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La liberté d’expression en danger ?

Année compliquée pour la démocratie mauricienne. Après que l’institut suédois V-Dem, référence mondiale, a déclassé Maurice en avril dernier pour le placer à la huitième place des « top ten autocratizing countries », la loi a été amendée pour renforcer la surveillance sur les réseaux sociaux et amoindrir la liberté de fonctionnement des radios privées. Est-ce une préface pour ce qui attend la population en 2022 ?

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Kris Valaydon, avocat, observateur politique et économique : «L’IBA ne remplit pas une fonction constitutionnelle»

krisKris Valaydon, avocat, ancien haut fonctionnaire, observateur politique et économique, s’intéresse surtout « à savoir qu'est-ce qui peut être fait pour renverser cette situation d’atteinte à la liberté d'expression, signes évidents de la phase de déchéance politique dans laquelle le pays se trouve ».

Pour lui, sans aucun doute, le pouvoir du jour s’attelle à restreindre la liberté d’expression. « Il y a, à mon avis, deux manières pour contrer cette tentative de museler les opinions contraires, les critiques, la dénonciation des scandales, qui font pourtant partie de la culture d'un pays démocratique. Ces deux barrières contre les tentations du pouvoir à étouffer l'expression sont le judiciaire et la pression populaire. Ceci parce que le pouvoir législatif est contrôlé et dominé par l'exécutif, lui-même contrôlé par un parti politique géré comme la propriété personnelle de son leader. Et à ce titre, tous les partis politiques se ressemblent ».

Si le pouvoir au Parlement est verrouillé, il faut se fier, selon lui, « sur la pression populaire et sur le judiciaire. Cela, sachant que la pression populaire prend du temps à se mettre en marche et à atteindre une force telle à faire changer les décisions du gouvernement. Je pense donc que c'est le judiciaire, seul, qui peut ramener un gouvernement à respecter les principes démocratiques énoncés dans la constitution de Maurice ».

À part une révolte, la voie judiciaire est la seule qui peut rétablir l’ordre normal des choses. « C'est sur le plan légal et constitutionnel qu'il faut se battre. Le principe de la liberté d'expression est contenu dans l’article 12 chapitre 2 de la Constitution. La liberté, les droits et les libertés publiques du citoyen ou d'une radio privée sont garantis par la Constitution, et cela c'est le principe. Il y a bien sûr des exceptions et ce sont sur ces exceptions qu'un gouvernement qui veut tuer la liberté d'expression va s'appuyer. »

Car, souligne Kris Valaydon, la Constitution prévoit, entre autres, que pour protéger la réputation du citoyen ou la moralité publique, on peut avoir une loi qui a des dispositions fondées sur ces exceptions. Or, la question est : qui doit mettre en œuvre cette loi qui contiendrait une disposition d'exception aux principes de la liberté d'expression garantis par la Constitution ? Quelle autorité peut venir interpréter ce que constitue une exception aux droits et libertés contenus dans la Constitution ?
« Est-ce que cette décision peut être prise pour n'importe qui, un parti politique, par un fonctionnaire ou un quelconque nominé politique, une institution qui n'est pas listée dans la Constitution, une institution mise en place par un ministre ou par le parti au pouvoir ? Visiblement non ! »

Kris Valaydon précise que la police et le Directeur des poursuites publiques, qui sont inscrits dans la Constitution et qui jouissent d’une indépendance garantie par la Constitution, peuvent mettre en œuvre une exception à la liberté de mouvement de procession d'assemblée de personnes.

« Il n'a jamais été question dans la Constitution de donner à un organisme, à une institution qui n'est pas inscrite dans la Constitution, des pouvoirs d'agir sur les libertés et les droits fondamentaux de l'individu et sur les libertés publiques. L’Independent Broadcasting Authority est une entité administrative. C'est un organisme relevant du pouvoir exécutif. Elle ne relève pas de la Constitution et ne remplit pas une fonction constitutionnelle. De quel droit l'IBA agit sur les droits garantis par la Constitution ? »


Jean-Luc Mootoosamy, journaliste et directeur du cabinet suisse Media Expertise : «L’expression est placée sous surveillance»

jean« L’expression est encore libre à Maurice, mais elle est placée sous surveillance. Concernant les lois qui ont été votées récemment, je ne pense pas qu’elles ont été faites uniquement pour le bien-être du citoyen. Cela fait partie d’un ‘package’ pour surveiller le citoyen. Il y a un aspect ‘big brother’ », affirme Jean-Luc Mootoosamy, journaliste et directeur du cabinet suisse Media Expertise.

Selon lui, il s’agit de tout mettre en place en préparation de la campagne électorale pour les élections générales de 2024. « Il s’agit de pouvoir contrôler les débats et les voix qui ne seraient pas d’accord avec le gouvernement. Je suis inquiet par ces changements. »

Il estime que « plus les élections approchent, plus on verra que les gens vont être moins disposés à s’exprimer librement. On est dans un contexte autocratique. Je ne pense cependant pas que nous soyons en dictature, mais ces lois sont venues serrer les vis et c’est inquiétant pour une jeune République ».

Le but ultime de la manœuvre est de « s’assurer une survie électorale et taire les voix opposantes, tout en rassurant son électorat. C’est très subtil dans la mise en place, mais pour des gens comme moi qui ont travaillé dans des dictatures, c’est ce qu’on y a vu. Petit à petit, on met en place un filet. »

Devant tout ça, les citoyens doivent prendre leurs responsabilités. « Chacun doit s’engager, et s’intéresser à ce qui se passe. Ce n’est plus le temps de la passivité. Il faut demander des comptes aux élus, y compris ceux de l’opposition pour voir ce qu’eux aussi font. On est dans un entre-deux où tout peut arriver pour la survie politique et où tout devient instable. »


Sheila Bunwaree, présidente de People Voices Network : «Mobilisons en faveur d’une Freedom of Information Act»

sheilaSheila Bunwaree, sociologue, universitaire et présidente de People Voices Network, constate un déclin de la démocratie. « On va vers l’autoritarisme où on essaye de museler ceux qui ne marchent pas avec le gouvernement. Cela donne une image assez noire de ce que le gouvernement veut faire sur la liberté d’expression. » 

Sheila Bunwaree appelle à une mobilisation en faveur d’une Freedom of Information Act, car « il est clair que l’on essaie de faire taire les gens et d’empêcher les dénonciations. On plonge la société dans l’opacité. Pourtant, les ‘sustainable development goals’ des Nations unies exigent que l’accès à l’information doit être libre et que la liberté de savoir doit être une réalité. Je trouve que la liberté d’expression disparaît complètement. »

Pour celle-ci, venir dire que Maurice est une démocratie parce qu’on autorise les rallyes « est une vision très superficielle. On veut une société où il y a de la transparence, de l’accountability ».

Elle constate que les autorités s’attellent à rendre les choses encore plus opaques et que des gens sont menacés s’ils parlent trop. « La responsabilité des travers est placée sur les autres et on ne veut pas partager l’information. Si la société civile ne se mobilise pas, la situation risque de dégénérer ».


Faizal Jeerooburkhan, membre fondateur de Think Mauritius : «Sommes-nous dans une démocratie ou une autocratie ?»

faizalLa question qu’il faut se poser, à la lumière des événements de 2021 est : « Sommes-nous toujours dans une démocratie ou autocratie ? » C’est ce qu’affirme Faizal Jeerooburkhan.

« Le pouvoir politique, en concubinage avec le pouvoir économique, est tellement fort que le pouvoir des citoyens est devenu minimal. Pourtant, afin qu’une démocratie fonctionne, c’est le pouvoir des citoyens qui doit être plus fort que les deux autres. »

En 2021, « on a vu que la démocratie est plus sur papier que sur le terrain. Sur papier c’est formidable, mais sur le terrain c’est chagrinant, frustrant et répulsif. Sur le terrain, la liberté d’expression et la démocratie sont en mauvaise posture ».

Faizal Jeerooburkhan fait également ressortir qu’au Parlement, « avec un Speaker qui n’a aucune notion de la démocratie parlementaire, et un gouvernement qui utilise des stratégies malsaines pour mater l’opposition », la situation est mauvaise. 

Il reproche au Parlement d’adopter des lois « très anti-démocratiques pour que les citoyens ne puissent pas s’exprimer comme il le faut ». Le membre fondateur de Think Mauritius constate aussi que « les institutions publiques, telles que la FSC, l’Icac, l’Icta, l’Electoral Supervisory Commission ou encore l’IBA, sont manipulées de façon honteuse au détriment de la démocratie et de la liberté d’expression. Puis, la MBC, en absence de chaînes de télévision privées, est utilisée comme outil de propagande politique pour le pouvoir ».

Il déplore en outre que de l’argent public est dépensé par milliards dans une opacité totale. « Les décideurs du jour pensent qu’ils n’ont aucun compte à rendre sur le pourquoi et le comment de ces dépenses. La liberté des citoyens est très menacée avec la réduction de la marge de manœuvre des radios privées, de la presse écrite, des universitaires, et des réseaux sociaux. Il s’agit ici d’entrave à la liberté d’expression et des idées ».


Rajen Bablee, Transparency Mauritius : «Les politiciens se sont constitués comme une élite au-dessus des citoyens»

rajenRajen Bablee, directeur exécutif de Transparency Mauritius, explique que « le droit de s’exprimer et le droit d’obtenir l’information par rapport au fonctionnement et la gérance de la société devraient être les principaux aspects d’un gouvernement honnête et transparent ».

Et d’ajouter qu’« en 2022, Transparency Mauritius va poursuivre ses campagnes de sensibilisation à tous les niveaux de la société mauricienne. Ceux qui nous gouvernent ne sont pas au-dessus des lois. Il faut aussi comprendre que l’Assemblée nationale n’est pas une aire de jeu pour distraire les citoyens. Des questions doivent pouvoir être posées et il est du devoir des membres de la majorité de donner des réponses simples et précises ».

Certes, « la Constitution de la République de Maurice garantit le droit d’expression et protège le citoyen dans l’exercice de ce droit. Ce droit n’est cependant pas absolu et il s’arrête là où commence le droit d’autrui. Par exemple, on ne peut pas insulter ou humilier une personne. On ne peut pas parler de mal ou faire des allégations au sujet d’une personne. Par exemple, si vous dites que X est un voleur ou un corrompu, X peut consigner une déposition auprès de la police pour diffamation criminelle et vous pourrez être poursuivi au pénal. X peut aussi vous poursuivre au civil pour des dommages. À moins que vous ayez des preuves concrètes par rapport à vos allégations ». 

La République de Maurice étant une démocratie, de ce fait, les droits constitutionnels protègent les citoyens. Par contre, il faut aussi se rappeler que les citoyens élisent les membres de l’Assemblée nationale et leur délèguent des pouvoirs pour diriger le pays, voter des lois et de les protéger, entre autres. 

« Il est évident que les politiciens aiment être le point de mire de la société. Mais ils sont à l’Assemblée nationale parce que les citoyens leur ont donné ce droit. Ils sont là, non pas pour se servir et remplir leurs poches, mais pour faire un travail précis qui, entre autres, devrait créer des richesses pour améliorer la qualité de vie des citoyens et assurer leur bien-être et protection ».

Rajen Bablee déplore qu’au fil des années, « les politiciens se sont constitués comme une élite au-dessus du reste des citoyens et ils ont rédigé des lois pour faire taire leurs critiques. Les tentations totalitaires sont là, entre les lignes. Ils peuvent se dire agacés et déposer une plainte à la police et poursuivre un citoyen au pénal envers ceux qui osent les critiquer ou alors font des propos, qu’importe s’ils ne sont pas injurieux ou sont dénués de vérité. Ceux-là deviennent des antipatriotiques. »


Covilen Narsinghen, de Mauritius Global Diaspora : «La liberté d’expression est la mère de toutes les libertés»

covilen« Si la liberté de conscience est la première des libertés, elle ne peut s’exprimer que par la liberté de parole du citoyen. C’est pour cela que la liberté d’expression, je le crois, est la mère de toutes les libertés, car elle nourrit en elle la tolérance, la compréhension, mais aussi le reproche, s’il le faut. Lui enlever sa liberté d’expression à notre Nation, c’est rendre orpheline notre Démocratie », est d’avis Covilen Narsinghen de Mauritius Global Diaspora.

« Le Mauritius Global Diaspora et moi-même, lorsque nous nous engagions à nous battre pour les droits humains et les atteintes à la liberté à Maurice, n’aurions pu imaginer combien cette mission allait devenir sacrée pour tant de compatriotes. Comme les choses n’arrivent jamais par hasard, la situation que nous vivons aujourd’hui était malheureusement prévisible. Qu’attendait le peuple mauricien d’un leader qui aura usé de tactiques politiques et juridiques des plus répugnantes pour accéder au pouvoir ? Un pouvoir sans légitimité peut-elle gouverner sans la force, la répression, sans que n’émerge la pathologie typique aux dictateurs, celle de la paranoïa qui voit toute prise de parole comme une contestation d’un pouvoir, plus vulnérable qu’il n’y paraît ? » demande-t-il.


Le paradoxe mauricien

En février dernier, la réputée Economist Intelligence Unit plaçait Maurice parmi les 20 pays les plus démocratiques au monde. Mais en avril, le tout aussi respecté V-Dem Institute plaçait Maurice parmi les 10 pays qui s’autocratisent le plus rapidement au monde.

Dans un article, publié le 25 juin dernier dans The Washington Post, Amedée Darga, Managing Partner de Straconsult à Maurice, et Suhaylah Peeraullee, Research Consultant à Straconsult, écrivent qu’ « after decades as a top-ranked democracy in Africa, Mauritius may be on the verge of a steep decline ».

Les auteurs de l’article rappellent qu’en 2012, lorsque le premier sondage Afrobarometer avait été publié, 76% des sondés mauriciens affirmaient que leur pays était une démocratie qui fonctionnait bien. Cette perception a depuis fortement baissé. Pour le dernier sondage, celui de l’année dernière, 36% des Mauriciens sondés étaient d’opinion que Maurice « n’est pas une démocratie » ou « une démocratie avec des problèmes majeurs ». Seuls 51% des participants au sondage étaient satisfaits du fonctionnement de la démocratie et seulement 41% des personnes étaient d’avis que le pays va dans la bonne direction.

Les auteurs concluent qu’à Maurice, « comme dans les autres démocraties menacées, une question cruciale sera si l’engagement populaire pour la démocratie, peut-être couplé avec la libre circulation de l’information, sera suffisant pour stopper le glissement vers un système moins démocratique ».

Pour V-Dem, « les gouvernements en colère attaquent d'abord les médias et la société civile, et polarisent les sociétés en ne respectant pas les opposants et en diffusant de fausses informations, pour ensuite saper les institutions formelles ». Parlant plus particulièrement de Maurice, le rapport indique que « l’État utilise les procès en cour pour fatiguer et affaiblir une presse indépendante. Même si l’issue du procès n’est pas gagnée d’avance pour le gouvernement, le procès tend à épuiser financièrement le titre de presse et à décourager les journalistes, qui peuvent aussi faire face à des poursuites au pénal pour "criminal defamation" ».

Et ça, c’était avant les amendements à l’IBA Act, adoptés le 30 novembre dernier, mettant au pas les radios privées, et la Cybersecurity and Cybercrime Act, adoptée le 19 novembre dernier, qui vient entre autres mieux réguler les commentaires sur les réseaux sociaux tels que Facebook.

 

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