Dans son Afrique du Sud natale, Lindsey Collen, un des animateurs de Ledikasyion Pu Travayer, se souvient avoir traduit de l’anglais au kswana. Et l’inverse. Elle avait alors cinq ans. À Maurice, la voilà rattrapée par cet exercice de conversion d’une langue à l’autre. Rencontre.
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Les presses de LPT viennent de publier Laport La, une collection de poèmes traduits ou remis en ses propres mots par Lindsey Collen. Le résultat est étonnant, donnant à découvrir la riche palette des tonalités du kreol.
Que vous fallait-il pour traduire des poèmes de Bertold Brecht, de Karl Schwitters ou de Khalil Gibran ?
Il me fallait connaître leurs univers, le sens des poèmes à traduire. Mais il faut préciser que, très jeune, en Afrique du Sud, j’avais acquis une certaine expérience de la traduction informelle. Dans la localité où j’habitais, j’étais la seule à parler trois langues, l’anglais, l’afrikaner et le kswana, correspondant à trois communautés linguistiques.
Il arrivait que ma mère me demande de traduire l’une de ces langues, lorsqu’un membre d’une des communautés avait à parler à un membre d’une autre communauté. Moi, je réfléchissais, puis je traduisais l’idée. Lorsque ma famille est partie vivre ailleurs, j’ai appris le xhosa, la langue de Nelson Mandela. Lorsqu’on est jeune, il est plus facile d’assimiler plusieurs langues. À Maurice, j’ai appris le kreol grâce à mon engagement syndical, politique et durant les causeries avec les femmes, et les porte-à-porte avec Ram Seegobin. Cette diversité de rencontres m’a été bénéfique pour ces traductions en kreol, car il ne suffisait pas de comprendre l’anglais.
À quelle forme de traduction vous êtes-vous rapprochée ?
Il y a la forme où on reste fidèle aux mots, à la structure, et celle où on s’attache à l’idée, que l’on adapte dans une autre langue. Dans la traduction d’un poème de William Blake en kreol, Tig la, Tig la, tant dans le rythme que dans le contenu, le thème renvoie à l’enfance. Pour ce poème, j’ai eu la collaboration d’Ally Hossenbokus, avec lequel j’ai discuté beaucoup pour que la finalité du poème soit accessible.
Avec quel auteur avez-vous ressenti le plus d’affinités ?
Bertold Brecht. Dans l’un de ses poèmes, traduit sous le titre Travayer get Listwar, je me suis servie de son idée, qui a une dimension universelle. Celle des véritables bâtisseurs des édifices historiques, dont l’œuvre est attribuée à un homme d’État ou à un monarque. Un exemple : le pont Colville-Deverell, qui a été construit par des esclaves ou des travailleurs engagés que l’on passe sous silence. Le monde abonde en exemples où la contribution des opprimés, dans leur grande multitude, a été déterminante dans des infrastructures historiques.
Vous n’êtes pas véritablement une poétesse. En quoi cette démarche vous est-elle parue intéressante ?
Avec la traduction, le poème original trouve une nouvelle vie et élargit son champ. Traduire, d’une manière plus large, c’est donner une nouvelle vie à l’écriture. C’est un cadeau. Depuis des années, j’ai été hantée par ce poème de Brecht. Je voulais tellement le partager avec le plus grand nombre, mais il fallait trouver les mots pour qu’il trouve une résonnance mauricienne. Je voulais aussi casser cette perception selon laquelle la littérature, et en particulier la poésie, serait l’œuvre d’individus très doués en lettres et planant au-dessus de la masse. On oublie que William Shakespeare est issu d’un milieu très modeste et qu’il a été ostracisé durant les représentations de ses pièces.
Votre livre contient aussi des poèmes que vous désignez sous le nom de « enn poem dekuver ». Que signifie ce terme ?
Ce sont des poèmes mis en forme à partir de causeries, de réflexions, de discussions. J’ai un peu cassé les codes de la poésie en ce faisant. Le titre Grup Literesi Fam Zedi Vizyonn Guernica en est une illustration, où je rends compte des émotions ressenties par ces femmes à la vue de cette fresque de Pablo Picasso. Ma démarche ressemble à du reportage. J’ai observé et noté les réactions pour, ensuite, les mettre sous la forme d’un poème. Lorsque j’ai présenté le poème aux membres du groupe, ils étaient les premiers étonnés lorsqu’ils ont pris connaissance de leurs réactions.
Umar Timol raconte qu’il est tombé sur l’un de vos livres à San Francisco, aux États-Unis. Cela rapporte-t-il ?
Ça, c’est la démarche de mes éditeurs et de mon agent littéraire en Angleterre. Ce sont trois grands noms de l’édition, ce qui fait qu’il existe des versions allemande, danoise, hollandaise et même turque de mes livres. Je n’ai pas écrit pour être payée, mais je suis bien contente de recevoir un peu d’argent.
Est-ce que c’est une belle somme ?
Ce n’est pas mal.
Livre - Ledikasyon Pu Travayer : 40 ans en poèmes
Il y a quarante ans, Ledikasyon Pu Travayer (LPT) se lançait dans les publications en kreol à l’intention des Mauriciens souhaitant utiliser cette langue comme moyen d’instruction (literacy). Un véritable pavé dans la mare de la pédagogie, où dominait sans égal le français, considéré comme langue du savoir et de la culture.
À l’époque, expliquent les membres de LPT, l’assemblage des pages se faisait à la main, avant de faire le tour des imprimeries pour l’impression. Ce n’est qu’en 1981 que le LPT a pu faire l’acquisition de sa propre presse. Depuis et régulièrement, sont sortis sous presses a Grand-Rivière-Nord-Ouest (GRNO), siège de LPT, des ouvrages en tous genres, avec un accent particulier sur le kreol et le bhoj-puri, les deux seules langues ancestrales de la majorité des Mauriciens.
C’est à travers la poésie que LPT veut commencer à célébrer ses quarante ans d’existence, par un recueil intitulé Laport La, de Lindsey Collen. Pourquoi ce choix ? Tout simplement parce que la poésie, selon LPT, est la découverte du monde autour de nous, à travers des mots qui expriment les émotions et le ressenti.
« C’est une nourriture pour les sentiments et l’esprit, et qui contribue à l’enrichissement. A ce titre, le poème Lemorn, qui donne son nom à l’ouvrage, a une dimension épique, à cause de l’histoire du lieu, ses drames humains, sa participation à l’édification de l’histoire de Maurice. »
Pour LPT, la poésie n’est pas que cet exercice mental s’exerçant sur la feuille blanche, elle renvoie à une prise de conscience des réalités d’une société divisée en classes sociales. Dès lors, la poésie devient un instrument de critique sociale, tendant vers la remise en cause d’une société inégalitaire.
Ce recueil, lancé le 16 février au siège de LPT, est composé de cinq poèmes en kreol découverts par Lindsey Collen durant les cours à Beau-Songes, à GRNO et à Mahébourg. Il s’agit d’une part, de quelques poèmes de Bertolt Brecht traduits en kreol, et d’autre part, d’autres qu’elle a elle-même écrits.
Il faut saluer la contribution du photographe Jeannot Couacaud, compagnon de route de LPT, dont l’une des photos – celle d’une porte - sert d’illustration à la couverture de l’ouvrage.
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