Interview

Dégradations de la société - Ibrahim Koodoruth : «Il y a un dysfonctionnement au niveau de la moralité»

Viol, meurtre, infanticide…  De nombreux témoignages  ces derniers jours  dans des cas qui démontrent une dégradation des mœurs. Le sociologue Ibrahim Koodoruth explique  que le matérialisme a pris le dessus et que le dysfonctionnement à plusieurs niveaux en est la cause.

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Est-ce qu’il y a vraiment une dégradation des mœurs ?
Les signes que nous voyons ne trompent pas. Il y a effectivement une dégradation des mœurs. Que ce soit au niveau des jeunes et des personnes âgées, elles se retrouvent dedans.

Quels sont les facteurs qui y contribuent ?
Tout d’abord notre société traditionnelle est dépassée par l’évolution. Il y a aussi l’inégalité sociale. Les gens ont beaucoup d’aspirations et de rêves. Mais ils n’ont pas le moyen de les réaliser. Ensuite, notre société n’est pas ouverte aux discussions. On a peur de s’exprimer. On a tendance à refouler nos sentiments. Et souvent il y a un relâchement explosif  qui s’exprime notamment à travers des vols, viols et autres actes de violence. Il y a également le fait que nous sommes entrés dans une société de consommation avec peu de moyen pour satisfaire tous nos rêves et envies. On utilise donc les moyens à notre disposition pour atteindre les objectifs souhaités.

Il faut que la société mauricienne se ressaisisse dans son ensemble. Que ce soit la population, les politiciens ou encore les professionnels»

Est-ce que le problème est plus grave à Maurice qu’ailleurs ?
Les derniers évènements démontrent que Maurice est situé  à un autre seuil comparé aux autres pays. On dépasse les autres pays. Et cela devient alarmant. Il n’y a plus de valeurs,  la spiritualité se perd et il y a des personnes qui pratiquent des rites religieux   sans savoir pourquoi. On a plusieurs religions et les associations socioculturelles  qui auraient dû agir comme une force de contrôle sur les individus mais cela ne marche pas. On est dépassé par les évènements et on ne favorise pas assez les opportunités. Jusqu’ici, nous n’avons pas encore une ‘Freedom of Information Act’. Les gens aujourd’hui ont soif du savoir et de la connaissance. Malheureusement quand on cherche une information, ce n’est pas possible. Il y a un manque de transparence. Prenons la façon qu’on offre un emploi. Il y a la PSC.

Est-ce qu’il y a la transparence ? Même chose pour l’allocation des contrats. On dit qu’il y a des appels d’offres. Il existe de ce fait un sentiment d’inégalité surtout si un proche d’un politicien reçoit un contract (il se peut que cette personne le mérite). Il y a cette suspicion et ce doute que les jeux sont faits d’avance.  Il y a ce sentiment que les institutions ne fonctionnent pas et qu’il n’y a pas de justice. Voire même de beaucoup de laisser- aller. D’où le fait que dans plusieurs cas, des personnes prennent la loi entre leurs mains, et essayent de trouver une explication pour dire qu’elles ont raison. Je prends en exemple la construction de maisons  de la NHDC à la route Bassin qui fait polémique.

Il y a un député de l’opposition qui  soutient  le projet de construction de maisons pour les gens pauvres. La logique veut que le gouvernement  ait des terrains à exploiter là-bas. Or, on interprète la décision gouvernementale comme une punition car la circonscription no.14 n’a pas voté pour le gouvernement. C’est ce manque de confiance dans les institutions qui alimentent ces suspicions.

Au niveau de l’éducation faut-il mettre plus d’accent sur les valeurs morales ?
Effectivement, il n’y a plus de savoir vivre. Il n’y a qu’à regarder un automobiliste  ou une personne sur un passage clouté. Il n’y a plus cette courtoisie  mais un non respect du code de la route parce qu’il n’y a pas de policiers ou de radar. Un autre cas,  des personnes qui vont acheter du pain ou déposer leurs enfants à l’école, elles garent la voiture où bon leur semble même si elle obstrue le passage des autres.

Cela vient du fait que le civisme a disparu. Un autre gros problème concerne ceux qui  jettent des déchets n’importe où. Il y a cette culture de ‘not in my backyard’. Ce qui démontre un manque de patriotisme. Ils se débarrassent de ce qui les gêne ne pensant guère   à l’environnement. L’éducation ce n’est pas d’avoir  de nombreux certificats. C’est aussi savoir se comporter en société et vivre avec autrui. Prenons le cas de nos parlementaires qu’ils soient du gouvernement ou de l’opposition. Ils ne réalisent pas que les travaux parlementaires sont retransmis à la télévision. Quel exemple, qu’ils transmettent  Il n’y a plus de respect d’autrui. De nos jours, si vous ne parlez pas de l’aspect légal ou si vous n’êtes pas un chef,  personne ne vous écoute. Et ce n’est par la crainte  qu’elles sont obligées  d'être à l’écoute.

Mais une fois, vous avez le dos tourné, ces personnes font leur quatre cent coups. Il n’y a pas ce mécanisme de contrôle où une personne se dit qu’elle a un devoir à accomplir. D’ailleurs, le professionnalisme a disparu. Je reviens cette fois à la commission sur la drogue. Plusieurs avocats ont été convoqués. Il n’y a jamais eu de fumée sans feu. Nombreux sont ceux  qui parlent de coup monté. Mais il y a également le fait que ces personnes sont aujourd’hui sur la défensive. Il faut que  prime le sens de l’éthique et de la moralité  Une société ne peut vivre ainsi.

Plusieurs avocats ont été convoqués. Il n’y a jamais eu de fumée sans feu»

Comment expliquer le rajeunissement de la délinquance ?
Notre société fait beaucoup rêver les jeunes. Si vous allez à l’école, vous serez un jour un ‘grand dimoun’. Beaucoup y croient. Et une fois leur certificat en poche, ils n’ont pas du travail. Et là je parle de ceux qui ont réussi leur scolarité. Ce qui développe une frustration. Ceux qui arrivent à se faire embaucher ont des salaires avec lesquels ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Ils n’ont d’autres choix que de faire un deuxième boulot et des fois ils font des choses pas correctes et se livrent à des actions illicites pour pouvoir arrondir le budget. Certains tombent dans d’autres spirales comme la prostitution et la drogue. Pour ceux qui n’ont pas réussi académiquement c’est  encore pire. Déjà, ils sont des recalés du système. Pour eux, ils n’ont rien à perdre s’ils participent à un hold-up ou à un vol. On ne crée pas assez d’opportunité. Sans oublier la compétition sur le marché du travail avec les travailleurs étrangers. C’est quand il n’y a pas d’avenues qu’il y a certaines déviations .

Quelles sont les solutions à cette dégradation des mœurs et à l’érosion des valeurs ?
Il faut que la société mauricienne se ressaisisse dans son ensemble. Que ce soit la population, les politiciens ou encore les professionnels. Les travaux doivent être accomplis avec  conscience et non pas parce qu’il faut le faire par peur de représailles ou parce qu’on vous voit. Je cite ici le nombre grandissant de violences domestiques. Ce n’est pas parce qu’un époux sait que son épouse ne va le dénoncer qu’il doit la frapper. Les parents ont aussi un rôle clé à jouer. Ils doivent accorder plus de temps à leurs enfants  et leur expliquer la notion de vivre en société. Puis, les associations socioculturelles, au lieu d’être des lèche- bottes  des politiciens, elles doivent inculquer la valeur de vivre en paix parmi leurs coreligionnaires.

C’est le respect de l’autre qui contribue à l’harmonie. Malheureusement nous avons perdu notre humanisme. Est-ce le fait que nos lois ne sont pas assez sévères ?
Ce n’est pas une question de loi. Pour  l’appliquer, il faut  d’abord faire une déposition contre la personne, recueillir des preuves contre elle, la poursuivre en justice et par la suite obtenir une condamnation. Il faut comprendre qu’il y a des problèmes qu’on peut régler  par soi. Notre destin est entre nos mains. On doit se rendre à l’évidence qu’on vit dans un joli pays et qu’on a de la chance. Chacun doit se reprendre et préserver cette chance. 

Devenons-nous dans ce cas une nation de malades ?
Oui dans le sens où aujourd’hui, on ne sait pas ce qui se passe dans la tête des gens. Il y a des cas qui sont rapportés et d’autres non. Les ‘bondié p guet toi’ ou ‘pa bon fair ça’ ne convainc  plus personne. Notre cœur est mort. Regarder avec son cœur c’est humain. On a perdu cet humanisme. On ne fait rien face aux personnes qui n’ont rien à manger, qui sont battues etc. Le cœur est devenu dur. Ceci dit, les gens ne prennent pas la peine de réfléchir et agissent sous le coup de l’émotion et de l’impulsivité.

On est habitué au guichet automatique, d’appuyer sur des touches pour avoir quelque chose. On développe ainsi l’impulsivité en nous»

Est-ce qu’il existe qu’un fil entre la normalité et l’anormalité ?
Il existe un niveau à ne pas descendre. Ce n’est pas parce qu’on voit une jolie fille qu’on doit avoir envie d’avoir des relations avec elle. Ou encore, un père qui veut un fils mais quand sa femme accouche d’une fille, il néglige l’enfant. La moralité nous empêche de faire ce genre de chose. Sinon, il y a des trucs qui prennent du temps à être acceptés. Comme le mariage du même sexe. Même les sociétés les plus avancées ont pris du temps pour se faire à  cette idée. Revenons à Maurice, il y a un grand décalage comparé à une décennie auparavant. Et ce n’est pas une question de normalité ou d'anormalité . C’est juste une perte de valeur. Il y a un dysfonctionnement au niveau de la moralité.

Est-ce vrai que les gens ont adopté un comportement rationnel mais aussi une attitude instrumentale ?
Au fait, les personnes agissent sous le coup de l’émotion, de l’agressivité et de l’impulsivité. Et quand on ne réfléchit pas, on n’a pas le sens du bien et du mal. De plus, l’attachement émotionnel à la vie a disparu. De nos jours, la richesse et la popularité ont beaucoup plus d’importance qu’autre chose. Pour atteindre cela, tous les moyens sont bons. Quitte à ce que cela veut dire tuer ou faire du mal à autrui. Quand certains ont un objectif en tête, ils ne pensent qu’à cela. Cela est dû au fait que dans notre société de consommation, toute chose devient un objet de convoitise.

On est habitué au guichet automatique, d’appuyer sur des touches pour avoir quelque chose. On développe ainsi l’impulsivité en nous»

Le matérialisme a-t-il un rôle à jouer, dans ce nouveau mindset des Mauriciens ?
Tout devient objet de consommation, non seulement pour ceux que nous trouvons dans les supermarchés mais tout ce qu’il y a autour de nous, femme ou image. Face à cet état d’esprit  notre comportement dans une de société de consommation n’est pas régulé et l’on se permet n’importe quoi. Par exemple le nombre de fast food en bordure de  la route ou les planteurs qui utilisent des herbicides et des pesticides. Est-ce qu’ils savent leurs impacts sur la santé des consommateurs. Pour eux, le plus important c’est de se faire de l’argent. Alors qu’ils auraient dû prendre en considération  ce que les gens mettent dans leurs assiettes. Mais qui s’en souci ? Chacun doit avoir une conscience. Ce qui n’est pas le cas dans une société de consommation.

Est-ce que la tolérance perd du terrain face à l’impulsivité ?
Sans aucun doute notre société devient de plus en plus intolérante. On est habitué au guichet automatique, d’appuyer sur des touches pour avoir quelque chose. On développe ainsi l’impulsivité en nous. On cultive cette culture ‘ ceki mo lé mo bizin gagné’. On perd même patience. Autrefois on cultivait la patience  à travers l’élevage d’animaux et de plantations. Tout cela a disparu aussi. Le sport développe également de la patience. Mais combien de personnes pratiquent du sport régulièrement. Il y a ceux qui pensent tout savoir et sont centrés sur eux-mêmes. Ce comportement développe l’arrogance et l’intolérance. Face aux personnes qui sont pressées et agressives, la tolérance n’a pas sa place. Ceux qui subissent cette forme de violence développent un sentiment de dégoût et de frustration. Voilà pourquoi autant de frustrations qui se manifestent dans notre société.

 

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