?
Nos jeunes vivent dans un monde où il y a une explosion informationnelle. L’information est abondante, souvent non contextualisée et les algorithmes de YouTube, TikTok, Instagram ou ChatGPT filtrent déjà ce qu’ils voient, ce qu’ils croient et ce qu’ils retiennent. Cela fait que, sans cette capacité de discernement, nous aurons toute une génération vulnérable aux manipulations.
Les jeunes de Maurice doivent savoir chercher l’information en identifiant les sources fiables, savoir vérifier cette information pour détecter les fake news, savoir analyser pour comprendre la construction des récits et identifier les biais, savoir créer du contenu responsable et éthique, etc.
Naturellement, cela peut s’apprendre à l’école, mais le rôle des parents est aussi clé. Aujourd’hui, les enfants sont exposés très tôt aux écrans et aux contenus en ligne. Les tablettes sont les baby-sitters de 2025. Il faut absolument que les parents passent du temps avec les enfants et encouragent l’esprit critique. Par exemple, il faut pouvoir comprendre l’actualité ensemble. Il n’est pas nécessaire pour les parents de tout savoir. Les membres de la famille peuvent apprendre ensemble.
L’automatisation et l’intelligence artificielle changent notre rapport au savoir. Faut-il repenser l’éducation en profondeur pour préparer les générations futures ?
Oui et non. Les fondamentaux (lire, écrire et compter) sont essentiels. Par contre, au lieu d’apprendre par cœur, il est important d’apprendre à apprendre, car le monde bouge très rapidement et il est essentiel d’avoir une population qui puisse s’adapter.
Notre système d’éducation doit créer des jeunes qui possèdent un esprit critique. Il faut aussi créer des ponts en favorisant les projets multidisciplinaires. Au collège, un élève en économie, par exemple, doit pouvoir travailler avec quelqu’un issu d’une classe scientifique, informatique, littéraire ou artistique. Il faut briser les silos et passer d’une pédagogie de mémorisation à une pédagogie de création.
Quelle place voyez-vous pour Maurice dans le développement d’une vision de l’alphabétisation adaptée au XXIe siècle et exportable au niveau régional ?
Maurice a une opportunité unique de devenir un pionnier régional en matière d’alphabétisation numérique et informationnelle aussi bien dans l’océan Indien qu’au sein des petits États insulaires en développement (PEID). Nous pouvons devenir un laboratoire pour développer une approche innovante de l’alphabétisation numérique et informationnelle. Nous sommes un carrefour entre l’Afrique, l’Asie, l’Europe et l’océan Indien.
Nous possédons un écosystème technologique en expansion. Notre capital humain, bien que limité en nombre, est multilingue et diversifié. Et nous avons aussi des politiques numériques telles que la Mauritius Artificial Intelligence Strategy de 2018 que j’avais contribué à formuler. La balle est maintenant dans notre camp.

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