Interview

Alain Gordon-Gentil, ancien rédacteur en chef du Mag : «La mise en scène du journalisme fait du tort à la profession»

Alain Gordon-Gentil

Journaliste, écrivain et cinéaste de documentaires, Alain Gordon-Gentil est resté un observateur attentif de la vie mauricienne. Il évoque sa relation conflictuelle avec le pouvoir quand il était rédacteur en chef du Mag et les questions qui se posent sur le devenir de la presse.

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« Il faudrait instaurer un VRS à la MBC, comme cela a été fait dans l’industrie sucrière »

Vous êtes présenté comme le précurseur du journalisme d’investigation à Maurice à travers Le Mag. Un quart de siècle plus tard, comment évaluez-vous ce genre journalistique ?
Je ne me reconnais qu’une seule paternité dont je sois fier : celle de mes deux filles ! Je ne sais pas si le mot précurseur est juste dans la mesure où cela touche à la définition même du « journalisme d’investigation ». Car, mis à part l’interview, l’éditorial, la critique littéraire ou le compte-rendu, le métier de journaliste lui-même est celui qui vous demande d’aller à la recherche de l’information. Une fois que vous l’avez, vous faites quoi ? Vous la vérifiez, vous la recoupez avec d’autres sources, deux autres dans l’idéal.

S’il s’agit d’un document, vous vous assurez de son authenticité et, au bout de tout ça, vous la publiez. Quand vous faites ça, vous faites du journalisme. Dans le temps, cela tombait sous la rubrique « Enquête », comme il y avait la rubrique « Dossier » et « Reportage ». Ni plus. Ni moins.

Le terme journaliste d’investigation me gêne un peu aujourd’hui, dans la mesure où il a souvent été perçu comme le travail d’une sorte de grand inquisiteur qui s’en va pourfendre, avec raison, les voleurs, les bandits, les gens de la finance ou encore les hommes politiques. Cet aspect bling-bling a causé une espèce de mise en scène du métier de journaliste et fait, selon moi, beaucoup de tort à la profession.

Quelles sont les règles à suivre dans ce genre de cas, vous qui avez secoué l’establishment à travers certaines révélations, notamment autour du commissaire de police d’alors, Raj Dayal ?
Il n’est pas de mon ressort d’indiquer la marche à suivre ou comment mener une enquête journalistique. Il s’agissait au sein de la rédaction du Mag d’un vrai travail d’équipe où chacun avait droit à la parole et où, après des discussions, le rédacteur en chef tranchait. À partir de là, il endossait toute la responsabilité de ce qui était publié et se tenait prêt à « face the music ».

C’est ainsi que mon adjoint et moi nous avions fait de la prison, avions vu nos passeports saisis pendant trois ans. Mais le plus important c’est que trois ans plus tard, celui qui nous avait fait arrêter était désavoué par la justice. Le Directeur des poursuites publiques rayant toutes les accusations contre nous.

Un journaliste doit-il absolument être un Zorro, un redresseur de torts ou un donneur de leçons ? Que vous ont appris vos aînés ?
Je crois avoir déjà répondu à la première partie de votre question. La deuxième partie m’interpelle particulièrement : quand on parle de ses aînés, on a toujours un peu l’air de vieux cons regrettant le temps passé et vivant dans la nostalgie d’une période révolue. Nos aînés, je pense ici à Percy McGaw qui m’a initié au métier de journaliste, à Lindsay Rivière avec qui j’ai travaillé comme jeune reporter à la rédaction du Mauricien. Tous disaient la même chose : la nécessité de la rigueur dans son travail.

Quand je suis entré comme jeune reporter, Percy McGaw m’a dit : tu t’assois, tu regardes, tu écoutes et tous les matins tu lis tous les journaux. Au début, j’allais aux conférences de presse, j’écrivais mon papier… qui ne paraissait jamais. Le lendemain matin, il passait en revue tous les comptes-rendus de cette conférence de presse dans tous les journaux et le comparait à mon papier. Cela a duré six mois.

Il m’obligeait à me corriger, à voir moi-même mes manquements. Vous voyez ce que je vous disais : on a toujours l’air de se vautrer dans la nostalgie quand on parle de principes qui, pourtant, sont inamovibles. C’est le siècle qui veut ça.

Avec l’avènement de nouvelles plateformes, la course au scoop et la propension de certains à être constamment sous le feu des projecteurs, quels conseils donneriez-vous à la jeune génération ?
J’ai toujours pensé que le seul conseil qui vaille, c’est l’exemple. C’est bien pour cela qu’une vie de rectitude est si difficile pour nous tous. L’instantanéité de l’information a été un tremblement de terre pour le métier de journaliste. Il a mis à mal tous les garde-fous du métier. Auparavant, un scoop se définissait en jours, maintenant c’est en minutes ou en secondes. Il ne sert à rien de s’en plaindre, c’est comme ça. Et cela ne va pas changer de sitôt. À partir de cette réalité, créée par la presse elle-même, que peut-on opposer ?

Toujours la même chose : la rigueur. Il n’y a aucune autre solution. Il n’y a rien de mal dans l’information, rapide et instantanée, si elle est vérifiée. Mais voilà le problème, instantanéité et vérification rigoureuse sont antinomiques. La profusion des sources d’information et la cacophonie qui s’ensuit vont causer et causent déjà de profonds bouleversements dans notre psyché. C’est quelque chose qui m’inquiète beaucoup pour nos devenirs, notre libre arbitre, notre liberté individuelle.

Vous qui êtes un auditeur assidu de France Inter et de la BBC, pensez-vous qu’un jour le service public sera de ce niveau ?
La réponse est dans votre question. Non, on n’y arrivera jamais. Ce n’est pas en quelques jours que la Mauritius Broadcasting Corporation (MBC) en est arrivée là. Nous payons aujourd’hui de longues décennies de passe-droits. Il faudrait  — ce n’est qu’une idée — instaurer un Voluntary Retirement Scheme (VRS) à la MBC, comme cela a été fait dans l’industrie sucrière.

Puis recommencer un recrutement rigoureux et professionnel. Tous les pouvoirs ont fait la même chose de la MBC : ils ont fait une télé pour plaire à un Premier ministre et aux ministres au lieu de faire une télé pour un million de citoyens.

Le bras de fer engagé entre deux groupes de presse dans l’affaire Bet365 ne sera-t-il pas finalement un prétexte pour le gouvernement de nommer un organisme de contrôle ?
Ce bras de fer ne peut avoir qu’un seul résultat : un affaiblissement de la presse. Cette guerre est inespérée pour le gouvernement. Imaginez un peu : vous êtes empêtrés dans des scandales qui mettent en péril votre existence même et voilà que ceux-là mêmes qui vous ont mis en difficulté se  battent entre eux. C’est du pain béni ! Il faut que nous soyons capables, tout en restant solidaires, de faire notre autocritique sans pour autant s’auto flageller.

Le code d’éthique que chacun signe, en jurant avec des trémolos dans la voix qu’il sera irréprochable, est totalement dépassé. On voit bien où cela nous a menés. Il nous faut, dans un deuxième temps, une instance régulatrice, mise en place par la presse elle-même qui puisse conseiller, arbitrer, mais aussi, et c’est très important, prendre des sanctions, comme pourrait le faire l’ordre des médecins, des avocats, des ingénieurs ou des architectes à l’encontre de leurs membres s’il y a manquement grave.

Les patrons de presse doivent se rencontrer, parler, dissiper les malentendus, enterrer les outrances et se rendre compte que cette guerre inutile met en danger, non seulement la réputation des journaux à moyen terme, mais peut signer la mort d’un métier et d’une institution qui existe depuis près de 250 ans à Maurice.

 

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