La démission de Kishore Beegoo de son poste de président du conseil d’administration d’Air Mauritius continue d’alimenter le débat. Le sujet a été abordé dans l’émission Au Cœur de l’Info, vendredi. Ashna Nuckcheddy-Rabot a réuni sur le plateau Roshan Jhummun, député du Parti travailliste, Harish Chundunsing, ancien journaliste et auteur de « Autopsie d’un atterrissage forcé d’Air Mauritius », Raj Ramlugun, ex-syndicaliste, et Jean-Claude de l’Estrac, ex-rédacteur en chef et ancien ministre.
Dès les premières interventions, le ton est donné : la démission de Kishore Beegoo dépasse le cadre d’un simple désaccord administratif. Elle met en lumière les fragilités d’une compagnie encore convalescente après des années de turbulences financières et institutionnelles.
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Pour Roshan Jhummun, il est essentiel de replacer les choses dans leur contexte. « Je ne suis pas là pour juger le travail de ceux qui opèrent à Air Mauritius », déclare-t-il d’emblée. Le député travailliste insiste sur la nécessité de ramener la sérénité au sein de la compagnie : « Le plus important, c’est que la compagnie nationale retrouve sa stabilité. »
Selon lui, il serait prématuré de tirer des conclusions sans entendre « toutes les versions et tous les tenants et aboutissants » de cette affaire.
Interrogé sur le manque de soutien présumé du Parti travailliste envers Kishore Beegoo, Roshan Jhummun temporise. Il défend une vision nuancée de la solidarité politique : « Chacun doit pouvoir faire son travail comme il se doit. Do, but don’t overdo. Le trop tue, et c’est ce qu’on a vu. Nous avons besoin de personnes compétentes, pas de supermen. » Il refuse toutefois de confirmer toute rupture au sein du parti. « Je n’ai pas entendu d’attaques publiques contre les travaillistes », précise-t-il.
Les partenariats stratégiques : sujet de discorde ?
Le débat glisse ensuite sur la question des partenariats stratégiques, notamment avec Qatar Airways, dont le nom revient avec insistance depuis plusieurs mois. Jhummun appelle à la prudence : « Qatar est une société commerciale visant le profit, mais à quel coût ? » Pour lui, avant toute décision, il faut « analyser les avantages, les risques et les coûts d’opportunité d’un tel partenariat ».
Mais au-delà de la politique, le député met en garde contre la tentation de réduire Air Mauritius à un simple instrument partisan : « Air Mauritius est au-dessus de la politique. Nous avons un devoir moral de protéger cette société nationale. » Selon lui, le gouvernement doit trouver un juste équilibre entre supervision et autonomie : « Il faut faire confiance aux dirigeants, tout en maintenant un droit de regard. »
Pour sa part, Harish Chundunsing est d’avis que « Paul Bérenger a placé le Premier ministre dans une position délicate par ses déclarations publiques sur la compagnie nationale », un comportement qu’il juge contre-productif. « Quand un Premier ministre adjoint communique par la presse pour critiquer une compagnie nationale, cela fragilise les institutions et le leadership en place », dit-t-il.
Selon Harish Chundunsing, Kishore Beegoo s’est retrouvé isolé : « C’était comme s’il boxait au-dessus de son poids », affirme-t-il. Il estime que le Premier ministre aurait dû recadrer son partenaire politique pour éviter que les divergences éclatent sur la place publique : « Le chef du gouvernement doit remettre de l’ordre et éviter que ces tensions ne deviennent des querelles d’ego. »
Sur le plan de la gestion, Harish Chundunsing reconnaît que tout n’a pas été négatif : « Beegoo a pris des décisions courageuses, notamment sur la question des gratuités et des maintenances d’avions. »
Concernant les accusations de conflit d’intérêts liées à Cargo Tech, il affirme qu’aucune preuve tangible n’a été présentée : « Un audit est en cours. Des dispositions ont été prises pour éviter toute dérive. »
Quelle stratégie pour Air Mauritius ?
Pour Harish Chundunsing, la priorité reste la transparence et la responsabilité : « Pourquoi uniquement Qatar Airways ? Pourquoi ne pas lancer un appel d’offres public et choisir le meilleur partenaire possible ? » Il plaide pour une démarche claire : « Attendons que la compagnie se renforce avant d’envisager une ouverture de capital. Et si un rapport existe sur les risques liés à Qatar, il doit être rendu public. »
Enfin, l’ancien journaliste dénonce une dérive systémique : « Cette affaire révèle surtout la qualité des nominations politiques. Les présidents d’institutions ne devraient pas avoir à se défendre sur la place publique. Leur rôle s’arrête à la gouvernance de leur conseil. »
Et de conclure : « L’ingérence politique a toujours nui à Air Mauritius. André Viljoen en est l’exemple parfait : remercié ici, il a fait de Fiji Airways une réussite régionale. »
Jean-Claude de l’Estrac : « Il était clair qu’il ne pouvait pas y avoir deux pilotes à bord »
Pour Jean-Claude de l’Estrac, ancien rédacteur en chef, ancien ministre et observateur de la scène politique, la démission de Kishore Beegoo s’inscrit dans une dynamique plus large où les équilibres de pouvoir au sommet de l’État sont remis en cause. Selon lui, « à partir du moment où Megh Pillay a été nommé chairman d’Airport Holdings Ltd, il était clair qu’il ne pouvait pas y avoir deux pilotes à bord. »
Il estime que les récentes tensions ont été amplifiées par « les attaques de Paul Bérenger », mais que l’origine du malaise remonte à la nomination de Megh Pillay. « On a tort de présenter Rama Sithanen comme une cible de Bérenger, car il s’était lui-même réjoui de sa nomination. Bérenger juge les hommes sur leur performance, pas sur leur appartenance politique », affirme-t-il.
Jean-Claude de l’Estrac évoque également la question de Qatar Airways, source de divergence stratégique : « Pour Bérenger, il s’agit d’une solution avantageuse, mais tout le monde n’est pas sur la même longueur d’onde. Si on s’oriente vers Qatar Airways, cela remet en question les avantages concédés à Emirates. Kishore Beegoo s’est clairement opposé à tout accord éventuel avec Qatar Airways. »
À ses yeux, cette crise traduit avant tout une lutte d’influence : « Megh Pillay voulait avoir le contrôle, mais avec Beegoo à la présidence, cela n’était pas possible. Tout est ici une question de pouvoir et d’autorité. »
Jean-Claude de l’Estrac reconnaît néanmoins la « sincérité des démarches de Bérenger » : « On connaît sa manière de faire : plus pressé, plus informé que les autres, une façon de dire les choses qui crée des désaccords, mais qui ne remet pas en cause le bien-fondé de ses propos. Bérenger ne cherche pas à prendre la place du Premier ministre. Il respecte la hiérarchie, mais son style direct pourrait devenir problématique à long terme. »
Et d’ajouter : « Paul Bérenger agit comme un contre-pouvoir au sein même du pouvoir, un équilibre fragile qui, selon moi, pourrait bien redéfinir les rapports politiques dans les mois à venir. »
Point de vue syndical -Yogita Baboo : « Air Mauritius n’avait plus d’air »
Les réactions syndicales ne se sont pas fait attendre après la démission de Kishore Beegoo. Pour plusieurs anciens représentants du personnel, ce départ était non seulement prévisible, mais aussi nécessaire.
Yogita Baboo, ancienne présidente de l’Air Mauritius Cabin Crew Association, parle d’un « départ très attendu par les travailleurs ». Selon elle, Kishore Beegoo était « the wrong person at the wrong place ». Elle évoque un climat de tension et de répression au sein de la compagnie : « Il y avait un conflit d’intérêts, des décisions unilatérales, la suppression de privilèges au point que même la Commission des droits humains a dû intervenir. Dans l’aviation, on ne peut pas être un one-man show : il faut écouter et laisser le personnel respirer. »
Elle remet également en cause la transparence financière de la compagnie : « M. Beegoo parlait de plusieurs chiffres, mais nous n’avons rien vu. En revanche, ce que nous savons, c’est que le deal de Gatwick aurait coûté plusieurs milliards de roupies à Maurice. Le Premier ministre avait parlé de 13 milliards de roupies avec Airport Holdings, mais pourquoi avoir ensuite sollicité 25 milliards de roupies de la MIC ? Où est passé cet argent ? »
Sur la question d’un partenariat avec Qatar Airways, Yogita Baboo appelle à dépasser les idées reçues : « Beaucoup diabolisent cet accord, mais Air Mauritius n’a jamais été seule. Elle a déjà collaboré avec Air India ou Air France. Tout dépend de la négociation : il faut penser aux avantages pour le pays, pas aux commissions. »
Elle ajoute toutefois un rappel politique : « Kishore Beegoo disait que le MSM n’a jamais mis de bâton dans sa roue, mais il ne faut pas oublier que c’est aussi sous ce gouvernement que la compagnie a accumulé ses pertes. »
De son côté, Raj Ramlugun, ancien syndicaliste d’Air Mauritius, appelle à recentrer le débat : « On politise trop. Air Mauritius, ce n’est pas un fait divers. Derrière, il y a des investisseurs, des employés, des partenaires. On doit parler de gouvernance, pas de querelles de pouvoir. »
Il insiste sur la nécessité de stabilité et de vision à long terme : « La compagnie souffre d’une instabilité chronique au sommet. Trop de nominations politiques, trop d’ingérences. Il faut une cohérence dans le leadership, définir clairement la politique touristique et les routes prioritaires. »
Pour lui, l’avenir d’Air Mauritius dépendra d’une réforme structurelle : « Air Mauritius doit redevenir une compagnie nationale forte, pas un champ de bataille politique. Les dirigeants doivent connaître leur place ».
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