Interview

Anil Kumar Ujoodha: «Une loi sur la richesse inexpliquée comporte d’énormes risques»

Anil Kumar Ujoodha, ancien directeur général de l’ICAC
L’ancien numéro un de l’Independent Commission Against Corruption (Icac) jette un regard sur le texte de loi controversé (The Good Governance and Integrity Reporting Bill). Il remet en question la constitutionalité des dispositions de ce texte. Le projet de loi sur l’enrichissement illicite continue à alimenter la controverse. L’Ordre des avocats a tiré la sonnette d’alarme, alors que l’opposition réclame son retrait. Des députés de la majorité expriment des réserves.  Qu’est-ce qui dérange dans ce projet de législation? Il y a un certain nombre d’amendements proposés par des députés qui semblent être acceptés et d’autres qui sont toujours à l’étude. Rien que ce fait justifie le tollé soulevé par des contestataires par rapport à certains aspects du projet de loi. Cela dit, tout renforcement de la loi contre la corruption et l’enrichissement illicite est nécessaire. Je fais, ici, la distinction entre l’enrichissement illicite et la possession de biens inexpliqués. C'est-à-dire ? Je m’explique. Une loi générale, visant à couvrir la richesse inexpliquée comporte d’énormes risques pour le citoyen. Car, on ne pourra jamais garantir que des personnes, qui ont fait l’acquisition des biens par des moyens tout à fait honnêtes, voire légaux, ne soient l’objet quand-même d’une procédure de saisie de leurs biens, connue dans le jargon comme un « confiscation order ». Je me base, ici, sur des remarques faites en Australie par  le Law Council of Australia par rapport à un « Unexplained Wealth Order ». Dans les faits, une loi au civil pour confisquer les biens mal acquis peut être justifiée dans une démocratie comme la nôtre. Cependant, il faut avant tout établir les bases sur lesquelles on peut dire que les biens, ont été acquis à l’origine par des moyens illicites. Mais concernant le « Unexplained Wealth Order » beaucoup de juristes pensent qu’il y a un problème de constitutionnalité. Diriez-vous qu’avant tout, cette loi fait peur à certains politiciens ? Je ne peux répondre à la place des politiciens, mais étant juriste, ce que je peux vous dire, c’est qu’en dépit des propositions d’amendements annoncés, surtout concernant les modalités pour les nominations au sein de cette « Agency » qui va voir le jour et qui a pour tâche de traquer les biens inexpliqués, il y a toujours des grosses imperfections. Le principal souci, c’est qu’il y aura à la tête de cette agence, un directeur nommé par des politiciens. Le problème ne se trouve pas avec l’avènement de l’Integrity Reporting Board, ni de l’indépendance garantie de la Cour suprême. Le hic, c’est que nous allons avoir à la tête d’un organisme sensible, une personne qui sera sous la tutelle d’un ministre. Celui-ci sera investi du pouvoir de la révoquer. On peut donc se poser la question d’impartialité d’un directeur qui est sous la tutelle d'un ministre. La perception de partialité est réelle, même si le directeur en question accomplit son travail en toute indépendance. Surtout lorsqu’il s’agit d’ouvrir une enquête sur un adversaire politique du gouvernement du jour. Cette nomination politique ne soulève-t-elle pas une vraie présomption de partialité du directeur et met en cause l’indépendance des institutions ? Les risques d’abus de pouvoir ne sont-ils pas réels? N’est-ce pas prématuré de parler d’abus de pouvoirs de la part d’une agence qui n’a pas encore vu le jour ? Non. Le risque est réel. L’amendement visant à placer l’Asset Recovery Unit (ARU) sous la tutelle de la Financial Intelligence Unit (FIU) qui est, par ricochet, sous la tutelle d’un ministère, va-t-elle dans le sens de la bonne gouvernance ? Surtout que l’ARU a des pouvoirs d’obtenir des « restraint orders » et de réclamer des détails des comptes bancaires sans passer par la Cour. Devant le Bar Council, le ministre Roshi Bhadain a cité l’exemple de l’Angleterre et la nomination du directeur d’une agence similaire par le Home Secretary. À Maurice, déjà la nomination du Chef juge est faite par le président de la République sous les recommandations du Premier ministre. Ne pensez-vous pas que le nouveau texte de loi ne vient, en aucun cas, déroger d’une bonne pratique ? D’abord, si on veut imiter la Grande-Bretagne, on devrait prendre l’exemple de l’ensemble de leurs pratiques. Là-bas, un ministre ou un député, condamné pour une simple contravention, doit démissionner du Parlement. Récemment, un député a démissionné parce que son ex-petite amie avait déclaré à la presse, qu’elle avait accepté d’endosser la responsabilité d’une infraction au Code de la route. Cela pour que le député en question puisse échapper à des points de pénalité sur son permis de conduire. Je le redis, la nécessité se trouve dans le besoin d’avoir des institutions indépendantes. À l’instar du Chef juge de la Cour suprême qui, lui, n’est pas sous le joug de l’administration de l’exécutif. Donc, il n’est pas soumis aux fantasmes ou caprices des politiques comme ce serait le cas pour le directeur de l’agence qui verra le jour sous une éventuelle Good Governance and Integrity Reporting Act. Le projet de loi confère pleins pouvoirs à des bureaucrates  pour s’emparer des biens des citoyens. Même si on peut avoir des doutes sur l’indépendance des bureaucrates, qui agiront sous le contrôle direct d’un ministre, l’agence devra toutefois passer par la cour. N’est-ce pas une garantie suffisante ? Certes, ce sera à la Cour de se prononcer sur la confiscation des biens, mais le directeur de l’agence et le « Board » seront sous la tutelle d’un ministère et il leur incombera d’entamer les procédures de confiscation. À Maurice, la perception est parfois plus importante que la réalité. Les préjudices subis pars une personne mise en cause injustement seraient irréparables même s’il est établi, au bout du compte, qu’elle n’a pas acquis ses biens de manière illicite. Il s’agit d’une question de transparence et de bonne gouvernance. À qui doit rendre des comptes la nouvelle « Agency »  ? Je constate qu’il n’y a rien de prévu dans ce projet de loi. Notre arsenal juridique est-il, dans sa forme actuelle, inefficace pour combattre l’enrichissement illicite ? Je l’ai répété, moi-même, plusieurs fois depuis 2010 quand j'assumais les fonctions de directeur général de l’Icac, qu’il était temps de criminaliser l’enrichissement illicite et d’introduire une loi comme Hong Kong l’a fait pour les fonctionnaires (Public Officials), où ces derniers préservent tous les droits dont jouit un accusé, sauf dans l’éventualité où la loi lui impose la charge de prouver sa bonne foi dans une affaire. Ce n’est pas draconienne comme démarche, et ces fonctionnaires feront ensuite face à un procès au pénal. L’ironie aujourd’hui, c’est que certaines personnes qui sont en train de défendre le projet de loi actuel, disaient en 2012/13 que l’arsenal juridique sous la loi cadre de l’Icac soit la Prevention of Corruption Act, était suffisante pour combattre la corruption et que l’Icac d’alors, qui réclamait des pouvoirs additionnels, allait devenir un monstre. Est-on en train de créer un autre monstre avec The Good Governance and Integrity Reporting Bill ? J’ai posé cette question à un confrère juriste et il m’a répondu : « je te laisse deviner ». [Audio] Vous pouvez aussi écouter l’entretien d’Anil Kumar Ujoodha dans l’émission « Au Cœur de l’Info » sur Radio Plus. Il répond aux questions de Nawaz Noorbux
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