À deux mois de la fin de 2018 et presqu’un an avant la fin de mandat du gouvernement, l’économiste Ashok Aubeeluck dresse un bilan mi-figue mi-raisin de l’économie mauricienne. Il met en garde contre les « éloges complaisantes » des agences internationales.
À deux mois de la fin de 2018, quel état des lieux faites-vous de l’économie mauricienne?
L’économie mauricienne est à nouveau au centre du débat public. L’enjeu primordial est d’obtenir durablement une accélération de la croissance économique, de la productivité et des revenus afin de rattraper le niveau de vie des pays à revenus élevés. L’économie mauricienne se trouve confrontée à de nouveaux défis auxquels il faut nous adapter efficacement.
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Le Produit Intérieur Brut démontre une croissance molle à 3,8 %, avec une moyenne de 3,5 % durant les années 2014-2018. Une telle performance par rapport aux performances précédentes reflète une régression : 6,1 % pendant les années glorieuses de SAJ (1983-1991) et 5,4 % de 1992 à 1995 ou une moyenne de 5,9 % de 1996 à 2000 et 5 % de 2006 à 2010 sous Navin Ramgoolam. La modeste performance de 3,6 % de 2010 à 2014, l’année où il a été balayé du pouvoir, démontre que la population oublie rarement les facteurs économiques quand ils vont aux urnes.
Les agences internationales telles que la Banque Mondiale et le FMI adoptent une approche très complaisante, faisant notre éloge, ce qui pourrait nous berner. Notre potentiel se situe dans la fourchette de 5 à 6 %, et nous produisons actuellement à l’intérieur de notre courbe de possibilité de production. Dans une optique comparative, l’on peut souligner que 27 des 54 pays d’Afrique ont une croissance qui dépasse celle de Maurice. Il y a un peu plus d’une décennie, ces même pays voulaient tout apprendre de nous, à l’image du Rwanda.
Comment jugez-vous l’état de l’inflation ?
L’inflation pour les mois de janvier, février et mars, est respectivement de 6,2 %, 7 % et 6,7 %, par rapport aux mêmes mois de l’année précédente. L’inflation était de 4 % en 2017 mais pourrait bien dépasser ce chiffre, bien qu’une baisse (1 %) est notée en juin 2018. L’inflation est apparemment sous contrôle, mais il n’empêche que le Monetary Pricing Committee (MPC) doit être plus vigilant. La présence d’un représentant du ministère des Finance au MPC représente un conflit et est néfaste pour la préservation de l’indépendance de la Banque centrale. Cela pourrait ternir notre image et envoyer des mauvais signaux aux investisseurs.
Le niveau de l’investissement et de l’épargne est inquiétant. La création d’emploi, avec une progression lente du taux de chômage chutant de 8,3 % en 2014 à 7 % en quatre ans, est peu reluisante et reflète une mauvaise utilisation de nos ressources humaines, sans compter la frustration qu’une telle situation peut engendrer chez les jeunes. Les résultats à l’exportation ont fléchi tandis que l’importation continue d’augmenter, provoquant un compte courant déficitaire chronique. Le plus alarmant, c’est la magnitude de ce déficit. Le revenu par habitant a stagné dans l’ensemble, ce qui retarde notre ascension vers les pays aux revenus élevés. On se trouve dans le piège des revenus moyens.
Est-ce que les grands chantiers ouverts en 2018 sont-ils porteurs d’emplois durables et de croissance ?
Tout investissement provoque une croissance et est porteur de création d'emplois. Si l’exécution des projets est accompagnée d’un bon suivi, de l’évaluation continue et stimule une synthèse de gestion de la demande et l’économie du côté de l’offre pour éviter l’inefficience et l’effet de crowding out, alors les chantiers constituent un élément détonateur de la croissance économique ainsi qu’un stabilisateur à la fois économique et social. Notre pays fait face à un déficit énorme d’infrastructures, ce qui constitue une contrainte pour la croissance et un obstacle pour le bien-être social. Par manque d’infrastructure adéquate, certains secteurs ne décollent pas (industrie océanique), tandis que d’autres n’arrivent plus à être exploités d’une façon optimale (TIC) avec des conséquences de faible emploi ou une croissance molle, conduisant au piège des revenus moyens.
Que faut-il faire dans ce cas ?
Un programme planifié aurait non seulement créé des emplois durables tout en maintenant une croissance satisfaisante mais aussi aurait agi comme un véhicule d’harmonie sociale. Le développement à Ébène est un exemple où les grands chantiers apportent autant de problèmes qu’ils n’en résoudent. Tout en soulignant que Maurice a besoin de plus de chantiers, il est important qu’il y ait plus de consultations, de participation et que nous nous assurions qu’une bonne partie du projet soit au bénéfice de la population, en lui transmettant le savoir-faire, en lui ouvrant les portes de l'emploi et en lui enseignant à mieux faire son boulot.
La bureaucratie excessive cause un tort immense au gouvernement... "
Pourquoi notre croissance n’arrive-t-elle toujours pas à franchir le cap de 4 % ?
Pour dépasser la barre de 4 %, l’investissement doit au préalable se situer au-dessus de la barre de 25 %. Or, notre investissement traîne dans la fourchette de 17,2 % à 17,8 %. L’épargne continue de dégringoler. L’épargne, au temps où Rama Sithanen occupait le ministère des Finances, avait chuté à 11 %, loin des 28-29 % des années 1980. Certaines des mesures n’étaient pas propices non plus pour revigorer l’épargne. Sous Pravind Jugnauth, l’épargne se porte encore plus mal, en-dessous de 11 %. On n’a pas introduit des mesures ou incitations pour encourager l’épargne, qui est la condition sine qua non à l’investissement.
Est-ce que la construction des infrastructures vient-elle à temps ?
À 7 % de chômage notre ressource humaine est sous-utilisée. Cette main-d’œuvre non-utilisée aurait contribué à au moins 0,5% de croissance économique. La capacité d’absorption reste tout aussi faible. Citons le cas du Phoenix Fly-Over : annoncé dans le budget de Lutchmeenaraidoo, quatre ans après, le pont ne donne toujours pas signe de vie. Tout retard a un impact néfaste sur la croissance. La bureaucratie excessive cause d’immenses torts au gouvernement. Faites une demande de raccordement au réseau de la CWA. Vous vous demanderez si on est bien au 21e siècle ou si notre 20e position dans l’Ease of Doing Business n’a pas été fabriquée. On résiste aux nouvelles idées. Les lobbies sont forts. Si on veut d’un fort taux de croissance, un salaire par tête d’USD 15 000 et une population plus heureuse, il faut faire le saut vers une technologie de pointe qui protège l’environnement mais produise davantage, comme dans le créneau de l’énergie renouvelable et les moulins à vent offshore. Pourquoi demander à un consultant de faire un rapport sur une raffinerie de pétrole ou la création d’un pétroleum hub lorsqu’un pays comme l’Arabie Saoudite, premier producteur mondial de pétrole, se tourne résolument vers l’énergie solaire, éolienne (offshore) et l’hydrogène ?
À qui attribuez-vous ces manquements ?
À la fonction publique, où le surnuméraire provoque un crowding out au détriment du secteur privé et une diseconomies of scale ainsi que la frustration dans cette même fonction publique. Pensez-vous qu’on ait besoin de 12 000 à 13 000 gendarmes pour servir la nation? La fonction publique a besoin d'une refonte de fond en comble pour redorer son blason et devenir plus performante. Les techniciens sont souvent marginalisés. La classe administrative leur reproche le manque de leadership tandis que les scientifiques ont besoin de plus d’empowerment.
Les chiffres de la dette sont-ils dans un état qui mérite l’attention ?
Le financement de grands chantiers a nécessité de gros emprunts. La dette publique a franchi la barre de Rs 300 milliards à mi-2018, ce qui représente 63 % du PIB, dépassant la recommandation de 60 % du Traité de Maastricht (pour les économies européennes). Si l’emprunt est soutenable par une économie robuste et que les projets peuvent générer un flux de capitaux au fil des années pour le remboursement, tout en assurant un développement durable, cela ne pose pas de problème. Si au contraire, on rencontre des problèmes pour le remboursement et que la dette augmente le déficit fiscal et l’inflation, cela provoquera un déséquilibre, allant jusqu’à mettre en péril la solvabilité d’une économie.
Faut-il s’en inquiéter ?
Nous avons atteint un seuil alarmant. Le Metro Express satisfait d’une certaine façon les objectifs énumérés plus haut. Le gouvernement a contourné le problème d’endettement en se servant d’une banque privée comme véhicule pour le déboursement de cet emprunt colossal. Je crains fort que dans les années à venir le FMI nous conseille de réviser notre classification et reverra notre chiffre dans la mesure où le gouvernement détient une participation majoritaire au sein de la banque privée, ce qui fait que l’emprunt est une dette publique et l’actuel endettement est plus élevé. C'est déjà arrivé avec la vente de Mauritius Telecom.
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