
Plus d’un détenu sur deux a moins de 30 ans, reflet d’une délinquance juvénile ancienne mais toujours préoccupante. La prison, loin d’être un rite de passage, révèle surtout l’échec collectif à accompagner ces jeunes fragilisés socialement selon la criminologue Ashitah Aujayeb-Rogbeer.
Publicité
Quand plus d’un détenu sur deux a moins de 30 ans, est-ce encore un fait divers… ou le symptôme d’un échec collectif ?
Les études criminologiques montrent que la propension à commettre des infractions atteint généralement un pic entre 15 et 25 ans, puis diminue avec l’âge. C’est ce qu’on appelle la courbe âge-criminalité. Les jeunes sont plus susceptibles de prendre des risques, de suivre des groupes ou de céder à la pression sociale, ce qui peut les amener à commettre des délits.
Est-ce le symptôme d’un échec collectif profond ? Pas du tout. Cela a toujours été le cas. Ce n’est pas un phénomène nouveau que de nombreux jeunes soient incarcérés. C’est un phénomène ancien, observé depuis des décennies dans de nombreux pays. Toutefois, son ampleur, ses causes et la manière dont il est traité évoluent avec le temps.
Depuis longtemps, les jeunes sont perçus comme plus enclins à la délinquance, notamment dans les périodes de transition (ex. : après-guerre, crises économiques).
Au 20e siècle, avec l’urbanisation et les bouleversements sociaux, la question de la jeunesse délinquante est devenue un sujet majeur de préoccupation sociale et politique. Dans les années 1980-1990, plusieurs pays ont adopté des politiques plus répressives envers les jeunes (tolérance zéro, baisse de l’âge de responsabilité pénale, etc.).
Ce qui a changé récemment, c’est une visibilité accrue : les médias, les réseaux sociaux et l’instantanéité de l’information rendent les faits divers impliquant des jeunes beaucoup plus visibles, donnant l’impression d’une explosion du phénomène.
Dans certains pays, les jeunes sont plus fréquemment ciblés par les contrôles et peuvent être plus rapidement envoyés en détention, même pour des infractions mineures.
L’incarcération reste une réponse réflexe parce qu’elle est rapide, visible, politiquement rassurante, et faute de meilleures alternatives bien mises en œuvre. Mais elle n’est pas la bonne réponse face aux changements de la société»
La prison est-elle devenue un passage quasi obligé pour certains jeunes des quartiers populaires ?
Dans certains quartiers défavorisés, les jeunes sont plus exposés à des contextes où les activités illégales peuvent apparaître comme des solutions alternatives. Ces jeunes sont souvent confrontés au chômage, à la pauvreté, à l’échec scolaire et à des environnements familiaux instables, autant de facteurs de vulnérabilité à la délinquance.
Aller en prison n’est pas un « rite de passage » au sens traditionnel, mais dans certains contextes sociaux ou culturels, cela peut être perçu comme tel, surtout dans des milieux très marginalisés. La prison n’est pas conçue pour cela, et l’incarcération entraîne souvent des conséquences négatives : rupture scolaire, difficultés d’insertion professionnelle, stigmate social, récidive.
Mais dans certains milieux, oui, c’est perçu comme un « passage obligé ». Dans certains quartiers ou groupes sociaux, le fait d’avoir été en prison peut être vu comme une preuve de virilité, de force ou de loyauté (par exemple dans des groupes criminels ou gangs). Dans d’autres cas, c’est une expérience partagée qui renforce l’appartenance à un groupe. Cela peut aussi être une manière d’être reconnu ou respecté dans un environnement où les institutions classiques (école, travail, etc.) ne donnent pas de valeur sociale.
Les conséquences de cela : une forme de « normalisation » de la prison. Certains jeunes finissent par voir la prison comme une étape presque inévitable, surtout s’ils grandissent dans un environnement où beaucoup d’adultes ou de proches sont déjà passés par là. Cela crée un cercle vicieux : la prison devient banale, ce qui rend la récidive plus probable.
Si l’école est censée prévenir la délinquance, pourquoi tant de jeunes décrocheurs ne trouvent-ils un cadre que derrière les barreaux ?
L’école est un miroir des inégalités sociales. Elle ne corrige pas ces inégalités : les élèves issus de milieux défavorisés y rencontrent plus de difficultés scolaires, d’exclusion et de décrochage.
L’accumulation des échecs peut entraîner frustration, perte d’estime de soi et rejet de l’autorité scolaire, ce qui peut favoriser des comportements délinquants.
Psychologues, éducateurs, assistants sociaux sont peu nombreux dans les établissements scolaires, surtout dans les zones les plus sensibles. Les professeurs, débordés, n’ont pas toujours les moyens ni la formation pour détecter et accompagner les jeunes en difficulté sociale ou psychologique.
Donc, non, l’école ne peut pas prévenir seule la délinquance. L’éducation, si elle est bien transmise, aide à la réussite et réduit les risques de délinquance.
À quel moment cesse-t-on d’éduquer les jeunes… pour commencer à les punir ?
Dans les lois et les discours officiels, on privilégie toujours l’éducation avant la répression, surtout pour les mineurs. Quand l’école échoue à raccrocher un jeune, quand les sanctions éducatives ne suffisent plus, ou quand un acte devient grave ou répété, on commence à basculer vers la punition.
Cette bascule peut survenir très tôt, dès 13–14 ans, voire avant dans certains cas (violences, vols, agressions). Le jeune est alors vu non plus comme « à sauver », mais comme « à surveiller » ou « à isoler ».
Plus un jeune grandit, plus la société tolère mal ses écarts de conduite. À partir de 16 -18 ans, il est souvent traité presque comme un adulte, même si son cerveau est encore en construction. La perte de patience de la société face à la récidive ou à la violence peut accélérer le passage de l’éducatif au punitif.
La jeunesse ne rejette pas tous les repères - elle en cherche d’autres, parfois plus adaptés à sa réalité»
Existe-t-il un profil-type du jeune détenu, ou est-ce précisément une erreur de vouloir en dessiner un ?
Le profil-type d’un jeune détenu est un homme, jeune adulte, issu d’un milieu défavorisé, en rupture scolaire et sociale, ayant déjà eu affaire à la justice, et souvent mal encadré sur le plan familial.
Généralement âgé de 15 à 25 ans, scolarisé en échec ou décrocheur scolaire, avec un faible niveau de diplôme (souvent pas au-delà du collège). Il peut avoir des difficultés de concentration, de l’absentéisme, parfois de l’illettrisme.
Le jeune peut être issu d’un milieu défavorisé (précarité, chômage, logement instable), provenir d’une famille souvent monoparentale ou en situation de rupture. Il peut avoir connu des antécédents familiaux judiciaires ou des violences domestiques fréquentes, et avoir un encadrement éducatif faible ou absent.
L’origine géographique est aussi à prendre en considération : il peut résider dans des quartiers populaires ou zones urbaines sensibles, et vivre dans un environnement marqué par une forte délinquance locale.
La santé mentale et les comportements du jeune sont également à considérer. Il peut avoir des troubles du comportement ou des problèmes de santé mentale non traités, une consommation fréquente de drogues ou d’alcool, ainsi qu’une forte impulsivité et une difficulté à gérer la frustration.
Il peut aussi se distinguer par des relations sociales marquées par l’influence des pairs ou de groupes délinquants, alors qu’il est en recherche d’identité ou de statut dans le groupe. Cela peut engendrer des conflits avec l’autorité (parents, professeurs, police).
Le jeune peut connaître un parcours judiciaire avec plusieurs interpellations avant l’incarcération. Il peut avoir commis les infractions les plus fréquentes : vols, trafics, violences, détention d’armes. Souvent déjà passé par des mesures alternatives (avertissements, suivi éducatif) avant l’emprisonnement.
Même si chaque situation est unique, les études montrent que ce profil est généralisé dans plusieurs pays.
Dans le regard de la société, un jeune passé par la case prison est-il condamné une seconde fois ?
Oui, dans le regard de la société, un jeune qui a fait de la prison est souvent condamné une seconde fois, symboliquement et socialement. Cette « deuxième peine » n’est pas juridique, mais elle peut être tout aussi lourde.
Étiqueté « délinquant » ou « criminel », même après avoir purgé sa peine, le jeune reste marqué. Son passé judiciaire peut le suivre longtemps. Il peut être jugé sur son passé plus que sur ses efforts de réinsertion.
Beaucoup d’employeurs hésitent à embaucher une personne ayant un casier judiciaire, ce qui constitue un frein à la reprise des études ou à l’accès à certains métiers ou formations. Il peut aussi faire face à une suspicion permanente, surtout s’il vient d’un quartier déjà stigmatisé.
Certains jeunes reviennent dans un environnement qui ne leur pardonne pas, ou au contraire, qui les pousse à retomber dans la délinquance. Ils peuvent se sentir isolés, découragés, en perte d’estime de soi.
Cette « seconde condamnation » freine la réinsertion. Le sentiment d’être « fichu pour toujours » peut pousser certains à replonger : s’ils sont rejetés malgré leurs efforts, à quoi bon changer ?
Pourquoi l’incarcération reste-t-elle la réponse réflexe, même quand elle empire la situation ?
La prison est perçue comme la réponse la plus forte : elle rassure l’opinion publique. Les responsables politiques veulent souvent montrer qu’ils agissent : la prison devient un symbole d’autorité et de sanction. Face à des actes graves ou médiatisés, l’opinion exige des peines visibles et immédiates.
Les alternatives à la prison (comme le travail d’intérêt général, le placement éducatif, la médiation…) existent, mais sont peu connues, sous-utilisées ou mal financées. Il y a parfois un manque de structures ou de places pour appliquer des peines éducatives.
Et si, au fond, la prison arrangeait tout le monde ? Parents dépassés, école à bout de souffle, société résignée ?
La prison permet d’écarter temporairement une personne considérée comme dangereuse ou nuisible. Elle représente la sanction la plus sévère dans l’arsenal judiciaire. Elle permet de protéger la société en isolant les individus dangereux. Elle sert à punir une infraction et à marquer une limite claire entre ce qui est permis et ce qui est interdit.
Elle peut avoir un effet dissuasif pour certains (la peur de l’emprisonnement pousse à ne pas commettre d’infraction). Mais la prison a aussi des limites importantes. Elle ne règle pas les causes profondes de la délinquance : pauvreté, échec scolaire, violences familiales ou addictions.
Elle peut aggraver la situation du détenu à travers la rupture avec la famille, la perte d’emploi, la stigmatisation et l’isolement social. Elle favorise parfois la récidive, surtout chez les jeunes. En prison, les jeunes peuvent entrer en contact avec des délinquants plus expérimentés.
La prison coûte cher à l’État. Le coût d’un détenu est souvent bien plus élevé qu’un suivi éducatif ou un programme de réinsertion. C’est une solution simple à appliquer à court terme, même si elle ne règle pas le fond du problème.
La prison donne-t-elle une illusion de maîtrise sur une jeunesse qui échappe aux repères traditionnels ?
L’incarcération reste une réponse réflexe parce qu’elle est rapide, visible, politiquement rassurante, et faute de meilleures alternatives bien mises en œuvre. Mais elle n’est pas la bonne réponse face aux changements de la société.
Oui, une partie de la jeunesse échappe aux repères traditionnels, avec l’évolution des modèles familiaux. La famille traditionnelle (papa, maman, enfants, autorité forte) n’est plus la norme unique.
Les jeunes grandissent souvent dans des familles recomposées, monoparentales ou éclatées, ce qui change les repères éducatifs. Moins de respect automatique envers l’école, la police, la religion ou les institutions en général. Les jeunes veulent comprendre, débattre, critiquer plutôt qu’obéir aveuglément.
Internet, TikTok, Instagram, jeux vidéo, rap ou autres influences peuvent prendre plus de place que la parole des adultes. Les jeunes construisent leurs repères entre pairs, parfois en dehors des cadres « classiques ».
Mais non, également, car la jeunesse ne rejette pas tous les repères - elle en cherche d’autres, parfois plus adaptés à sa réalité. Elle peut adhérer à des valeurs fortes : justice, égalité, respect, solidarité, engagement écologique ou social.
Malgré l’apparente rébellion, beaucoup de jeunes cherchent des adultes de confiance, des règles justes, un cadre clair. Ce n’est pas un rejet total des repères, mais souvent une crise ou une transformation des repères. Les jeunes ne vivent pas sans valeurs, mais leurs références évoluent : on parle souvent de choc des générations plutôt que de vide.
La récidive chez les jeunes : échec personnel ou échec collectif ?
La société condamne souvent une seconde fois un jeune passé par la prison. Ce rejet social complique sa réinsertion et peut l’enfermer dans une spirale d’échec et de récidive, même après avoir « payé sa dette ».
Avec votre expérience, quand vous entendez l’histoire d’un jeune détenu, vous dites-vous parfois : à quel moment cela aurait-il pu basculer autrement ?
La bascule dans la vie d’un jeune - c’est-à-dire le moment où il peut passer de l’équilibre à la rupture (décrochage, délinquance, marginalisation…) - n’est pas toujours visible tout de suite, mais elle se produit souvent à certains moments clés de son parcours.
La rupture avec l’école (exclusion, redoublements, décrochage) est souvent un déclencheur. L’école, censée être un lieu de construction, devient alors un lieu d’exclusion et d’humiliation.
Divorce, violence, précarité, absence d’un parent, désintérêt familial : autant de facteurs de fragilité. Un événement déclencheur ou un « accident de parcours ».
Il peut s’agir d’un conflit avec un professeur, une garde à vue, une première infraction, un décès, un traumatisme, une humiliation. Ce type d’événement peut faire basculer un jeune d’un chemin « normal » vers un parcours de rupture.
Un jeune bascule souvent quand il perd ses repères, son estime de soi ou son sentiment d’appartenance. Cela peut être progressif ou soudain, mais cela se joue souvent à l’adolescence, dans des moments de rupture scolaire, familiale ou sociale.

Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !