Malgré le COVID, notre pays a évolué dans le bon sens durant ces dernières années. C’est le constat-bilan dressé par Gérald Lincoln, Country Managing Partner chez EY alors que Maurice vit les premiers jours officiels d’une âpre campagne d’élections générales.
Comment l’économie de Maurice s’en est-elle sortie après la double crise de la Covid-19 et du conflit militaire en Ukraine, celle-ci étant encore d’actualité ?
Etonnamment bien je trouve. Le recul brutal de 2020 et 2021 a vite été renversé et la croissance post COVID a été forte. Le seul problème qui découle de tout ça c’est l’inflation et l’endettement qui ont pris une dimension trop importante par rapport à notre PIB. Le chômage était un gros risque et il a été maîtrisé. La logistique mondiale a été bouleversée, mais nous n’avons manqué de rien. Le fait que Maurice soit aujourd’hui une économie de services a été déterminant pour cette résilience. D’autres pays qui dépendent exclusivement du tourisme n’ont pas eu cette chance.
Sommes-nous proches de la période pré-COVID ?
Même le tourisme a totalement récupéré. C’est le secteur qui a le plus souffert, mais le rebond est fantastique. La seule conséquence négative reste le fort endettement national, qui prendra du temps à revenir à la normale. Je pense que malgré le COVID, notre pays a beaucoup évolué dans le bon sens durant ces dernières années.
Les fonds provenant de la Mauritius Investment Corporation (MIC) ont-ils été déterminants ?
Carrément, oui. Ce support mis en place par l’État a été déterminant car il a comblé un besoin de financer les pertes que les banques ne voulaient pas assumer seules. La création de la MIC a permis de stabiliser le système, d’empêcher une montée subite du chômage et donc d’éviter une crise sociale. Le modèle a été intelligent, permettant aux entreprises bénéficiaires d’avoir accès au capital à un prix abordable, à des conditions correctes. Je pense que le taux de « write-off » à la MIC sera très bas, car elle a su prêter à des compagnies sérieuses et solides.
La création de la MIC a permis de stabiliser le système, d’empêcher une montée subite du chômage et donc d’éviter une crise sociale"
La confiance est-elle revenue au sein des entreprises locales ?
Les grandes entreprises n’ont jamais aussi bien fait et sont donc en pleine confiance. Certains secteurs et les PME ont, elles, des difficultés à absorber la hausse des coûts directs liés aux salaires qui flambent. Nos banques sont très solides financièrement et c’est bon pour le pays. Le coût de l’argent avait beaucoup monté, mais est en train de rebaisser. La confiance est revenue. La Bourse de Maurice a repris l’ascenseur, signe que les sociétés cotées marchent bien et que le marché est positif sur l’avenir.
Le gouvernement avait-il d’autre choix que de dévaluer la roupie durant la période de crise économique qui a suivi le confinement de 2020 ?
Alors, contrairement à ce que pensent les gens, la force de notre roupie n’est pas contrôlée par le gouvernement : c’est l’offre et la demande qui fixent le taux de change. Par contre, certaines décisions du gouvernement peuvent causer l’affaiblissement de notre roupie. Par exemple, la hausse subite des salaires sans augmentation de productivité est inflationniste, avec pour conséquence que la roupie perd de sa valeur. Il n’y a pas de magie, on ne peut pas créer de la richesse nationale en imprimant de l’argent et en le donnant aux employés et pensionnaires. L’inflation va remonter et c’est donc un mirage, un « zero-sum game ».
C’est inquiétant de voir que les importateurs ont du mal à trouver des dollars et euros auprès des banques. Cette pression ne peut que faire glisser la roupie. On risque de voir un marché parallèle se développer où les taux seront différents. Il faut laisser faire les forces du marché, c’est la seule façon d’assainir le marché des changes. L’anomalie des taux d’intérêts a aussi contribué à ce déséquilibre : le dollar est mieux rémunéré que la roupie. Ce n’est pas soutenable. Nous verrons un retour à la normale dans ce marché bientôt.
La logistique mondiale a été bouleversée, mais nous n’avons manqué de rien. Le fait que Maurice soit aujourd’hui une économie de services a été déterminant pour cette résilience (après la double crise de COVID-19 et du conflit militaire en Ukraine)"
Les mesures adoptées par le gouvernement pour faire face à l’inflation vous paraissent-elles suffisantes ?
Comme dans tous les pays, la Banque Centrale a augmenté les taux d’intérêts afin de contrer l’inflation. Ça a bien fonctionné et la BoM a même réduit le taux directeur il y a deux semaines. Les interventions de la BoM sur le marché de change ont également été utiles pour empêcher la dépréciation de la roupie, et donc limiter la montée des prix car nous importons presque tout ce que nous consommons.
En cette période pré-électorale, nous assistons à une forme de surenchère en termes de promesses venant des deux principaux blocs, d’un côté celle de hausser la pension à Rs 20 000 et la gratuité des médicaments aux seniors et de l’autre, l’internet et le transport gratuits pour tous, entre autres… Que vous inspire ces promesses ?
Les annonces pré-électorales viennent s’ajouter aux mesures déjà prises (salaires minimums, relativité salariale, pensions, logement sociaux, la liste est longue). C’est très bien pour l’équité sociale et la lutte contre la pauvreté, mais comment payer ces dépenses ? L’annonce sur Diego Garcia aura des répercussions favorables en termes économiques. Je pense que le gouvernement a bien anticipé cette manne financière et a déjà ajusté ses dépenses en anticipation. On en saura plus très bientôt je pense.
Durant le confinement, des voix avaient fait valoir la nécessité de revoir notre modèle de développement. Cette réflexion vous paraît-elle pertinente ?
Un pays c’est comme une entreprise : il faut toujours se remettre en question, trouver de nouvelles sources de revenus, de nouveaux pôles de croissance, embrasser l’innovation et la technologie. Cela est nécessaire à l’échelle nationale aussi. Mais il ne faut pas tomber dans l’utopie : l’autosuffisance alimentaire, la « blue economy » ne fonctionne pas. En revanche, une vraie stratégie d’ouverture de notre île pour les talents reste selon moi le turbo pour passer à l’étape supérieure.
La question de l’éloignement de Maurice de ses principaux marchés a aussi été souvent posée. Est-ce une véritable problématique et comment la traiter afin que l’île Maurice poursuive sa croissance ?
Le coût du fret est un vrai challenge pour le secteur manufacturier (le textile surtout) mais pas vraiment pour le sucre, la bijouterie, et le thon. Ce n’est pas du tout le cas pour le secteur des services financiers et de l’outsourcing. C’est bien là l’avenir du pays. Pour cela, les Mauriciens doivent croire en leur pays et rester travailler ici. Les jeunes qui sont partis étudier à l’étranger doivent rentrer au pays et comprendre qu’il y a plein d’opportunités ici.
Dans quelle mesure l’État peut-il soutenir des PME en difficulté tout en évitant qu’elles vivent « éternellement » sous perfusion de l’argent public ?
C’est une bonne question : on dit que les PME sont l’âme de l’économie et le vecteur de croissance. Donc, encourager l’esprit d’entrepreneur et l’aide au financement des PME est crucial. Il faut savoir faire le tri et distinguer ce qui vaut la peine ou non. Par exemple produire des biens qui peuvent être importés à moitié prix n’a pas de sens. Je pense que les aides doivent être mieux ciblées vers les PME qui pourront être rentables et autonomes.
Une filière agro-alimentaire locale serait-elle viable à Maurice, avec l’objectif de réduire notre dépendance alimentaire à l’étranger ? Pour y arriver, faudrait-il reconvertir une partie des terres sous culture cannière en culture vivrière ?
Surtout pas ! La canne et la production de sucre sont un savoir-faire exceptionnel que nous avons depuis 300 ans. Je dirai au contraire, qu’il faut remettre des plantations de cannes afin de pérenniser cette industrie qui a été à la base de notre économie. En plus, la bagasse permet de produire de l’énergie propre et renouvelable. Je crois beaucoup en l’avenir de la filière canne / sucre / énergie / alcool. Avec le lancement de la biomasse pour l’énergie propre, je pense que l’optimisation de nos terres afin de produire des fibres pour les centrales thermiques est une belle opportunité. Il est évident que les légumes doivent aussi avoir leur place dans l’écosystème agro-alimentaire. Le secteur de la volaille est un grand succès pour notre pays. Nous avons de la chance avec l’importation de fruits venant d’Afrique du Sud.
Certaines décisions du gouvernement peuvent causer l’affaiblissement de notre roupie. Par exemple, la hausse subite des salaires sans augmentation de productivité est inflationniste, avec pour conséquence que la roupie perd de sa valeur"
En cette période pré-électorale, les Mauriciens sont-ils prêts à accepter un langage de vérité ?
Les gens ne s’intéressent pas à la macro-économie et aux enjeux comme le déficit budgétaire, la croissance du PIB, etc. Ils sont plus terre-à-terre : c’est-à-dire en quoi leur portefeuille est affecté par telle ou telle mesure prise par le gouvernement. Nous développons une mentalité de peuple assisté avec la série de cadeaux. La valeur du travail doit retrouver sa place dans notre société
L’idée de ciblage dans l’attribution de la pension universelle revient souvent sur le tapis. Mais aucun parti politique ne semble vouloir s’y pencher. L’idée mérite-t-elle réflexion selon vous ?
Bien sûr que le ciblage a du mérite, pas que pour les pensions, mais pour les produits subventionnés, pour l’accès aux services gratuits de l’État. Un ami me disait qu’en Australie, les amendes liées aux contraventions varient par rapport aux revenus du contrevenant !
La période post-COVID de même que le conflit en Ukraine ont profondément modifié l’« ordre » économique et politique mondial, avec le renforcement des BRICS. Comment l’île Maurice doit-elle se positionner face à cette nouvelle configuration géo-économique ?
Nous avons une grande chance étant une petite nation qui a été française, puis anglaise (membre de la Francophonie, membre du Commonwealth), d’avoir été peuplé par des Indiens (notre proximité avec l’Inde, membre de l’Indian Ocean Rim) et de faire partie de l’Afrique (membre de l’Union africaine (UA), du Common Market for Eastern and Southern Africa (Comesa), de la Southern African Development Community (SADC). La diversité de notre population nous permet d’être proche de la Chine aussi grâce à nos compatriotes sino-mauriciens. Tout cela nous donne un rayonnement à l’international où nous savons profiter des mouvances géopolitiques. Les BRICS émergent, mais l’Union Européenne est, pour nous, beaucoup plus importante en termes d’accès à leurs marchés, touristique, sucre et thon en particulier.
Quelles sont les problématiques que vous souhaiteriez voir en priorité dans les différents projets de société des partis engagés dans les prochaines législatives ?
Je pense que notre île a le potentiel d’aller plus loin dans tout ce que recherche l’être humain : la paix, l’harmonie sociale, la sécurité, la qualité de l’éducation, l’opportunité dans le travail, la bonne gouvernance à tous les niveaux, un environnement propre et soutenable, la confiance dans les institutions, les loisirs et la santé, y compris la qualité des soins.
Chacun de ces sujets mérite une attention particulière de nos dirigeants. Nous avons vu une certaine dérive dans la gouvernance de l’État, qui doit être améliorée car la séparation des pouvoirs est cruciale – la justice, la police, le DPP, l’organisme anti-corruption, la gestion des villes et des régions, la transparence sur des sujets nationaux (je pense à Agaléga), sont autant de questions sensibles à traiter. La montée de la drogue, de la corruption et d’autres fléaux sociaux doit être sérieusement taclée. Les valeurs de la société, en termes de respect des autres, de l’équité sociale, la chance pour tous, l’optimisme de notre peuple, la capacité à travailler pour un but commun, tout cela doit être prioritaire.
Beaucoup a été fait pour nos infrastructures ces dernières années, nous pouvons être fiers de notre aéroport, nos routes, notre métro, notre connectivité à internet, notre 5G mobile, notre surveillance « Safe City », le logement social, les hôpitaux, les écoles, notre réseau électrique. Il reste à améliorer l’eau dont la distribution reste aléatoire, et à passer à l’étape supérieure sur le traitement des déchets et des eaux usées, le recyclage et la protection marine.
Dans le registre de la « soft economy », je pense que la réforme de la fonction publique est nécessaire. Celle-ci est encore caractérisée par trop d’inefficience, de lenteur administrative et de blocages à tous les niveaux. Quand je vois la capacité du service de la santé à surveiller nos arrivées de l’étranger pour détecter la malaria, je me dis que notre pays devrait être facile à administrer dans tous les domaines.
Mais, je suis inquiet quand je vois les incohérences au niveau de l’accueil des étrangers à Maurice : les messages envoyés à ces personnes qui mettent leurs compétences au service de notre économie, où on leur demande de venir en famille habiter ici, sont trop souvent pollués par des gestes contraires au sens de l’accueil qui fait notre réputation. C’est triste de constater que ces personnes sont finalement déçues, font ensuite leurs valises et repartent chez elles.
Les valeurs de la société, en termes de respect des autres, d’équité sociale, la chance pour tous, l’optimisme de notre peuple, la capacité à travailler pour un but commun, tout cela doit être prioritaire"
Je pense que la façon la plus simple pour notre pays de trouver de nouvelles idées et de nouveaux pôles de croissance, c’est de mieux attirer et accueillir le talent. Nous manquons d’ambition dans ce sens. On parle souvent du modèle singapourien, et lorsqu’on voit ce qu’ils ont fait pour attirer les talents chez eux, c’est tout simplement remarquable.
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