Depuis des lustres, la presse, des travailleurs sociaux, des syndicalistes et des travailleurs étrangers eux-mêmes dénoncent un système dit « mafieux » contrôlant le recrutement de la main-d’œuvre issue du Bangladesh pour bon nombre d’entreprises et de commerces. À ce jour, rien n’a été fait par les autorités pour démanteler ce réseau considéré comme très puissant.
Notre enquête révèle que ce circuit est huilé, illégalement et immoralement, par l’exploitation de pauvres travailleurs étrangers. Ces derniers doivent remettre de grosses sommes à des agents-recruteurs qui, à leur tour, doivent, selon des allégations, graisser la patte d'un cercle mafieux et accorder des avantages à des employeurs. Vu qu’ils sont pauvres, ces travailleurs bangladais empruntent de l’argent, vendent des biens ou même mettent leurs parents en gage pour avoir un emploi à Maurice.
Scandaleux, honteux, inacceptable… C’est le moins que l’on puisse dire des abus dans le mécanisme d’embauche de bon nombre d’ouvriers du Bangladesh. Les protagonistes sont des employeurs, des agents recruteurs et un cercle qui établit les règles du jeu. Au bout du compte, ils s’enrichissent tous sur le dos de ces travailleurs bangladais qui sont majoritairement des défavorisés en leur imposant de grosses sommes d’argent pour avoir un emploi à Maurice.
Ce qui pousse les syndicalistes Feizal Ali Beegun et Reeaz Chuttoo qui militent pour la cause des travailleurs étrangers à qualifier cette situation de « crime contre l’humanité. » Ils s’indignent que « certains individus tombent aussi bas pour exploiter des personnes défavorisées au lieu de leur tendre la main pour leur ascension sociale. » Et ils accusent la classe politique dans son ensemble de « complicité à cet acte criminel » pour n’avoir pas démontré une volonté réelle pour trouver une solution durable. « Est-ce que cette situation inhumaine profite à certains d’entre eux ? » se demandent-ils. Voilà une des raisons pour lesquelles Maurice est mis à l’index par des organisations internationales pour trafic humain.
Mettre des parents en gage
Le frisson est à son apogée lorsqu’on recueille les témoignages des travailleurs bangladais. « Ma famille est tellement pauvre. Je n’ai aucun moyen me permettant de contracter un emprunt. Nous n’avons aucun bien pour mettre en gage. J’ai dû mettre mes parents en gage auprès d’un entrepreneur de notre village pour avoir 300 000 Taka – la monnaie du Bangladesh – (ndlr : Rs 125 000). Avec leur consentement bien sûr. C’est la somme requise pour les procédures pour venir travailler à Maurice », confie un jeune homme.
Quelles sont les implications de la mise en gage de ses parents ? « Si je n’arrive pas à respecter le remboursement par mensualités, mes parents seront contraints d’aller travailler pour cet entrepreneur gratuitement », répond-t-il. Le plus dur, précise-t-il, ses parents seront comme des esclaves. « Ils devront se plier aux ordres de cet entrepreneur. Dans la majeure partie des cas, la valeur pécuniaire d’une journée de travail est réduite de moitié. Pour les 300 000 Taka empruntés, quatre de mes proches vont devoir travailler durant deux ans au lieu d’un an », explique-t-il. C’est pour cette raison que, matin et soir, ce Bangladais prie pour que Dieu le protège de tout accident et de toute maladie.
Le ministre Soodesh Callichurn : « Nous allons en finir avec les abus »
Interrogé par Le Défi-Plus, le ministre du Travail et des Relations industrielles, Soodesh Callichurn, affirme qu’il est déterminé à mettre bon ordre dans le recrutement des travailleurs étrangers. « Nous allons en finir avec les abus. Un Memoradum of Understanding (MoU) a déjà été finalisé. Nous attendons le ministre bangladais des Ressources humaines pour sa signature. Il aurait dû venir à Maurice ce vendredi, mais il a eu un empêchement. Il se pourrait qu’il vienne à la mi-octobre », annonce-t-il.
Le nouveau système de recrutement, révèle le ministre, sera très avantageux pour les travailleurs étant transparent. D’abord, les agents recruteurs seront mis hors circuit car ce sera de gouvernement à gouvernement. Ensuite, les employeurs iront recruter directement. De plus, les employeurs seront tenus à faire toutes les dépenses : billet d’avion, Work Permit et Recruitment Fees, entre autres. Ainsi, il ne sera plus question que les travailleurs déboursent de grosses sommes.
Le ministre Soodesh Callichurn rappelle qu’un MoU a été signé avec le Népal en juin et qu’une ébauche a été envoyée aux autorités indiennes.
Esclave au paradis
Ce jeune homme ne sait pas qu’une bonne partie des 300 000 Taka qu’il a empruntés en mettant ses parents en gage sont utilisés à financer des pratiques illégales et immorales et la corruption. Tout comme les autres travailleurs bangladais, il a toujours cru dans les paroles des agents-recruteurs à l’effet que les procédures d’embauche à Maurice sont très coûteuses. « D’après les informations qui circulaient dans nos villages, il y a une compétition féroce entre le Bangladesh, l’Inde et la Chine pour envoyer leurs travailleurs à Maurice. En sus des procédures coûteuses, il faut payer les employeurs pour nous embaucher », confie un groupe de Bangladais travaillant dans le secteur manufacturier. Maurice leur a été présenté comme un paradis et qu’il faut être vraiment chanceux pour y avoir un emploi. « Nous avons cru que Maurice est un eldorado. Malheureusement la somme qu’on nous avait promise ne peut être empochée qu’après avoir enduré de longues heures de travail supplémentaires. C’est de l’arnaque ! » fulminent des Bangladais qui travaillent dans des petites usines.
La majorité de ces employés, qui se disent exploités, n’auraient jamais cru qu’ils allaient être traités comme des esclaves dans une île paradisiaque. « Dès que nous pénétrons « le paradis », nos passeports sont confisqués. Nous n’avons plus de droits et encore moins celui de les revendiquer. Nous avons une épée de Damoclès sur nos têtes. On nous prévient que toute revendication est synonyme de déportation », déclarent quelques employés. Au fil du temps, ils sont arrivés à la conclusion que la loi et les règlements sont en faveur des employeurs mauriciens. « Maurice est un paradis pour les Mauriciens et les touristes, mais un enfer pour des pauvres travailleurs étrangers comme nous », considèrent-ils.
Bêtes de somme
C’est pire pour ceux qui sont vendus comme des bêtes de somme. Recrutés par une entreprise, des travailleurs bangladais « sont vendus » à des petits commerces, à des PME et même à des particuliers. Le prix de location varie entre Rs 5 000 et Rs 10 000 par mois, dépendant du type d’activités.
Un commerçant confie avoir déboursé Rs 60 000 pour une année pour l’embauche d’un Bangladais venu à Maurice pour travailler dans le secteur du textile. « Il faut payer cash pour une année dès le départ. Je sais que je vais récupérer plus de ce travailleur. D’abord, je n’aurai pas de problème d’absence. Ensuite il travaillera pratiquement tous les jours et durant de longues heures pendant au moins six jours par semaine », justifie-t-il. Le prix augmente jusqu’à Rs 120 000 pour les PME.
Ce trafic annexe au business du recrutement des travailleurs étrangers est devenu florissant depuis quelques années pour deux raisons principales. Primo, ce trafic humain est la voie facile pour les PME et les petits commerces d’employer des travailleurs bangladais. Car, disent-ils, les procédures sont trop longues pour embaucher des travailleurs étrangers. « Il faut respecter beaucoup des conditions et donner des garanties et sans compter avoir une place convenable pour les héberger. Or, à travers ce système de location, nous ne sommes pas redevables envers les autorités », font-ils ressortir.
Secundo, il n’y a aucun contrôle sur le placement des travailleurs étrangers une fois qu’ils ont foulé le sol mauricien. « C’est pour cette raison qu’on recense un nombre croissant d’étrangers qui travaillent en clandestinité à l’expiration de leur contrat », fait ressortir un homme d’affaires qui soupçonne la complicité des entreprises qui les ont recrutés.
Reeaz Chuttoo : « De la cruauté »
« C’est de la cruauté à l’égard des travailleurs bangladais en les assujettissant à un système mafieux qui est toléré », dénonce le syndicaliste Reeaz Chuttoo. « Non seulement ils doivent payer pour venir travailler ici, mais une fois sur place, ils deviennent la propriété absolue de leur employeur. On a eu des cas de brutalités sur quelques-uns. Ils sont pris en otage par leur employeur qui peut les faire déporter à n’importe quel moment », fait-il ressortir.
Feizal Ali Beegun : « Big Dirty Money »
Le syndicaliste Feizal Ali Beegun se dit « outré » que les autorités ferment les yeux sur « le trafic humain » autour du recrutement des Bangladais. « Depuis des années, je dénonce l’exploitation de ces travailleurs pour des gains pécuniaires. Tout le monde sait que ces gens défavorisés doivent débourser de grosses sommes pour venir travailler à Maurice. Sauf dans le cas de quelques grandes usines. Tous ceux dans ce secteur savent qu’il y a un groupe très puissant qui tire les ficelles contre des pots-de-vin. Rien et absolument rien n’a été fait pour que cesse cette situation. La raison est simple : c’est du ‘Big Dirty Money’ en jeu », dénonce-t-il.
Les exceptions
C’est une autre paire de manches pour les grandes usines et firmes de renom. Les travailleurs bangladais ne sont pas recrutés par des agents locaux. Elles vont recruter sur place sans que leurs recrues n’aient à débourser des grosses sommes. À titre d’exemple, la CMT dispose d’un bureau et d’un centre de formation au Bangladesh.
Plumer les pauvres pour enrichir les fortunés
Le système de recrutement d’une partie des travailleurs du Bangladesh ne fait pas honneur à l’île Maurice. C’est un des facteurs pour lesquels notre pays est mis à l’index pour trafic humain. Notre enquête de plus de deux mois nous a fait découvrir qu’avec ce business, c’est le monde à l’envers… l’opposé de Robin des Bois. Certains saignent à blanc des défavorisés du Bangladesh pour enrichir des fortunés à Maurice, nommément des agents-recruteurs, des employeurs et des personnalités puissantes.
Selon nos recoupements auprès des agents-recruteurs et des fonctionnaires du ministère du Travail et des Relations industrielles, le recrutement des travailleurs bangladais est devenu un business lucratif depuis 2010, lorsque le gouvernement d’alors prenait la décision de réglementer ce secteur en introduisant le système de permis pour l’importation des travailleurs étrangers. « La réglementation est vite devenue une source de corruption. Des personnes influentes ont vu dans cette décision une manne tombée du ciel. Et en peu de temps, un cercle mafieux s’est constitué pour faire de l’argent sur la tête de ces pauvres gens », s’indigne un haut fonctionnaire.
Il ressort de notre enquête que ce réseau exigerait de grosses sommes pour l’octroi du permis, le renouvellement du permis chaque deux ans et pour chaque importation de la main-d’œuvre. Il nous a fallu de longues semaines pour convaincre des agents-recruteurs à desserrer leurs dents. Les informations reçues de ceux qui ont eu le courage de briser l’omerta sont concordantes. Il faut trouver entre Rs 500 000 et Rs 1 million pour décrocher le précieux sésame, en d’autres mots le permis d’importation des travailleurs. Et entre Rs 200 000 et Rs 500 000 pour son renouvellement chaque deux ans. Sans compter entre Rs 10 000 et Rs 20 000 par travailleur importé du Bangladesh à chaque exercice de recrutement.
Selon les témoignages recueillis, la situation empire. Depuis quelque temps, il y a une concentration autour d’un cercle fermé d’agents-recruteurs. Ceux-ci raflent la grosse majorité des contrats avec l’aide du cercle dit « mafieux ». Cette information nous est confirmée par quelques propriétaires de PME. « J’avais soumis une demande pour quelques dizaines de travailleurs étrangers au ministère. Un beau jour, à mon grand étonnement, un monsieur m’appelle pour me proposer ses services d’agent-recruteur. Je lui ai fait comprendre que je travaille déjà avec un agent-recruteur. Il a fait pression sur moi et il m’a prévenu que mon dossier risquait de souffrir. Sur les conseils de mon agent, j’ai dû obtempérer », relate un patron d’une PME.
Face à cette situation, certains agents-recruteurs ont dû faire des promotions, comme proposer aux entreprises qu’ils vont encourir tous les frais, dont les billets d’avion et les frais administratifs. « C’est une aubaine qu’aucun homme d’affaires, entrepreneur ou autre commerçant ne laisse passer malgré le fait de savoir que ce sont ces travailleurs qui doivent faire les frais. Ils acceptent volontiers d’aider à plumer ces pauvres gens. C’est difficile pour nous de couvrir ces frais. Ces grosses sommes ne peuvent sortir de notre poche », révèle un agent-recruteur.
Voilà pourquoi des travailleurs bangladais doivent réunir plus de Rs 100 000 pour pouvoir se faire employer à Maurice. Quelques-uns d’entre eux n’ont pas tort de dire qu’ils sont vampirisés.
Une enquête réclamée
L’institution d’une commission d’enquête ou d’un Fact-Finding Committee s’avère nécessaire, selon certains employeurs qui ne sont pas trempés dans ce « big business. » À leur avis, l’enquête doit d’abord s’intéresser à la somme d’argent que les travailleurs ont dû remettre à des agents-recruteurs. Ensuite, il faut procéder à l’interrogatoire de ces agents-recruteurs pour l’utilisation « roupie par roupie » de cette somme. « Cela va permettre de faire la lumière sur tous ceux qui profitent des malheurs de ces travailleurs étrangers. On saura qui sont ceux qui ont pris des pots-de-vin », considèrent-ils.
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