
À l’occasion de la Journée internationale des femmes 2025, Le Dimanche/L’Hebdo rend hommage aux femmes scientifiques. Cependant, il est tout aussi essentiel de célébrer celles qui évoluent dans d’autres domaines. Pourquoi ? L’artiste peintre Angel Angoh nous l’explique dans cet entretien.
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Racontez-nous votre parcours.
Dès mon enfance, j’ai été imprégnée par des influences diverses qui ont façonné mon parcours. J’ai commencé mon éducation à l’école Labourdonnais, mais c’est au sein de ma famille que j’ai vérita-blement appris à grandir.
Mon père m’a initiée à des échanges philosophiques profonds tandis que ma mère et mon frère ont nourri ma sensibilité artistique. Mon oncle Henry et ma tante Lourdes ont ajouté des moments mu-sicaux précieux et c’est dans les rues du Ward IV à Port-Louis que j’ai appris à converser avec les mendiants, découvrant ainsi une autre forme de sagesse.
J’ai ensuite poursuivi ma formation dans un collège où les bonnes sœurs de Lorette m’ont enseigné les valeurs de l’amitié et de la compassion. Une étape marquante de mon parcours a été mes deux années passées à l’école Saint Andrews où un monseigneur nommé Donat m’a offert des ailes, non seulement pour m’élever, mais aussi pour m’inculquer l’importance du zèle, m’incitant à ne jamais redescendre
sans raison.
Ces ailes m’ont portée au-delà des frontières. J’ai traversé l’océan et posé mes valises à Londres où, pendant des années, j’ai dessiné dans les rues, les musées, les cimetières et dans les trains. L’Université de Londres m’a même remis un certificat pour cette quête artistique. L’Australian Catho-lic University m’a ensuite offert une maîtrise, ce qui a enrichi ma démarche.
Aujourd’hui, je suis artiste et je peins pour trouver des réponses à des questions que je ne m’étais jamais posées. Mon art est devenu un outil thérapeutique non seulement pour moi, mais aussi pour aider les autres.
La recherche scientifique et philosophique me passionne. J’enseigne l’art, l’histoire de l’art et la mé-taphysique, cherchant toujours à enrichir la réflexion humaine. Ma pensée est imprégnée de toutes ces expériences et nourrie par mon engagement auprès de l’ONG Carpe Diem.
J’aime l’humanité et chaque moment de ma vie est une quête pour mieux comprendre et servir le monde qui m’entoure.
Je peins pour trouver des réponses à des questions que je ne m’étais jamais posées»
Quelles sont vos passions ?
L’une de mes passions, c’est d’attendre dans les aéroports, cet espace « entre-deux » où l’on n’est ni tout à fait parti, ni tout à fait arrivé. C’est un lieu où j’observe le monde qui passe : des retrouvailles émouvantes, des séparations douloureuses, des impatiences et des moments de calme où certains prennent le temps tandis que d’autres semblent le perdre.
Attendre dans les aéroports, c’est comme l’art, une contemplation, une esquisse en constante évo-lution. C’est comme la philosophie, une réflexion sur le temps qui fuit, sur ces instants suspendus. C’est un lieu social par excellence où les cultures se croisent, se mélangent, se confrontent. Mais par-dessus tout, c’est une véritable célébration de la vie, de cette vie qui trouve son équilibre dans des instants à la fois ici et ailleurs.
Je suis là, assise, spectatrice émerveillée, amoureuse du mouvement, de cette cadence humaine qui ne cesse de se déployer autour de moi. Et lorsque mon vol est annoncé, je monte à bord avec un sourire. Je sais que le plus beau voyage n’est pas seulement celui qui m’attend mais celui que je viens de vivre… juste en observant le monde passer.
Si vous pouviez remonter le temps, quel message adresseriez-vous à la jeune fille que vous étiez avant de vous lancer dans votre profession ?
Si je remontais le temps, je risquerais de ne plus être celle que je suis aujourd’hui, celle qui vous parle d’art, de science, de philosophie, de social, de métaphysique. Chaque expérience, chaque choix, chaque défi a façonné ma personnalité et mes valeurs. Chaque instant vécu a contribué à mon évo-lution.
Changer le passé modifierait cette alchimie unique qui m’a permis de devenir la personne que je suis aujourd’hui. Une seule phrase chuchotée à l’oreille de cette jeune fille pourrait changer sa destinée… J’aime prendre des risques, mais pas celui-là.
Quelle est la découverte qui a changé votre regard sur votre propre domaine ?
L’innovation qui a profondément marqué mon regard sur l’art, la science et le social, c’est la neuros-cience. Des recherches récentes démontrent que l’art stimule les circuits neuronaux liés à la résilience, offrant ainsi une véritable porte de sortie aux blessures invisibles. Cette découverte a renforcé ma conviction que l’art-thérapie est bien plus qu’un acte créatif : c’est une science à part entière.
Avez-vous déjà ressenti le syndrome de l’imposteur dans votre parcours ?
Tellement de choses me passionnent que, parfois, j’ai l’impression que certains ne perçoivent qu’une partie de moi, comme si mes multiples intérêts et talents restaient en filigrane, sans jamais se révéler dans toute leur profondeur. Il m’est arrivé de me sentir comme un imposteur, cherchant à prouver, non aux autres, mais à moi-même que je suis à la hauteur de ce que je ressens au plus profond de mon être, à la hauteur de qui je suis vraiment.
Si votre métier devait être résumé en un objet du quotidien, lequel serait-il et pourquoi ?
Ce serait une boussole, guidant le chemin avec précision, tout comme la femme éclaire les généra-tions, leur insufflant direction, constance et sagesse.
Quel préjugé sur les femmes dans les sciences et les arts vous agace le plus et comment y répon-dez-vous ?
Je dirais que c’est le préjugé que la femme de science manquerait d’intuition et que l’artiste manque-rait de rigueur… Marie Curie a suivi son instinct pour explorer la radioactivité tout en faisant preuve d’une rigueur scientifique inébranlable.
Beatrix Potter, célèbre pour ses livres illustrés pour enfants, était aussi une botaniste accomplie. Elle a mené des études scientifiques minutieuses sur les champignons et la nature, tout en insufflant à ses dessins une sensibilité artistique unique. C’est une preuve que science et art ne sont pas opposés mais complémentaires.
Il m’est arrivé de me sentir comme un imposteur, cherchant à prouver à moi-même que je suis à la hauteur de qui je suis vraiment»
Quelle est la question que l’on ne vous pose jamais mais à laquelle vous aimeriez répondre ?
La question : « Qui prend soin de toi ? » On attend souvent d’une personne engagée socialement qu’elle donne sans compter. Pourtant, certains soirs, l’épuisement émotionnel frappe à la porte. Se préserver, c’est aussi un acte de résistance. C’est comprendre que s’éteindre pour éclairer les autres n’est pas un sacrifice, mais une défaite.
Si vous pouviez dîner avec une femme vivante ou disparue, qui choisiriez-vous et que lui de-manderiez-vous ?
Je choisirais Jeanne d’Arc, cette guerrière de lumière qui, dans une France déchirée par le chaos et la guerre de Cent Ans, a incarné l’audace, la force intérieure, la foi, l’intuition et la résilience, aussi bien sur le champ de bataille qu’entre les murs de sa prison. Je dînerais avec elle, mais je ne mangerais pas. Parfois, il faut savoir renoncer au repas pour nourrir son âme.
Je lui poserais des questions sur la résilience, la justice, la peur et les préjugés. Qu’est-ce qui vous a permis de continuer quand tout semblait perdu ? Qu’est-ce qui vous a le plus blessée : les plaies du champ de bataille ou la trahison de ceux qui vous entouraient ? Que diriez-vous aujourd’hui à celles et ceux qui luttent pour la justice mais doutent de la justesse de leur combat ? Que diriez-vous aux femmes d’aujourd’hui qui doutent d’elles-mêmes parce qu’on leur répète qu’elles ne sont « pas faites pour ça » ?
Votre travail vous a-t-il déjà amenée à vivre une situation inattendue ? Racontez-nous !
L’année dernière, j’ai organisé une session de musicothérapie à la prison des femmes de Beau-Bassin, dirigée par Rachael Slack, musicothérapeute d’Atlanta aux États-Unis. Ce qui devait être une simple session musicale s’est transformé en une expérience profondément humaine.
Pendant un instant, la musique a suspendu la réalité de l’enfermement et ouvert un espace de parole libérée. En chantant des paroles qu’elles composaient au rythme de la mélodie, ces femmes se sont confrontées à une nouvelle manière de se percevoir. Le lieu s’était métamorphosé en un espace de création et de guérison.
Rachael et les détenues ont donné naissance à une œuvre commune. À travers cette chanson, elles redéfinissaient leur identité : elles n’étaient plus seulement des prisonnières, mais des femmes ca-pables de créer, de ressentir et d’exister autrement que par leur passé.
L’ambiguïté du refrain « We are powerful » était saisissante. Il ne niait pas l’enfermement, mais affir-mait une force intérieure capable de survivre aux murs, aux jugements et aux épreuves. Un véritable acte de reconstruction.
Un paradoxe bouleversant : chanter la puissance et la liberté intérieure dans un espace de confine-ment. Cette chanson va être enregistrée et diffusée pour témoigner du pouvoir guérisseur de l’art.
Lorsque la session a pris fin, elles sont retournées à leurs tâches quotidiennes ou à leur cellule, mais quelque chose avait changé. Elles avaient chanté leur propre puissance, elles avaient créé. Entre les murs de la prison, elles avaient touché un instant de liberté, un instant d’éternité.
Si une jeune fille hésite à se lancer dans votre domaine, que lui diriez-vous pour l’encourager ?
Je lui dirais : « Que tu peignes les étoiles ou que tu les étudies, tu seras une exploratrice du monde. Fais ce qui te fait vibrer et ton métier naîtra naturellement de cette passion… »
Si vous deviez décrire votre métier en des phrases qui intriguent et donnent envie, que diriez-vous ?
Mon métier ? Guider, éclairer, écouter et créer… Un pied ancré dans l’art, l’autre enraciné dans la science. Les mains tendues vers l’humanité, le cœur vibrant au rythme des émotions. Les yeux grands ouverts sur le monde et la voix qui trace un chemin pour ceux que l’on n’entend pas.
Science et art ne sont pas opposés mais complémentaires»
Quelle invention devrait exister pour faciliter la vie des femmes au quotidien ?
Une invention qui respecterait le rythme singulier de chaque femme naviguant entre responsabilités, passions et aspirations. Un équilibre subtil entre repos, création et action. Une horloge capable d’étirer les minutes pour savourer un instant précieux et d’accélérer le temps lorsque le quotidien déborde.
Si vous deviez nommer un élément du tableau périodique en l’honneur d’une femme, quel se-rait son nom et pourquoi ?
Je pense que ce serait « Artemisium », en hommage à Artemisia Gentileschi, artiste visionnaire de la Renaissance, symbole de force, de résilience et d’audace. Un élément stable et puissant, capable d’illuminer les zones d’ombre à l’image de l’art et de la science lorsqu’ils se rencontrent. Une fusion parfaite entre intuition et rigueur.
Quelle expérience scientifique résume le mieux le fait d’être une femme aujourd’hui ?
La mécanique des fluides. L’eau épouse la forme du récipient qui la contient, mais elle reste inalté-rable dans son essence. Ainsi sont les femmes : adaptables et résilientes, souples et puissantes à la fois. Être femme aujourd’hui, c’est une équation quantique et une œuvre d’art en perpétuelle trans-formation.
Dans votre domaine, quelle serait la plus grande découverte : l’égalité salariale ou une percée révolutionnaire ?
Une percée révolutionnaire. Un monde où l’art et la science fusionneraient enfin, sans hiérarchie. Où la créativité serait reconnue comme une force scientifique. Où les émotions deviendraient une ma-tière première étudiée au même titre que les lois physiques. Dans cet équilibre parfait entre pensée, sensibilité et exploration, l’égalité sous toutes ses formes coulerait de source. Une avancée qui, par sa nature même, rendrait l’égalité salariale une évidence.
Quel superpouvoir scientifique rêveriez-vous d’avoir pour affronter les défis du quotidien ?
Le pouvoir de mettre de l’ordre dans le chaos. Mais, l’humain possède déjà cette capacité : il appri-voise le chaos, le façonne, le réinvente. Un superpouvoir nous priverait de cette danse avec l’inattendu, de cette alchimie entre incertitude et création. Un pouvoir absolu risquerait de nous dé-connecter du réel, d’éroder nos valeurs. Ce qui semblait inacceptable deviendrait banal.
Non. L’état actuel du monde me renforce dans mes convictions : l’humanité n’a pas besoin d’un su-perpouvoir, mais d’une conscience éveillée.
Si on remplaçait les stéréotypes de genre par des formules mathématiques, à quoi ressemble-rait l’équation parfaite ?
Je propose une non-équation comme philosophie de vie. Et si, au lieu de chercher une unique équa-tion parfaite, nous acceptions que la vie soit un réseau infini d’équations en mouvement ?
Quelle est la plus grande expérience sociale à laquelle vous avez participé en tant que femme artiste ?
L’art en prison. Travailler avec des détenues et voir comment l’art devient un langage, un acte de re-construction. Observer la douleur qui se dépose sur la toile et se métamorphose en quelque chose de nouveau. Assister à leur transformation lorsqu’elles redécouvrent leur humanité, malgré les bar-reaux. Un instant suspendu où la création devient un espace de liberté.
Quel objet scientifique symbolise le mieux la place des femmes dans la société aujourd’hui ?
Un astrolabe. Cet instrument ancien, à la croisée de la navigation et de l’astronomie, allie intuition et science. Il guide les voyageurs, tout comme la femme guide des générations. C’est une métaphore parfaite de la femme : force et sensibilité en équilibre, un phare dans la nuit des incertitudes.
Se préserver, c’est aussi un acte de résistance. C’est comprendre que s’éteindre pour éclairer les autres n’est pas un sacrifice, mais une défaite»
Quelles mesures pourraient être mises en place pour protéger les femmes des agressions et leur permettre de vivre pleinement dans l’espace public, en toute sécurité et sans crainte ?
Les solutions existent déjà dans certains pays, il ne s’agit pas de réinventer la roue, mais de l’appliquer partout.
La sécurité des femmes ne doit pas être un combat solitaire, mais une responsabilité collective. Elle exige des actions à plusieurs niveaux :
Éducation : déconstruire les stéréotypes dès l’enfance.
Lois claires et appliquées : tolérance zéro face aux violences.
Aménagement de l’espace public : éclairage, transports sécurisés, vigilance collective.
Campagnes de sensibilisation : multiplier les voix qui éveillent les consciences.
Mais au-delà des mesures concrètes, une remise en question collective est essentielle. Les hommes doivent être acteurs du changement, impliqués dans la mise en place et l’application des solutions. La société ne peut avancer vers plus de justice et de sécurité sans leur engagement.
La route est encore longue, mais chaque pas que nous faisons ensemble pave la voie pour les générations à venir»
Pour conclure cet entretien Angel Angoh, quel est votre message à l’occasion de la Journée in-ternationale des droits des femmes 2025 ?
Hier, c’était la Journée de la femme et nous célébrons notre force, notre courage, notre résilience. Un jour, on nous a demandé de choisir entre notre carrière et notre famille. Notre réponse fut simple : pourquoi pas les deux ? Nous sommes des jongleuses, conciliant avec grâce notre carrière profes-sionnelle, nos responsabilités familiales et notre vie personnelle.
Nous sommes sur tous les fronts : dans les laboratoires, dans les champs, dans les ateliers, sur les scènes, dans les salles de classe, dans les tribunaux, au foyer, dans les conseils d’administration, dans les hôpitaux, dans la rue… Nous sommes créatrices, bâtisseuses et nous portons en nous des géné-rations de filles et de fils, d’hommes et de femmes. Aujourd’hui, regardons ce que nous avons ac-compli et ce qui reste à créer. Soyons fières, soyons unies et surtout, gardons notre liberté. La route est encore longue, mais chaque pas que nous faisons ensemble pave la voie pour les générations à venir.
En aparté
Mariée à son rêve, l’artiste Angel Angoh a vu ses trois mélodies (ses enfants) naître de son souffle. Aujourd’hui, chacune compose sa propre symphonie sur trois continents différents. Elle ne dévoile pas son âge parce qu’elle a simplement cessé de compter les années depuis ses crises d’adolescence, selon ses propres mots.

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