Me Rashid Ahmine, Directeur des poursuites publiques (DPP), n’est pas resté dans son mutisme. Il a mis les choses au point à la suite de la déclaration faite, le mardi 12 décembre 2023 à l’Assemblée nationale, par le Premier ministre (PM), Pravind Jugnauth. C’était par rapport à la présence d’Ehsan Juman dans l’enceinte portuaire en janvier 2021. Deux juristes donnent leur avis sur toute l’affaire.
Me Noren Seeburn : « Le DPP se défend à juste titre »
Pour Me Noren Seeburn, ancien magistrat, le DPP a très bien agi en émettant un communiqué le mercredi 13 décembre 2023 à la suite de la réponse donnée la veille par le Premier ministre, Pravind Jugnauth, à l’Assemblée nationale, par rapport au député Ehsan Juman. « Le DPP se défend à juste titre », estime-t-il, précisant qu’il ne peut pas laisser les politiciens attaquer la crédibilité des institutions indépendantes.
L’ancien magistrat est d’avis que la démarche du DPP démontre qu’il veut préserver sa neutralité. « En émettant un communiqué, il n’entre pas dans la polémique politicienne. D’autant qu’il est sous l’obligation de faire preuve de réserve, étant un fonctionnaire. En parallèle, il ne veut pas que des gens se réfugient derrière l’immunité parlementaire pour attaquer son bureau et sa crédibilité », précise Me Noren Seeburn.
Il s’aligne sur la position du DPP en reprenant ses mots disant que c’est « troubling » que le PM ait eu accès au dossier de l’enquête de la police. «. Je suis entièrement d’accord avec le DPP. C’est troublant. Il ne faut pas oublier que le PM est ministre de l’Intérieur. Il peut donc exercer un pouvoir d’administration sur la force policière. Mais en tant que politicien, il n’a pas le droit d’avoir accès au dossier de l’enquête de police », martèle-t-il.
La Constitution, poursuit-il, stipule que le ministre de l’Intérieur est l’administrateur de la force policière. « Mais les enquêtes doivent se dérouler uniquement sous le contrôle du commissaire de police. Aucun politicien ni le ministre de l’Intérieur ne doit s’en mêler », insiste-t-il.
Me Noren Seeburn ajoute qu’aucune autre autorité ne peut mettre son nez dans les opérations de la police. Ce qu’il trouve inquiétant, c’est que « le commissaire de police a laissé des informations être divulguées à des politiciens ».
Me Richard Rault : « C’est une entorse que le dossier soit entre les mains du PM »
En sa qualité de juriste, Me Richard Rault dit accueillir les déclarations faites par le DPP dans le communiqué émis le 13 décembre. « Il y a eu de la transparence de sa part pour motiver ses choix dans l’exercice de sa discrétion, en vertu de l’article 72 de la Constitution », soutient-il.
Ce qu’il digère moins, toutefois, c’est le fait qu’une tierce personne, en l’occurrence le Premier ministre dans le cas présent, soit en possession du dossier de la police. « Le fait que ce document se soit retrouvé entre les mains du PM est une grave entorse », estime Me Richard Rault. Il dit ne pas comprendre comment ce dossier a pu se retrouver entre les mains d’un dirigeant politique.
Pour le juriste, cela n’augure rien de bon pour la suite, surtout dans un contexte du Finance Crimes Commission (FCC) Bill qui sera voté et le contrôle annoncé, par le PM, sur la FCC – qui sera composé du directeur général, du Parliamentary Committee et de l’Operations Review Commission – dont il aura la charge de nommer les membres. « Cela démontre les moyens utilisés par nos dirigeants pour atteindre sans vergogne leurs buts politiques, au mépris de notre cadre institutionnel », dit-il.
Il déplore le fait que la Constitution soit bafouée. « C’est malheureux que le poste constitutionnel du DPP soit lâchement rallié au Parlement par ceux qui détiennent l’immunité parlementaire », dit-il. Pour lui, le comportement du PM est indigne pour un chef de gouvernement. « Nous autres, Mauriciens, méritons beaucoup mieux que cela », martèle-t-il.
Le DPP évoque un « troubling matter »
« This is a troubling matter ». C’est en ces termes que le Directeur des poursuites publiques (DPP), Me Rashid Ahmine, s’est exprimé, dans un communiqué émis le 13 décembre 2023 suivant les déclarations du Premier ministre, Pravind Jugnauth dans l’affaire Ehsan Juman. Le DPP se demande aussi comment un dossier qui est en possession de la police se soit retrouvé entre les mains d'une tierce personne. Par ailleurs, concernant le Financial Crimes Commission Bill, Me Ahmine s’y est exprimé pour la première fois. Il dira avoir fait part de ses « réserves et préoccupations » au gouvernement quant à ce projet de loi.
C'est un DPP qui ne se laisse pas faire et est très à cheval sur les procédures qui a tenu à remettre les pendules à l’heure. Son communiqué fait suite aux répliques du Premier ministre, Pravind Jugnauth, lors des travaux parlementaires, le 12 décembre 2023, à l'Assemblée nationale dans l'affaire Ehsan Juman. Les déclarations du PM faisaient suite aux questions de la députée MSM, Joanne Tour, axées sur le nombre de personnes qui ont eu accès dans le port, sans autorisation préalable, de janvier à mai 2021. La députée voulait aussi savoir où en étaient les enquêtes.
Le DPP dit avoir dûment pris note de la réponse fournie par le PM dans l’affaire Juman et concernant la décision prise par son bureau de ne pas engager de poursuites contre le député rouge. Par ailleurs, Me Ahmine dira que la réplique du PM a été obtenue avant le début des débats parlementaires concernant Financial Crimes Commission Bill.
Me Ahmine dit vouloir à mettre les choses au clair. En mai 2022, le Commissaire de police (CP) avait référé le dossier au bureau du DPP pour avis. Après avoir considéré les preuves, il a été conclu qu’il n’y aura aucune poursuite. Comme dans tous les cas qui lui sont référés, le bureau du DPP a statué sur la question, en tenant compte de la solidité des preuves et de l’intérêt public à poursuivre une personne.
Concernant l’affaire Juman, le DPP tient à préciser que l’examen des preuves a montré, entre autres, que le principal concerné s'est en fait vu accorder l'accès à la zone portuaire par une personne en position d’autorité. Il a également signalé lui-même l'affaire le même jour à la police du port.
FCC : les réserves du DPP
Concernant l’introduction du Financial Crimes Commission Bill, Me Rashid Ahmine a soutenu avoir déjà fait part au gouvernement de ses « préoccupations et réserves ». Il s’est toutefois abstenu de tout commentaire pour éviter d'interférer avec les débats en cours.
Par ailleurs, le Directeur des poursuites publiques a tenu à réaffirmer son engagement à préserver son intégrité et son indépendance conformément aux garanties constitutionnelles.
Par la suite, indique-t-il, le CP a entériné la décision, n’ayant fait aucune démarche auprès de son bureau pour qu’il reconsidère le cas. Plus important encore, précise Me Ahmine, le CP n'a pas contesté la décision par voie de révision judiciaire. Pour le DPP, il est donc inapproprié que sa décision soit aussi largement critiquée au Parlement.
« Les critiques, les déclarations et les insinuations faites, le 12 décembre 2023, au Parlement, étaient totalement injustifiées », martèle le DPP Rashid Ahmine. Toutefois, il précise que son bureau ne peut prendre aucune mesure corrective contre ces commentaires en raison de l’immunité parlementaire.
Concernant le fait que le PM ait été en possession du dossier de la police sur l’affaire Juman, Me Ahmine estime que c’est un « troubling matter. Casefiles pertaining to criminal investigations cannot be disclosed to third parties ».
Les Autres prises de Position du DPP
Le 27 février 2023 : Affaire Bruneau Laurette
Le 27 février 2023, le bureau du Directeur des poursuites publiques (DPP) a expliqué les raisons de sa décision de ne pas contester la libération de Bruneau Laurette. Cette décision a été basée sur la considération de celle rendue par la magistrate Jade Ngan Chai King le 21 février 2023. Le DPP a également exhorté la police à conclure rapidement l'enquête et à lui soumettre le dossier dans les meilleurs délais pour consultation. De plus, il a noté que la police avait affirmé devant le tribunal de Moka que l'enquête serait achevée dans un délai de quatre mois.
Le 27 avril 2023 : PNQ sur l’Icac
Le bureau du DPP a également émis un communiqué après la publication d'informations relatives à la Private Notice Question (PNQ) posée par le leader de l'opposition, Xavier Duval au Premier ministre, Pravind Jugnauth, le 25 avril 2023, lors de la séance de l'Assemblée nationale.
Selon le DPP, la PNQ avait trait aux informations obtenues auprès de l’Independent Commission Against Corruption (Icac), sur le nombre de condamnations recensées pour l’année 2019 à 2022 pour des délits de corruption en vertu de la Prevention of Corruption Act (PoCA). Toutefois, il avait indiqué qu’aucune demande n’a été faite à son bureau. D’autre part, il a tenu à préciser qu’en vertu de la PoCA, toute poursuite instruite par l'Icac est engagée avec le consentement du DPP. Dans ce contexte, il a souhaité attirer l'attention du public sur les informations exactes et précises concernant les affaires de l’Icac pour les années civiles 2019 à 2022, sur la base des documents officiels de son bureau. Il a présenté les données de son bureau concernant les dossiers en attente de son avis, ceux pour lesquels il a demandé des éclaircissements et une enquête approfondie, ceux pour lesquels il a recommandé de ne pas engager de poursuites, ainsi que les affaires actuellement devant la justice, entre autres.
Le 22 mai 2023 : Affaire Rama Valayden
Le 22 mai 2023, le DPP a avisé de rayer l’accusation provisoire de « perverting the course of justice » contre l’avocat Rama Valayden. Dans cette affaire, il a aussi motivé sa décision. Selon lui, il est inapproprié qu'une accusation provisoire soit maintenue contre l'homme de loi jusqu'à la clôture de l'enquête policière. Il a aussi dit qu’il n’est pas convenable pour qui que ce soit d’étaler à la radio et en public des détails et des preuves d’une affaire qui fait l’objet d’une enquête. D'après lui, cela pourrait sérieusement compromettre l'intégrité de l'enquête. Le DPP recommande également au commissaire de police (CP) de ne pas opter systématiquement pour des accusations provisoires dans toutes les situations, mais plutôt de solliciter un avis juridique préalablement auprès de son bureau. Il souligne que, constitutionnellement, il est investi du pouvoir de prendre des décisions dans le cadre des procédures pénales.
Le 7 septembre 2023 : CP v DPP
Pour le DPP, la plainte du commissaire de police (CP) vise à saper son bureau de manière pernicieuse, compromettant ainsi l'intégrité du système de justice pénale. C’était dans le cadre de la plainte constitutionnelle logée par le CP, Anil Kumar Dip contre le DPP, Me Rashid Ahmine. Dans sa plainte, le CP reproche au DPP d’usurper ses pouvoirs dans plusieurs affaires en cours, notamment dans l’affaire des frères Akil et Avinash Bissessur et Doomila Devi Moheeputh et aussi de Bruneau Laurette, entre autres.
Le 18 septembre 2023 : Affaire Vivay Kanum Pursun
Le DPP s’est aussi exprimé sur sa démarche de mettre un terme à la « private prosecution » contre l’Attorney General (AG), Maneesh Gobin et l’ex-Parliamentary Private Secretary (PPS), Rajanah Dahlia par le citoyen Vivay Kanum Pursun. Ce dernier accusait l’AG et l’ex-PPS d’avoir le, 12 septembre 2020, agi de concert pour attribuer les terres de l’État à Dayot et Mangin, d'une superficie de 250,76 hectares, à Eco Deer Park Association. Le citoyen reprochait aussi à l’AG, Maneesh Gobin, de vouloir pervertir le cours de la justice en ne démissionnant pas de son poste de ministre.
Le DPP a soutenu qu’après une étude minutieuse des éléments communiqués par Vivay Kanum Pursun à son bureau, il s’avère que ces éléments constituent des ouï-dire. Ce qui, dit-il, les rend inadmissibles devant une cour de justice. Il a affirmé aussi qu’il prendra une « décision éclairée » après que l’Independent Commission Against Corruption (Icac) lui soumettra le dossier à charge. Le DPP dit compter sur l’ICAC pour lui envoyer ledit dossier dans les meilleurs délais. Cela, eu égard l’intérêt public dans cette affaire.
Le 18 octobre 2023 : Lingot d’or
Le DPP a tenu à informer que la Financial Crimes Division (FCD) avait ordonné la saisie de plus de Rs 40 millions comprenant de lingot d’or, de bijoux en or et de l’argent. Cela après la condamnation d’un ressortissant malgache et de son fils pour blanchiment d’argent. Ils avaient chacun écopé d’une amende de Rs 50 000, le 22 septembre 2023.
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