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Abolition de l’esclavage - Histoire : quand les jeunes perdent la mémoire

Il y a 182 ans, les chaînes de l’esclavage se brisaient. Des milliers d’hommes et de femmes, qui avaient sué sang et eau, retrouvaient enfin la liberté. Pourtant, de nombreux jeunes méconnaissent ce pan de notre histoire et montrent du doigt le système scolaire, qu’ils jugent responsable de leurs lacunes.

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Carine Moolee, 20 ans : «Une pensée pour ceux qui se sont donnés la mort ce jour-là»

« Disan lesklavaz monte desann dan mo lekor. » Carine Moolee, 20 ans, nous confie qu’elle ressent de la tristesse à chaque fois qu’elle entend la chanson « Rev nou zanset » de Cassiya. « Ce morceau m’a toujours donné des frissons. J’aurais aimé avoir une machine à remonter le temps afin de vivre ces moments marquants de l’histoire de notre petite île Maurice. En tant que jeune, j’estime que la nouvelle génération doit être encore plus au courant de l’Histoire car sans le travail de ces esclaves, nous n’aurions pas de si beaux bâtiments en pierre, bâtis à la main », souligne l’étudiante.

Pour la jeune femme, la date commémorant l’abolition de l’esclavage ne sera jamais un jour comme les autres. « Ce jour signifie la liberté de nos ancêtres. Il est important pour nous, les jeunes, d’en connaître sa vraie valeur; le fait d’avoir un travail et d’être payé; d’avoir une famille et des droits contre toutes les formes d’injustice au travail. » Elle ajoute aussi que le 1er février est une date qui nous rappelle tristement une partie sombre de l’histoire.

« J’ai une pensée spéciale pour ceux qui se sont donnés la mort ce jour-là. Je suis triste pour les esclaves qui ont été arrachés à leur famille et ont été maltraités pendant des années. Bien que l’esclavage ait été aboli par les Anglais en 1835, les ex-esclaves étaient les plus pauvres du pays même s’ils travaillaient. Ils étaient traités comme des apprentis par leurs anciens maîtres. » Pour Carine Moolee, le lieu le plus symbolique qui rappelle cette date importante est le Morne Brabant. « En ce 1er février, je compte rester à la maison mais je prévois très prochainement d’aller visiter le nouveau monument au Morne. »

Venusha Sygoonoo, 22 ans : «Un jour comme un autre»

Venusha Sygoonoo, 22 ans, déplore que les jeunes d’aujourd’hui ne soient pas exposés à l’histoire du pays. Pour la jeune étudiante, « le système éducatif est tel que nous nous concentrons uniquement sur le côté académique et les ‘core subjects’. Au primaire, on nous avait expliqué que les esclaves avaient subi beaucoup d’atrocités à une époque mais rien de plus. On ne fait qu’un survol du sujet. Or, l’histoire de Maurice m’intéressait beaucoup à cette époque. Au collège, on ne fait rien par rapport à cela malheureusement. »

Ce qui fait que pour Venusha Sygoonoo, comme pour beaucoup d’autres jeunes, l’abolition de l’esclavage n’a pas grand intérêt. « Beaucoup d’entre nous n’ont pas été initiés à ce sujet dès notre plus jeune âge. Je sais que nous célébrons l’abolition de l’esclavage le 1er février et que c’est férié. Aujourd’hui, je n’ai pas le temps, à cause des études notamment, de m’y intéresser, ni de suivre les actualités liées à cet événement à la radio ou à la télévision. Pour moi, le 1er février a toujours été un jour comme un autre. »

Kheite Velvindron, 20 ans : «La liberté est primordiale»

Le 1er février est une date historique pour tous les Mauriciens. Bien qu’elle consacre cette journée à ses révisions, Kheite Velvindron, 20 ans, se dit consciente de son cachet symbolique. « C’est un jour important qui signifie beaucoup de choses, notamment que la liberté d’une personne est primordiale et que la couleur de la peau ne change rien au fait que nous sommes humains avant tout. Je suis heureuse que l’esclavage ait été aboli, car nous mènerions une autre vie si cela n’avait pas été le cas. » Notre interlocutrice estime que les jeunes sont suffisamment informés de l’histoire du pays. « Nous étudions l’histoire de Maurice. C’est juste que nous ne portons pas vraiment d’intérêt à ce jour-là car nous avons tendance à profiter du congé pour se détendre, entre autres. »

Jean David, 24 ans : «Cette date marque la fin d’une période noire»

Le 1er février est une date très importante, non seulement pour l’île Maurice, mais pour le monde entier. Pour Jean David, « le 1er février 1835 a marqué la fin d’une période noire. En tant que jeune, il est de mon devoir de connaître l’histoire de mon pays et, surtout, le sort qu’ont connu mes ancêtres. La plupart des jeunes sont au courant de ce que représente cette journée mais ne se sentent pas concernés. Certains se soucient uniquement du fait que ce jour soit férié. »

Jean David dit avoir un sentiment mitigé quand il pense aux esclaves : « Je ressens de la joie mais aussi de la colère. La colère quand je pense aux souffrances infligées à ces êtres humains; à la torture endurée par ces femmes et ces hommes impuissants face à leur destin. Il y a aussi de la fierté car ils ont eu le courage de lutter pour leur liberté. »

Asif Auleebux, 20 ans : «Beaucoup ne sont pas conscients de la chance que nous avons»

Il nous confie avoir une connaissance du sujet mais sans plus. Asif Auleebux, travailleur indépendant, montre du doigt le système éducatif. « Je pense qu’il aurait dû y avoir un sujet comme ‘Mauritian Studies’ au primaire car bon nombre de jeunes ne connaissent pas l’histoire du pays. Nous n’en connaissons que des bribes et je pense que cela aurait fait toute la différence. Pour la plupart, c’est un jour normal car ils ne sont pas intéressés ou ils ne sont pas conscients de la chance que nous avons que l’esclavage ait été aboli à Maurice. »

Le jeune homme dit faire preuve d’empathie envers nos ancêtres esclaves. « J’ai quand même lu un peu sur l’époque de l’esclavage et j’ai été triste d’apprendre que des êtres humains ont été traités de manière aussi odieuse. Ils ont dû vivre un véritable calvaire avant l’abolition de l’esclavage. »

Deepak Bhaghirattee, de la Government Teachers Union : «L’histoire est enseignée aux élèves à l’école»

« La période de l’esclavagisme de Maurice est enseignée à l’école primaire », lance d’emblée Deepak Bhaghirattee, Deputy President de la Government Teachers Union. Il ajoute que c’est un sujet qui est généralement traité à partir de la Standard V mais, cette année avec le PSAC, c’est en Grade 6 que l’esclavage est enseigné aux élèves en détail.

« Nous leur apprenons toutes les dates clés de cette période mais aussi l’histoire des esclaves à Maurice. Ce qu’ils ont vécu comme atrocités et les développements qu’ils ont apportés. Nous montrons aux enfants des illustrations, qu’elles soient dans les manuels ou ce que l’on trouve sur le Net. Je fais même voir une version censurée du film ‘ 12 Years A Slave ’ à mes élèves. » Deepak Bhaghirattee souhaite toutefois que le secondaire continue le travail à ce niveau.

Benjamin Mootoo, historien : «Les séquelles de l’esclavagisme vont bientôt s’estomper»

L’abolition de l’esclavage perd son intérêt parmi nos jeunes qui semblent ignorer cet aspect de l’histoire. Où avons-nous failli ?
Avant 1984, cette partie de notre histoire était comme mise au placard. Ce n’est que cette année-là qu’il y a eu une vraie prise de conscience. Très peu d’historiens parlaient de l’esclavage dans le passé. Ce sont majoritairement les historiens post-indépendants qui ont commencé à faire état de cette partie de notre histoire. À partir de là, l’université de Maurice a commencé à enseigner cela. Les établissements primaires et secondaires ont eux aussi introduit l’esclavagisme vécu par nos ancêtres dans leur programme.

Toutefois, c’est un sujet qui est traité dans les écoles de façon timide et superficielle. Déjà, en ce qui concerne l’esclavagisme dans notre histoire, il n’y avait rien de profond avant les années 90. À partir de là, de plus en plus d’historiens ont commencé à écrire des ouvrages sur le travail et l’histoire des esclaves. Auparavant, on en parlait comme un groupe de gens paresseux, qui voulaient toujours s’enfuir. Il faut savoir que seulement 12 % des esclaves étaient en marronnage.

Que devrait-on toujours retenir du passage des esclaves à Maurice ?
Ce sont des gens qui ont travaillé comme des forcenés et qui ont contribué à faire de Maurice ce qu’elle est aujourd’hui. Ils ont fait les routes et les forts, entre autres développements. Mais ce n’est que depuis quelques années que le travail des esclaves a eu une reconnaissance digne de ce nom. Il ne faut pas oublier la contribution des descendants d’esclaves au développement de Maurice. L’on devrait toujours se rappeler de leur contribution dans l’industrie sucrière.

Après l’abolition de l’esclavage, ils ont continué à aider dans ce secteur. Leurs descendants, avec leur savoir-faire, travaillent toujours dans l’industrie cannière. Pour ce qui est des descendants d’esclaves, ce sont eux qui ont fait les chemins de fer entre 1859 et 1864. Les esclaves ont construit des tours et des cheminées en pierre. Vous imaginez le travail colossal qu’ils ont dû abattre rien que pour tailler et porter ces pierres !

Il n’y avait pas de machines à l’époque. Aujourd’hui, les Mauriciens doivent se souvenir du travail ingrat qui a été accompli par les esclaves et leurs descendants. Ces derniers ont participé à la réussite de la zone franche, ils ont aussi travaillé comme dockers. Aujourd’hui, ce n’est pas seulement une journée que l’on observe, mais on rend aussi hommage aux descendants d’esclaves qui n’ont peut-être pas pu aller à l’école eux-mêmes, qui ont pris du retard dans la scolarisation de leurs enfants mais qui ont grandement aidé à l’avancement du pays.

Certes, avec le niveau de vie qui grimpe, l’accès gratuit à l’éducation, les séquelles de l’esclavagisme vont bientôt s’estomper. Nous aurons des descendants d’esclaves de plus en plus éduqués et qui gagnent bien leur vie. Cela ne veut pas dire que nous devons oublier l’histoire. Cette partie de l’histoire sera toujours là, même si les séquelles disparaissent.

Notre système éducatif doit-il mettre un peu plus l’accent sur cette partie de l’histoire ?
Il faut revoir le cursus scolaire. Qui ne connaît pas l’histoire ne sait pas où il va. Il ne faut pas avoir honte de ses origines et de son histoire. À Maurice, nous devons revoir la perception quand on parle d’esclavage et cela même chez ceux dont les ancêtres étaient esclaves. En enseignant cette partie de l’histoire de façon profonde aux élèves, on redonnera aux esclaves leurs lettres de noblesse. On cassera par la même occasion les préjugés qui existent autour d’eux. La Commission justice et vérité a dénoncé cet aspect, mais il reste encore à faire. Ainsi, nous irons vers une société de plus en plus méritocratique. Il y aura une vraie prise de conscience.

 

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