Interview

Jack Bizlall : «La lutte syndicale est un business pour certains»

Jack Bizlall

Dans le cadre du 1er-Mai, Le Dimanche/L’Hebdo s’est entretenu avec Jack Bizlall sur la fête du Travail, l’évolution du mouvement syndical et les conditions d’emploi. Fidèle à son habitude, il ne tourne pas autour du pot.

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Lundi, c’est le 1er-Mai. Pourquoi avez-vous cessé d’organiser des activités communes avec les autres syndicats dans le cadre de la fête du Travail ?

Depuis 2003, le Muvman Premye Me organise la fête du Travail. En 2009, on était ouvert à tout le monde – Rezistans ek Alternativ, les partis politiques de gauche, les centrales syndicales et autres – sous le collectif Premye Me.

« Un travailleur est libre de se rendre au rassemblement de son choix. C’est son droit et sa liberté »

Tout le monde pouvait y participer. Depuis 2015, on célèbre  plutôt la fête des travailleurs, mais pas celle du travail. Le concept de la fête du Travail est maintenu par d’autres organisations pour des raisons syndicales et politiques, et chacun organise sa fête à sa façon. Ceux qui s’identifient à la fête des travailleurs sont restés le noyau du collectif et se retrouvent à Beau-Bassin.

Y a-t-il toujours lieu d’organiser des activités syndicales le 1er-Mai, vu que les syndicats n’arrivent pas à galvaniser les travailleurs pour leurs rassemblements ?
Dans tous les pays du monde, la fête du Travail pose problème pour les travailleurs. Il y a un problème d’identification politique, de liberté et aussi le fait qu’ils sont nombreux à travailler ce jour-là. Certains préfèrent se reposer ou goûter aux loisirs. D’autres réservent cette journée à une activité utile. Seuls les travailleurs conscientisés sont actifs en ce jour. Toujours est-il qu’un travailleur est libre de se rendre au rassemblement de son choix. C’est son droit et sa liberté.

On a pu créer une sorte d’attraction à Beau-Bassin pour la fête des travailleurs et non pas pour la fête du Travail, ce qui est une sorte d’aliénation. Il faut une cassure de classe. Cela vient graduellement. En 1970, 100 000 travailleurs avaient participé à la fête du MMM. C’est de cette cassure dont je parle. C’était le prélude des élections de 76 et 82. L’histoire se répète. Il faut juste savoir attendre. C’est grâce à une motion de Guy Rozemont que le 1er mai a été décrété jour des travailleurs.

« La mécanisation, la robotisation et la production haut de gamme éliminent graduellement les emplois insalubres. Néanmoins, cela conduit à une société où se développe l’inégalité »

Ces activités, qui parais-sent symboliques, ne ternis-sent-elles pas l’image des syndicats ?
Aux états-Unis ou encore au Canada, on célèbre la fête des travailleurs et la fête du Travail à deux dates différentes. Il est vrai qu’il existe certaines choses qui ternissent l’image des syndicats. Tout d’abord, il y a 550 000 travailleurs à Maurice et la mobilisation ne représente que de 2 % de ce nombre. Ce qui constitue un échec. Puis, il y a plus de 18 fédérations dans le pays, mais elles sont en guerre ouverte l’une contre l’autre. Même le 1er mai, on n’arrive pas à trouver cette unité circonstancielle. C’est d’une terrible tristesse et surtout, c’est un manque de conscience. On préfère aller grossir les foules des partis politiques de droite et même de ceux qui sont des  anti-travailleurs. Cela dénote un manque de formation et d’idéologie. Cette aliénation et ce suivisme sont dangereux.

Est-ce devenu impossible de réunir tous les syndicalistes sur une même plate-forme pour un 1er-Mai ?
En 2009, cela a été une grande réussite. Ils étaient tous présents. Aussi longtemps qu’il n’y avait rien à payer, ils n’avaient aucun souci à le faire et répondaient présents à la mobilisation. Quand il s’agit de donner de l’argent, ils deviennent réticents... Et le Trade Union Trust Fund leur donne de l’argent pour le 1er-Mai. 

Il y a aussi le poaching des membres des syndicats. C’est cette manœuvre qui gâche leur entente. Pour empêcher cette cassure, j’avais proposé un accord de non-poaching. Cependant, ils n’ont pas voulu  le ratifier. Ce qui me tourmente c’est que la lutte syndicale est devenue un business pour certains. Voire un outil à manipuler politiquement, pour d’autres. Je le dis haut et fort, la lutte syndicale et la lutte politique ne sont pas la même chose. Il faut savoir faire cette différence essentielle, sinon c’est reculer sur le plan politique aussi bien que syndical. Et à cet effet, je peux en débattre.

« Le syndicalisme n’a pas produit assez d’intellectuels »

Y a-t-il un désintérêt des partis politiques pour le 1er-Mai ?
Les partis politiques s’intéressent au 1er-Mai quand on est à la veille des élections. Après les élections, ils sont peu nombreux, ces partis qui se donnent la peine de penser aux travailleurs.

Ne faut-il pas une refonte du mouvement syndical ?
Dans le passé, il y a eu un renouvellement des stratégies. N’oubliez pas l’extraordinaire refonte de 1971. Les travailleurs ont beaucoup progressé d’un point de vue matériel, mais il y a moins de travailleurs syndiqués. Il y a une avancée qualitative et un recul quantitatif. D’ailleurs, la Federation of Progressive Unions (FPU) organise en juin prochain un congrès pour dégager une nouvelle stratégie de recrutement de travailleurs non syndiqués. Il y a un gros travail à faire à ce niveau. Il y aussi des réflexions à faire sur une stratégie pour les salaires dans le pays.

Vous ne contestez pas le fait que les conditions de travail vont en s’améliorant, n’est-ce pas ?
Il y a une amélioration, sans aucun doute. La mécanisation, la robotisation et la production haut de gamme éliminent graduellement les emplois insalubres. Néanmoins, cela conduit à une société où se développe l’inégalité. Notre économie est en mutation. Il faudra analyser cela en profondeur.

Qu’est-ce qui reste à faire ?
Le syndicalisme n’a pas produit assez d’intellectuels jusqu’à l’heure. Quand j’écoute certains syndicalistes parler de l’économie et du capitalisme, je crois qu’en vérité, graduellement il y a un recul. Il y a eu de grands changements sur l’apport des intellectuels dans les années 70-80. Nombreux sont ceux qui s’étaient associés aux travailleurs. Aujourd’hui, le peu qu’il en reste possède  une étroitesse d’esprit. C’est cela notre malheur.

La direction d’Air Mauri-tius va accorder Rs 20 000 à ses 3 000 employés dans le cadre des 50 ans de la compagnie et de la profitabilité retrouvée. Est-ce un cadeau mérité ou une opération cosmétique ?
Les négociations techniques sur les salaires démarrent le 8 mai prochain. J’ai l’impression que MK doit beaucoup d’argent à ses employés. Depuis 2015, l’accord collectif n’a pas été révisé. J’espère qu’on n’est pas en train de prendre l’argent que la compagnie doit aux travailleurs pour le leur offrir comme cadeau. J’ai l’impression que c’est l’astuce utilisée. Il y a  surtout le fait que la compagnie fait des profits sur le dos des travailleurs d’Airmate, qui ont un salaire de misère. C’est une honte pour Air Mauritius. 

Suivez-vous les travaux parlementaires à la radio ou à la télé ?
Une catastrophe, selon les gens qui passent leur temps devant la télévision. Nos parlementaires sont en train de faire du striptease à l’Assemblée nationale. Ils finiront un jour par faire une compétition pour savoir qui a une plus grande virilité au lieu des meilleures idées. Pourtant, il y a des personnes qui font des interventions remarquables, mais qui sont noyées par des « faiseurs d’esprit ». Nos députés sont divisés en deux groupes : ceux qui conjuguent leur vie avec le verbe avoir et ceux qui le font avec le verbe paraître. Certains essaient de démontrer qu’ils sont des ténors, alors qu’en réalité, ils ne sont que des pingouins.

Vous étiez parlementaire en 1976. Y a-t-il une grande différence dans le comportement des élus de cette époque et ceux d’aujourd’hui ?
Il y a une grande différence entre les élus des années 70 et ceux d’après 1995. Les parlementaires des années 70 avaient maîtrisé l’art du débat et de la contradiction. Or, ce problème n’est pas exclusif à Maurice. Avec la chute du mur de Berlin, beaucoup de choses ont changé, ici comme ailleurs. Il suffit de voir ce qui s’est passé à l’Assemblée nationale macédonienne dans le courant de la semaine. Une véritable bagarre. C’est le cas dans plusieurs autres parlements. Un jour, il y aura des coups de feu. La contradiction a atteint un tel point que se parler est devenu quasi impossible. Le temps n’est plus à la parole. C’est maintenant le temps de la démagogie. L’anarchisme et le nihilisme sont derrière la porte.

Qu’en est-il de la différence en termes de niveau de nos élus ?
L’Assemblée nationale présente trois grands handicaps pour les députés. La plus grande, c’est le mode d’expression des élus. Il faudrait permettre aux élus de parler la langue dans laquelle ils s’expriment le mieux. Deuxièmement, il faut permettre aux élus de lire et de se référer à leurs textes écrits, comme c’est le cas dans les autres parlements. Si le texte est écrit, il est plus travaillé, il y a plus de recherche, de juxtaposition. Cela donne lieu à une meilleure argumentation. C’est cela qui nous fait défaut.  Troisièmement, on n’accorde que très peu de temps aux motions dites privées. On aurait pu avoir des sessions uniquement  consacrées aux motions des backbenchers du gouvernement et des députés de l’opposition. Jusqu’ici, il n’y a aucun député de l’opposition qui s’entend avec un syndicat pour lui consacrer son temps de question. J’ai parlé à Rajesh Bhagwan pour lui demander de le faire, étant donné qu’il est un élu de Beau-Bassin. Je lui ai dit de mettre ses questions à ma disposition, mais il doit le faire formellement. Chaque député aurait dû le faire. Il y a beaucoup de choses qui échappent à leur vigilance. 

L’immunité parlementaire est d’actualité, suite à des allégations. Faut-il la maintenir ?
Il faut surtout revoir la définition du mot diffamation dans nos lois pour protéger les journalistes et toutes autres personnes qui détiendraient des informations compromettantes contre un individu. Un peu comme on l’a fait en Suisse. Il faudrait aussi redéfinir le terme allégation. Il y a trop d’abus. Fondamentalement, notre Constitution nous permet de dire des choses qui sont de l’intérêt public. Il faut que les personnes qui font des déclarations dans l’intérêt public ne soient pas inquiétées. Je me  cite en exemple. J’ai dit des choses contre une institution et mes propos ont été rapportés dans les journaux. Et voilà que nous nous retrouvons avec un procès  en diffamation de Rs 300 millions. Je vois cela comme une intimidation et une aberration. 

 

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