Interview

Carina Bruwer, experte sur le trafic d’héroïne : «Il faut éviter que des caïds n’infiltrent l’appareil d’État»

Carina Bruwer

Spécialiste des questions liées au trafic d’héroïne en Afrique de l’Est et dans l’océan Indien, la Sud-Africaine parle des liens entre politiciens et mafieux. Préparant une PhD en Criminologie auprès de l’université du Cap, Carina Bruwer, détentrice d’un LLB et d’un LLM, est actuellement en stage au bureau des Nations-Unies à Nairobi.

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La piraterie a sans doute volé la vedette aux autres formes d’activités illégales dans l’océan Indien

Vous vous intéressez à la hausse du trafic d’héroïne en Afrique de l’Est et dans l’océan Indien. Pouvez-nous dire davantage sur votre étude ?
Une hausse substantielle dans la saisie d’héroïne en Afrique orientale et dans les îles ainsi que les pays riverains de l’océan Indien a été notée depuis 2010. Cette région se trouve sur la route sud du trafic d’héroïne en provenance d’Afghanistan. Tout le littoral des pays riverains sert de zones de transit pour l’héroïne destinée aux États-Unis et à l’Europe.

La majorité de l’héroïne interceptée est transportée sur des boutres (Ndlr, les petits voiliers arabes surtout utilisés en Mer Rouge). Tout comme dans des conteneurs. Il s’avère que les trafiquants veulent opérer au Sud ainsi que dans les îles de l’océan Indien, étant donné que les États de l’Afrique orientale mènent un combat acharné contre eux.

La recrudescence du trafic d’héroïne dans la région a occasionné une flambée du nombre de toxicomanes dans des pays nullement préparés pour les prendre en charge. Le rapport de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime sur le trafic de stupéfiants en Afghanistan donnent davantage de détails sur ce phénomène (Ndlr : de même que ses articles dans le Daily Maverick et The Conversation). 

Est-il vrai que c’est la baisse de la piraterie qui a conduit à la flambée des saisies ?
La piraterie a sans doute volé la vedette aux autres formes d’activités illégales dans l’océan Indien. Elle a cependant attiré l’attention de la communauté internationale sur celles-ci. Les forces maritimes traquant les trafiquants ne sont pas les mêmes qui font la chasse aux pirates. La question qu’on doit se poser est celle-ci : est-ce que la communauté internationale possède la même appétence pour venir à bout du trafic d’héroïne ? Et pourquoi, si tel n’est pas le cas ?

L’absence de juridiction ne permet pas d’arrêter des équipages engagés dans le trafic d’héroïne dans les eaux internationales. Comment les forces maritimes de la région peuvent-elles travailler de concert pour en finir avec ce fléau ?
Un meilleur partage de renseignements serait un bon début. La force maritime d’un pays ne peut interpeller les équipages s’adonnant au trafic d’héroïne et de saisir leurs embarcations que s’ils se trouvent dans ses eaux territoriales. Le rôle premier de la force maritime, voire des garde-côtes, est d’empêcher que la drogue n’atteigne le littoral. À partir de là, une enquête approfondie doit être diligentée pour traduire les responsables en justice. Laquelle doit constamment se mettre à niveau.

Est-ce qu’il aurait été mieux de laisser les cargaisons d’héroïne être livrées afin que la police locale puisse identifier les véritables caïds ?
Il faut que la police locale ait le savoir-faire et les moyens de mener des enquêtes pouvant lui permettre de confondre des barons réputés insaisissables. Ce n’est malheureusement pas le cas pour les pays de l’Afrique orientale et de la région. La capacité de leurs polices est assez limitée et elles font déjà tout ce qu’elles peuvent. Les réseaux de drogue sont incroyablement complexes et un effort concerté de la communauté internationale est nécessaire pour en venir à bout. Une assistance aux forces régionales en termes de formation est offerte par des agences internationales, mais c’est loin d’être suffisant. 

Comment expliquez-vous que Maurice, les Seychelles et Zanzibar soient devenus des plaques tournantes ?
Les îles de l’océan Indien sont assez éloignées et disposent de forces de l’ordre relativement faibles, ce qui explique pourquoi les trafiquants tentent leurs chances en y transbordant de la drogue. Il n’y pas de logique dans le mouvement de conteneurs dans lesquels la drogue est placée. Tout est basé sur les points de connexion entre les différents pays qui peuvent permettre une meilleure distribution. La drogue débarquée en Afrique du Sud est divisée en plusieurs lots avant d’être dirigée vers les îles de l’océan Indien pour le transbordement ou pour satisfaire la demande locale. Une grosse consommation d’héroïne a été notée à Maurice et aux Seychelles. La raison étant que ces deux pays sont de plus en plus utilisées comme hubs pour le transit d’héroïne.

La corruption au haut niveau ou des liens entre gangs criminels et l’élite politique d’un pays aident-ils les trafiquants à maintenir un meilleur réseau ?
C’est le cas de le dire. Des allégations ont été formulées contre des dirigeants de pays d’Afrique orientale qui seraient impliqués dans le trafic d’héroïne originaire d’Afghanistan. Encore une fois, le réseau des trafiquants est très complexe. De hauts fonctionnaires ou des politiciens ne sont pas directement impliqués dans ces réseaux. Leurs rôles consistent plutôt à faciliter leurs activités. Cela peut être une demande faite à très haut niveau de ne pas scanner tel conteneur au port.

La corruption débute avec le douanier qui accepte des pots-de-vin pour ne pas vérifier une cargaison. L’implication de politiciens a toutefois des conséquences plus dévastatrices. Nous l’avons constaté en Afrique de l’Ouest quant au trafic de la cocaïne. C’est pourquoi nous devons dès maintenant en finir avec le trafic d’héroïne en Afrique orientale afin d’éviter une situation similaire où des caïds ont infiltré l’appareil d’État.

157 kilos d’héroïne valant Rs 2,4 milliards ont été saisis à Maurice. Cette cargaison semble ne pas être destinée au marché local. Aurait-elle été en transit ?
Il y a un consensus parmi les experts que Maurice et les autres îles de l’océan Indien servent de plaques tournantes pour le trafic d’héroïne. La meilleure façon de le confirmer est de retracer les saisies en provenance de Maurice. C’est pourquoi une enquête doit prendre en compte l’origine de la drogue, les pays de transit et la destination finale. Une controlled delivery est nécessaire pour relier ces différents points et identifier les personnes impliquées. Une controlled delivery n’est réussie que si la cargaison de la drogue est saisie et que des renseignements sont recueillis. 

Maurice peut-elle devenir une meilleure plaque tournante que l’Afrique du Sud ?
Je n’ai pas étudié le cas de Maurice en détail. Il y a des éléments qui rendent un pays attractif aux trafiquants. Il y a l’emplacement géographique, le manque de contrôle du littoral, les faiblesses dans l’application de la loi, les connexions utiles, les fonctionnaires corrompus et l’accès aux logistiques telles que de bonnes infrastructures portuaires à l’instar d’un terminal à conteneurs.

 

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