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Jocelyn Chan Low : «La coalition de 1968 était essentielle pour que le pays nouvellement indépendant survive»

Quel était l’état de l’économie de l’île Maurice coloniale avant son accession à l’indépendance en mars 1968 ? Quels sont les facteurs qui ont poussé à l’émigration d’un certain nombre de Mauriciens et quel type de modèle économique naîtra de la coalition entre le PTr et le PMSD après l’indépendance ? Dans l’interview qui suit, Jocelyn Chan Low, Associate Professor en sciences sociales et historien, répond à ces questions en faisant valoir que l’île Maurice est devenue « un social democratic developmental state, où l’État-providence est la clé du dispositif social, politique, voire économique… »

Seewoosagur Ramgoolam et Gaëtan Duval, adversaires avant 1968, ont-ils eu raison de se coaliser, et dans le cas du PMSD, en tournant le dos à la volonté de son électorat ?
La coalition de 1968 était, avec recul, plus qu’une nécessité : elle était essentielle pour que le pays nouvellement indépendant survive. ‘Un profond pessimisme’, telle est l’impression qui se dégage du constat que firent les observateurs indépendants de la situation à Maurice à la veille de l’indépendance du pays : crise structurelle de l’économie de plantation avec une démographie galopante, un taux de chômage record et en perspective une chute drastique du niveau de vie comme quasi-certitude ; crise sociale marquée par de vives tensions interethniques dans un pays où le sentiment national brillait surtout par son absence et surtout une classe politique divisée qui semblait dépassée par rapport aux défis de l’indépendance pour certains et pour d’autres irresponsables au point d’appeler au boycott de la fête de l’indépendance et inciter les cadres à déserter le pays…

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Pourtant, d’un point de vue économique, Maurice avait d’importants atouts pour réussir : le système de plantation sucrière s’était développé grâce essentiellement au capital local et non en raison de l’apport des capitaux venus de la métropole. Avec la présence d’une bourgeoisie historique solidement ancrée, il n’y avait pas de manque de capitaux pour l’investissement. Mais les incertitudes politiques firent qu’une partie de ces capitaux désertaient le pays pour d’autres cieux, vers l’Afrique du Sud, par exemple. Ensuite, avec le chômage, la main-d’œuvre était abondante. D’ailleurs, la diversification économique était déjà en marche mais les résultats étaient peu probants car le modèle était celui de l’‘import substitution’ en dépit du fait que le marché mauricien était très restreint. Et c’est là qu’intervient la coalition PTr-PMSD, voulue par la France du Général de Gaulle et scellée pendant la visite de Michel Debré, député de La Réunion, à Maurice. En fait, De Gaulle et Michel Debré étaient très inquiets des conséquences de la détérioration de la situation économique et sociale à Maurice. La lecture des documents d’archives révèle la peur que toute radicalisation du PTr amènerait les Franco-mauriciens à réclamer le passeport français et cela aurait pu constituer un précédent et un grand embarras diplomatique. 

Y avait-il un danger, dans la perspective des Occidentaux, que le PTr recherche le soutien de l’URSS en cas d’échec de cette coalition ?
Évidemment ! L’indépendance de Maurice est proclamée à un moment où le Parti communiste réunionnais était très actif et très puissant. Et Michel Debré redoutait l’effet de contagion. Paul Vergès n’avait-il pas pris la parole dans un meeting du PTr en faveur de l’indépendance ? Et si Maurice sombrait dans la misère, les autorités françaises redoutaient la montée du communisme. Il faut souligner que la lecture des documents d’archives révèle une grande irritation des autorités britanniques par rapport aux bonnes relations que SSR et certains dirigeants du PTr entretenaient avec les pays communistes. Par exemple, SSR refusait catégoriquement toute proposition des Anglais de restreindre le nombre d’étudiants mauriciens qui partaient faire des études dans des pays de l’Est. En outre, certains membres du PTr, à l’instar de Badry, disaient ouvertement leur soutien au communisme. Il ne faut pas oublier que dans les années 60, l’USSR va tout mettre en œuvre pour devenir une grande puissance navale et projeta sa puissance maritime pour la première fois dans l’océan Indien. 

Selon les responsables français, si le pays sombrait dans la misère, SSR s’allierait aux soviétiques. Il fallait faire quelque chose pour empêcher cela et au départ, il était question d’une structure régionale Réunion-Maurice-Madagascar qui recevrait l’aide économique française. Par la suite, suite à la création d’une coalition PTr -PMSD, De Gaulle va parrainer l’entrée de Maurice à l’OCAM et à partir de là, la voie était libre pour que le pays adhère à la Convention de Yaoundé, lui offrant ainsi l’accès au marché commun. Il a été estimé que Maurice a engrangé pendant des années, plus de 10 % de son PNB à travers ce cadre protectionniste que lui offrait l’Union européenne. Capital, main-d’œuvre, marché garanti, tout y était pour le succès de Maurice. Il fallait trouver le modèle le plus adapté et ce fut à travers la zone franche lancée par la EPZ Act de 1970…

Quel modèle de développement naîtra de cette coalition ?
C’est un modèle assez particulier, alliant d’un côté une économie de plantation axée sur la canne à sucre qui, désormais, aurait un prix de vente garanti et où, grâce à la lutte syndicale, les travailleurs disposaient d’une certaine protection grâce aux lois du travail et, de l’autre, une zone franche du textile qui exclut des réglementations en termes de protection des travailleurs - d’où l’idée de ‘zone souffrance’ en raison de l’exploitation éhontée des travailleurs qui caractérisait le secteur à ses débuts -, mais qui lui aussi disposait d’un marché garanti. 

Cependant, il est à noter qu’on ne pourrait décrire ce modèle économique d’ultra libéral, car les prémisses de l’État-providence, déjà établies dans les années 1940 par les Britanniques, vont se développer assez rapidement. En fait, on peut avancer que Maurice va devenir un social democratic developmental state, où l’État- providence sera la clé du dispositif social, politique, voire économique, dans une société pluriethnique avec de très grandes disparités historiques dans la répartition des richesses. Les recettes de la taxe de sortie sur le sucre, du progressive income tax et d’une high corporate tax seront utilisées pour financer l’éducation gratuite, la pension de vieillesse, un système de santé publique gratuit, alors que l’État jouait un rôle prépondérant dans les négociations tripartites.

Aux élections générales de 1976, si le MMM avait obtenu une majorité absolue, quel modèle de société aurait vu le jour ? Et y aurait-il eu une véritable rupture en termes d’orientation économique ?
Si l’on s’en tenait aux manifestes du MMM, le pays aurait suivi un modèle socialiste de développement avec la nationalisation de l’industrie sucrière, des banques et autres secteurs clés de l’économie tout en prônant la diversification agricole vers l’autosuffisance alimentaire. En même temps, la mauricianisation du système d’éducation aurait été accélérée. De même, si l’on s’en tient aux idées qui prévalaient à l’époque, le Parti aurait favorisé l’essor d’une démocratie plus participative que représentative. Aujourd’hui, certains dirigeants d’alors affirment qu’ils étaient trop jeunes et rêvaient d’une utopie et que ces mesures auraient amené le pays à la catastrophe. Peut-être, mais ces mesures révolutionnaires auraient quand même réduit considérablement les grandes disparités historiques de richesses dans le pays.

Quels sont les facteurs qui ont été à l’origine de l’essor économique dit ‘miracle économique’ ? Cela a-t-il modifié nos rapports vis-à-vis de l’argent et du capitalisme, longtemps diabolisés par des années de lutte politique et économique post-1970 ?
Le ‘miracle économique’ est lié à des facteurs historiques de longue durée qu’il serait fastidieux de mentionner dans les détails ici. Mais tout d’abord, il y a le fait que contrairement à d’autres sociétés de plantation, tout le développement économique depuis le 19ème siècle a été accompli grâce au capital local. La bourgeoisie historique avait les moyens de financer le développement économique. Il fallait tout simplement la rassurer. La Constitution de 1968 offrait de solides garanties à la propriété privée, et qu’on ne pouvait modifier qu’à travers un vote de ¾ de l’Assemblée nationale, ce qui est inédit dans le Commonwealth où la règle est une majorité de 2/3. En sus, les dispositions sur la protection des droits des minorités, les garantis fournis par SSR et la coalition de 1968, ont joué un rôle déterminant dans cela. Ainsi, il n’y a pas eu de retrait des capitaux au lendemain de l’indépendance.

Deuxièmement, l’île Maurice va hériter d’un État interventionniste qui trace la voie et qui a les moyens de le faire car l’armature administrative n’est pas une coquille vide. En effet, dans tout l’empire britannique, l’île Maurice avait le nombre le plus élevé de civil servants par tête d’habitants. En outre, la grosse majorité de ces fonctionnaires étaient recrutés localement. Et on ne saurait passer sous silence la grande contribution des fonctionnaires dans le miracle économique mauricien.

Ensuite, il y a l’État-providence qui, avec les négociations tripartites, a assuré une paix sociale si essentielle à la croissance économique. La pauvreté existe, mais il y a des ‘social nets’ qui préviennent que certains tombent dans le désespoir et la violence. Et l’éducation gratuite a été fondamentale comme facteur de mobilité sociale et dans l’émergence des cadres et de la main d’œuvre qualifiée essentiels au développement économique

Et finalement, la diplomatie mauricienne a été un formidable atout. C’est ainsi que Maurice a pu bénéficier de nombreux accords à l’instar de la convention de Yaoundé qui a ouvert des marchés aux produits mauriciens à des prix avantageux. 

Quant à l’attitude vis-à-vis de l’argent et du matérialisme, elle a aussi été impactée par l’émergence du consumérisme, de la société de consommation décuplée par les réseaux sociaux. Les shopping malls sont aussi des faits culturels et idéologiques…

Les années 2000 à ce jour ont vu le déclin du syndicalisme, des grandes revendications sociales et un véritable repli des idéologies, si bien que certains observateurs affirment que rien de fondamental n’oppose aujourd’hui le MMM, le PTr, le PMSD et le MSM. Comment expliquer une telle configuration ?
C’est une vérité que tous les partis mainstream adhèrent à un consensus mou autour du modèle de développement économique et social à Maurice- c’est-à-dire favoriser la croissance à travers des incitations au secteur privé mais en même temps garantir l’existence, voire l’élargissement de l’État-providence. Dans ce sens, ils adhèrent tous à la social-démocratie. Ce qui les sépare sont des querelles de personnes et les ambitions de leurs leaders. Car à Maurice, les partis politiques sont dans l’ensemble des partis personnels, non collectifs ni démocratiques mais qui est sous le contrôle d’une personne qui favorise ses proches et finit quelquefois par installer une dynastie. Il est aussi vrai que les gros intérêts qui les soutiennent ne sont pas les mêmes…Mais en même temps, c’est une garantie que dans le fond, un changement de régime ne va pas impacter grandement sur la continuité de notre modèle économique - ce qui ne peut que rassurer le monde des affaires.

Un jour, vous avez dit que toute l’histoire de Maurice est marquée par des compromis, voire des compromissions et non des conflits extrêmes. À quoi faut-il attribuer ces ‘arrangements’ propres à l’île Maurice pluriconfessionnelle alors qu’ailleurs cette particularité est parfois source d’instabilité chronique ?
Cette attitude remonte très loin dans l’histoire. On n’a qu’à lire les termes de la capitulation de 1810 où les Britanniques s’engagent à respecter les lois, la religion et les coutumes des habitants de la colonie. Et tout au long de la colonisation britannique, l’église catholique fut financée par une puissance coloniale protestante…Et on peut remonter plus loin dans le temps quand les autorités françaises fermaient les yeux sur la célébration du Yamseh par les marins musulmans à Port-Louis en pleine Semaine Sainte malgré les protestations des frères lazaristes et malgré le fait que toute célébration religieuse autre que catholique était formellement interdite dans les colonies françaises.

La gestion d’une société multiculturelle et pluri-religieuse ne peut se faire qu’à travers des compromis. Et cette attitude on le retrouve aussi dans la population qui, au départ, a choisi de rester dans cette société plurielle complexe. À l’instar des colons français qui, pour rester dans la colonie, vont choisir de faire allégeance à la couronne britannique après la conquête de l’île par ces derniers. La même chose s’applique à toutes ces populations immigrées, engagés ou immigrants libres qui optèrent de rester dans l’île au lieu de retourner dans leur patrie d’origine. Quant aux esclaves, ils avaient certes été amenés de force et après la libération, certains décidèrent de retourner, par exemple, à Madagascar. Mais dans les archives, on retrouve des cas, où un certain nombre d’entre eux préférèrent à la longue retourner à l’île Maurice.

Le libéralisme économique de Maurice s’accommode parfaitement d’un État-providence de plus en plus généreux en toute circonstance. Comment arrive-t-on à maintenir un tel équilibre ?
Tout d’abord, il est un fait que le Mauricien attend beaucoup de l’État. C’est un fait incontournable de la culture politique du pays et cela ne date pas d’aujourd’hui. Au début du 20ème siècle, Maurice faisait face à une grave crise économique et les artisans au chômage, réunis dans un syndicat privé, firent des pétitions au gouverneur pour réclamer de l’aide. Celui-ci, dans sa correspondance au Bureau colonial, fit ressortir que les Mauriciens sont des braves gens, mais ils sont imprégnés de l’esprit socialiste et attendent tout de l’État : travail, services de santé gratuits et éducation des enfants ! 

On sait que SSR va construire le welfare state sur les bases établies par les autorités coloniales depuis les années 1940. En fait, l’État-providence était si ancré qu’à l’époque du structural adjustment programme, le FMI et la Banque mondiale durent renoncer à des coupures drastiques dans le welfare state car les responsables savaient pertinemment bien que de telles mesures auraient balayé le gouvernement par un score de 60-0 et qu’il aurait fallu ainsi recommencer les négociations à zéro. Maurice fut ainsi le seul pays au monde où le structural adjustment programme ne fut pas accompagné par une révision drastique de l’État-providence. 

Et, depuis, l’État-providence a été élargi au fil des élections générales : transport gratuit pour personnes âgées et étudiants, éducation gratuite de la maternelle au tertiaire, negative income tax, salaire minimum, augmentation conséquente de la pension de vieillesse etc... Et on ne peut que s’en féliciter quand Joseph Stiglitz, prix Nobel, citait Maurice comme un exemple à être copié par nul autre que les États-Unis. Et l’État-providence est un moyen de corriger les inégalités historiques et garantir la stabilité du pays. 

Cependant, il y a la question de sustainability. Surtout que notre population est vieillissante et qu’on aura de plus en plus à faire appel à la main d’œuvre étrangère. Jusqu’à maintenant, l’État a trouvé les moyens d’élargir le welfare state sans taxer lourdement les entreprises et sans augmenter la TVA. Pourrait-il le faire indéfiniment ? Qu’arrivera-t-il en temps de crise économique ?

Comment expliquer que la notion de république n’ait jamais trouvé son adhésion au sein de la population ?
La république se réfère à un régime politique où le peuple est souverain, mais le mot a été galvaudé car un certain nombre de valeurs et de notions y ont été ajoutées et elles divergent au gré des personnes qui l’utilisent. Ainsi, il y a des républiques islamiques, des républiques socialistes etc... Déjà, en 1848, en France, les radicaux exigeaient une république démocratique et sociale face à des républicains conservateurs. 

À Maurice, la république était déjà au programme du PTr dans les années 60. Elle voulait dire tout simplement le remplacement de la reine comme chef d’État par un président choisi localement. Par contre, d’autres ont vu dans la république une manière de reproduire le modèle français et avec son modèle unique de laïcité. Vu les dérapages qu’un tel modèle suscite, il est totalement inapproprié au contexte pluriculturel et pluriethnique de Maurice. 

En fait, la république est née à Maurice dans un contexte de négociations entre certains du MMM (principalement les futurs RMM) et le MSM en faveur d’une alliance qui enverrait Paul Bérenger (qui n’avait pas été élu à l’Assemblée nationale aux élections de 1987), à une présidence sans grand pouvoir et qui laisserait certains dirigeants du MMM travailler en toute tranquillité sous SAJ. Mais le projet de réforme constitutionnelle, introduit en toute urgence malgré les protestations du Speaker d’alors Ajay Daby, fut rejeté et la république ne fut instaurée finalement qu’après les élections de 1991. Comment voulez-vous que la république devienne un enjeu populaire dans de telles circonstances ?

Est-ce que des crises socio-économiques pourraient mettre à jour des fragilités communautaires jusqu’à présent invisibles de Maurice ou le communautarisme tend-il à disparaître sous les avancées d’une modernité de l’ère globale ?
Difficile à dire. Il est vrai que les communautés sont moins cloisonnées qu’auparavant et les jeunes acceptent mieux leur identité plurielle. Cependant, l’ethnicité est surtout une arme politique qui sert grandement les entrepreneurs et la classe politique dans son ensemble. Malgré les changements notables des Mauriciens dans leur vie sociale par rapport à l’inter-ethnicité, l’ethnic politics a la vie tenace et semble être appelé à durer encore des décennies. Quant à la modernité globale, il n’existe pas de modèle unique. Le repli identitaire et la ‘diasporisation’ sont aussi favorisés par la modernité et les avancées technologiques. Et il ne faudrait pas faire l’erreur de confondre modernité et occidentalisation, surtout avec un Occident en plein recul dans pratiquement tous les domaines et à qui l’avenir n’appartient plus.

 

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